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  • Jean Fouquet, le Temple de Salomon et les Anciens Devoirs

     

    Lorsqu'il dit passé, l'homme moderne pense immédiatement histoire, et toute la difficulté où nous sommes à présent est bien là, car il n'en fut pas toujours ainsi, loin s'en faut.

    Pendant de longs siècles, disons des millénaires, les hommes ont eu du temps passé une conception et une perception singulièrement différente de celles qui prévalent de nos jours. Pour ne nous en tenir qu'aux civilisations qui nous sont les plus proches, et qui ont exercé sur nous l'influence la plus directe, de l'Egypte antique à la fin du Moyen Age occidental, en passant par l'Orient ancien, de Jérusalem à Babylone, et sans oublier naturellement Rome et la Grèce, des générations innombrables se sont succédé, sans posséder le moins du monde ce que l'on nomme, depuis le milieu du XIXème siècle, la conscience historique. Or le fait, qui appartient à l'histoire intellectuelle de l'Humanité, est suffisamment important que nous nous y arrêtions un instant.

    Quand nous nous penchons sur la vie et les chroniques d'un peuple ancien, nous aimons à connaître par le détail, ce qu'étaient les mœurs quotidiennes des hommes et des femmes qui le composaient, comment ils s'habillaient, où ils habitaient, quelle langue ils parlaient, quels étaient leurs Dieux, à quoi ressemblait leur art, et il nous semble tout naturel de découvrir, sur tous ces points, des usages et des vues fort éloignés des nôtres et qui font, du reste, pour nous, le charme des reconstitutions historiques. De même, si nous sommes en présence d'un tableau d'une grand maître de la peinture, ou d'une statue née du génie et des mains d'un des plus illustres parmi les sculpteurs, à la beauté formelle de l'œuvre s'ajoute pour nous l'émotion réelle que suscite la proximité d'une chose ancienne, authentique, comme disent tout à la fois les notaires et les négociants. Nous comprenons en effet, nous sommes en tout cas profondément pénétrés par cette idée simple, que les hommes des temps anciens ne sentaient pas, ne voyaient pas, ne pensaient pas comme nous le faisons nous-mêmes. Tout cela définit la conscience historique. Or jusqu'à une époque récente de notre histoire, les hommes en étaient presque complètement dépourvus. Toute la question est, au demeurant, de savoir si en l'acquérant ils ont accompli un progrès, ou au contraire perdu une faculté : pour ma part, je ne me hasarderai pas à y répondre trop vite.

    Temple de Jérusalem

    Toujours est-il que lorsque Jean Fouquet (c.1415-c. 1481), par exemple, le célèbre peintre de tant de chefs-d'œuvre du XVème siècle, peint vignette illustrant un exemplaire des Antiquités judaïquesde Flavius Josèphe,  conservé aujourd'hui à la Bibliothèque Nationale de France, et qui représente un monument fameux, puisqu'il s'agit du Temple de Salomon à Jérusalem, il nous le montre sous l'aspect d'une splendide et imposante cathédrale du gothique flamboyant, très exactement dans le genre de Saint-Nicolas-du-Port ou de Notre-Dame de Cléry !

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    Saint-Nicolas du Port (XVème-XVIème s.)

    Autour d'elle s'affairent les ouvriers du Temple, vêtus comme les bâtisseurs de Notre-Dame, et le chantier est inspecté par quelque Salomon ou bien quelque Hiram portant les atours de Charles VII ou de son Trésorier, Etienne Chevalier, dont Fouquet était un familier. Nous pourrions aujourd'hui, nourris des savants travaux de l'archéologie moderne, en sourire, mais ce serait légèrement et à grand tort. Fouquet - et avec lui tous ceux qui administrèrent à juste titre son œuvre - était profondément convaincu, et sans doute légitimement fier, d'avoir rendu avec fidélité, d'une manière vraie et authentique, le chantier du Temple tel que la Bible le décrit, dans ses moindres détails. Pour lui, comme pour tous les hommes de son temps, l'essentiel - au sens le plus éminent de ce mot - était de saisir et de rendre sensible la réalité de ce Temple, à la fois immatériel et cependant bien tangible, et toujours présent à nous puisqu'intemporel, car en ce temps-là, dirais-je, le temps ne comptait pas.

    L'imago templi est éternelle, c'est celle d'un monument édifié à la Gloire du Très Haut, illuminé de sa Présence dans le Saint des Saints, et s'agissant du Temple de Jérusalem, l'un des plus majestueux édifices sacrés de tous les temps. Or, la cathédrale chrétienne, avec ses flèches triomphantes montant vers le ciel, tandis que sur l'Autel rayonnait l'ostensoir de la Présence Réelle, était, aux yeux de ces hommes de foi, la parfaite réplique, l'image exacte du premier Temple, au point que nul ne pouvait même songer que leur apparence pût être différente. Oui, le Temple de Salomon, pour Jean Fouquet et tous ses contemporains, est une cathédrale gothique, et il n'existe entre les deux édifices, aucune différence substantielle, aucune en tout cas qui soit digne d'être mentionnée, et plus encore d'être représentée.

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    Le Temple de Salomon selon Jean Fouquet

    (aspect supposé au Xème siècle avt J.-C. !)

    Les Anciens Devoirs

    Or, le XVème siècle est un siècle qui nous intéresse à un autre titre. C'est celui, on le sait, des plus anciens textes de la tradition maçonnique, des premières versions des Anciens Devoirs, du Ms Regius de 1390 environ, et du Cooke, vers 1420 probablement. Ces textes fondateurs comportent à la fois des prescriptions de caractère professionnel, et surtout une histoire du Métier, que nous dirions volontiers légendaire, fabuleuse ou mythique, dont lecture était donnée aux ouvriers qui recevaient les rudiments de l'art de bâtir.

    On y contait comment la Géométrie, inventée par un fils de Lamech, avait été préservée du Déluge, et retrouvée par Hermès devenu le petit-fils de Noé, puis avait traversé l'âge des Patriarches, jusqu'au Temple de Salomon, dont l'architecte avait ensuite gagné la France pour enseigner son art à Charles Martel, soit seize siècles après la Dédicace du Temple !

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    Ms Regius, c.1390

     

    Cependant pour l'ouvrier qui écoutait ce récit, étrange pour nous, l'histoire du Métier, du Déluge au chantier de Bourges, d'Amiens ou de Beauvais, était entendue et comprise comme la scène imaginée par Jean Fouquet. Cette histoire, pour lui, n'était pas de l'histoire, c'était une actualité, et après l'avoir écoutée, il pouvait retourner à son labeur sur le chantier pour y poursuivre sa tâche, comme ses collègues du Temple de Salomon – un an, un siècle ou un millénaire plus tôt, quelle importance ? -, pour y faire le même travail, avec les mêmes outils, ce qui lui paraissait bien naturel, puisqu'ils édifiaient justement la même œuvre.

    Cette perspective que récuse l'esprit moderne, celui des Lumières au premier chef, dont on dit parfois encore - par erreur - que la franc-maçonnerie est exclusivement issue, comme celui du positivisme sommaire de l'affligeant XIXème siècle, et celui encore, le plus souvent désorienté, des sociétés occidentales contemporaines, cette perspective que nous croyons naïve parce qu'elle ignore superbement les règles de l'histoire fustélienne, fondée sur la critique des documents et des sources, ne mérite pourtant pas notre injuste condescendance. Il faut tout simplement comprendre que ce n'est pas une perspective historique, mais une vision traditionnelle du monde.

     

  • Les "Mystères" de la Rose-Croix (1)

        Mon propos n’est évidemment pas ici de reprendre en détail cette histoire elle-même ! Il y a pour cela d’excellents instruments de travail et de bonnes références textuelles – sachant qu’en ce domaine, malheureusement, règnent trop souvent encore la fantaisie la plus débridée, quand ce n’est pas le délire et la confusion les plus inquiétantes ! Tout membre d’un Ordre rosicrucien digne de ce nom doit, je crois, posséder une connaissance au moins approximative de ces sources sérieuses. Cela tient du reste, pour se limiter à la littérature en langue française, en trois ou quatre ouvrages de base [1] qu’il me semble indispensable de lire et de travailler.

    1.  Pourquoi a-t-on créé la Rose-Croix ?
     Cette question préjudicielle n’a en fait jamais reçu de réponse satisfaisante. On peut simplement tenter d’approcher la vérité en s’interrogeant sur le milieu intellectuel des fondateurs (le « Cénacle de Tübingen ») et en les situant dans leur environnement philosophique, politique et religieux.
     Les éléments de jugement tiennent en quelques constats :

    1.  Rose-Croix a été « inventée » par un groupe informel de jeunes théologiens luthériens qui, près d’un siècle après l’avènement de la Réforme, en Allemagne principalement, constataient avec tristesse que ce mouvement religieux, initialement conçu comme annonciateur d’une libération chrétienne, avait en peu d’années généré une nouvelle orthodoxie  – le « luthéranisme », fondé sur le socle devenu intouchable de la Formule de Concorde adoptée en 1577 –, le tout sur fond de mise au pas politique en vertu du principe « cujus regio, ejus religio » (« tel roi, telle religion » [i.e. catholique ou strictement luthérienne selon le choix du Prince]), principe consacré par la Paix d’Augsbourg dès 1555. C’est donc avant tout en raison des risques politiques et religieux impliqués par ce contexte que nos auteurs choisirent l’allégorie pour s’exprimer et l’anonymat pour se protéger;
    2.  Pendant le siècle qui venait de s’écouler (le XVIème), deux courants avaient marqué et infléchi la réflexion de certains cercles chrétiens en Europe : a) l’humanisme érasmien – Erasme (1469-1536), l’un des contributeurs involontaires de la Réforme, avait en tout cas imposé l’étude des textes « authentiques » et le retour critique aux sources comme l’une des voies inévitables d’un nécessaire renouvellement religieux ; b) la découverte par des érudits – eux-mêmes souvent liés à l’humanisme renaissant, comme Johannes Reuchlin (1455-1522), véritablement emblématique à cet égard – de la kabbale juive, puis son adaptation au cas du christianisme pour approfondir la compréhension de ce dernier (la kabbale chrétienne) ;
    3. La vogue considérable dont jouissait alors une certaine vision du monde, ou plus précisément une philosophie de la nature, prenant ses racines dans le mouvement hermétiste néo-alexandrin né à Florence vers 1460 avec la redécouverte et la traduction du Corpus Hermeticum par Marsile Ficin (1433-1499), mais ayant pris corps et consistance dans l’œuvre séminale de Paracelse (1493-1541), à la fois philosophique, mystique, médicale et alchimique ; c’est par le biais de tous ces hommes que naquit une nouvelle synthèse, encore confuse et indistincte dans ses contours, ce que F. Yates nommera « le courant hermético-kabbalistique » [2] : une clé de décryptage du monde qui ouvrait des perspectives insoupçonnées et, à son tour, n’était évidemment pas sans implication religieuse.Rose de Luther.jpg

    Or, venant au terme de 150 ans de spéculations diverses et souvent désordonnées dans ces domaines, la Rose-Croix, à travers ses manifestes fondateurs (Fama Fraternitatis, 1614 ; Confessio, 1615 ; Noces chymiques de Christian Rosenkreuz, 1616), évoque sans effort toutes les influences et tous les débats qu’on vient de mentionner et elle tente de les conjuguer :

    1.  Ils font clairement référence à la situation religieuse de leur temps, aux déceptions issues de la Réforme luthérienne, à la nécessité d’une « nouvelle Réformation », autant intellectuelle que spirituelle et religieuse - rappelons en outre que le "Rose de Luther" associe déjà cette fleur à la croix ;
    2. Ils font une place de choix à Paracelse, à sa philosophie de la nature et, d’une manière générale, à la tradition hermétique et à l’alchimie exclusivement envisagée sous son angle spirituel;
    3. Ils évoquent également John Dee (1527-1608), avec une mention explicite de la Monade hiéroplyphique (publiée en 1564) dans les Noces chymiques, et cette nouvelle référence n’est pas indifférente
    4. Ils expriment, sous la forme d’un mythe générateur (la vie de Christian Rosenkreuz, sa mort et la découverte miraculeuse de son tombeau, dont dérive la création de l’Ordre), l’espoir de susciter un mouvement qui pourrait conduire à la réformation précédemment évoquée ;
    5.  Ils privilégient enfin la « discipline de l’arcane, en tout cas l’anonymat (les Rose-Croix sont en ce sens « invisibles » - je n’ose dire « Inconnus »).

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     Il reste que, comme cela a été désormais clairement établi, les auteurs des manifestes n’ont jamais constitué de véritable Société ou Ordre de Rose-Croix au sens propre de ces termes. Ils n’ont pas non plus laissé d‘autres instructions ni d’autres messages que ceux contenus dans les manifestes rendus publics et, naturellement, n’ont jamais connu le moindre rituel dans leurs rencontres intimes et leurs échanges informels. Au reste, si Johann Valentin Andreae (1586-1654) publie, en 1619, une utopie intitulée Christianopolis, en lien direct avec la fabulation Rose-Croix et que l’on pourrait considérer comme un « quatrième manifeste », après 1620 on n’entendit plus jamais parler du groupe. Seul Andreae reconnaitra, très tard, sa paternité effective à l’égard des Noces chymiques, mais en  qualifiant cet ouvrage de ludubrium (c’est-à-dire une plaisanterie, un canular, on n’ose dire une « farce »…).

    Finalement, les premiers Rose-Croix avaient posé un problème, jeté une bouteille à la mer sous la forme d’un appel (c’est le sens du mot latin « Fama ») un peu désespéré, mais ils s’abstinrent d’aller plus loin et notamment de répondre aux multiples réactions que suscitèrent leur initiative – ce qu’ils étaient sans doute bien loin d’avoir envisagé !

    A la fin de leurs vies respectives, occupés à d’autres tâches – mais Andreae écrira plusieurs versions d’une utopie d’inspiration rosicrucienne, Christianoplis –, ils durent penser que tout cela n’avait servi  à rien.  Du reste, comme une cinglante réplique de l’histoire, entre 1618 et 1648 devait se dérouler la Guerre de Trente ans qui éleva notamment l’opposition entre Protestants et Catholiques au rang d’un conflit européen. Les « Chefs de l’Europe » n’avaient manifestement rien entendu…

     Vient alors assez naturellement la question suivante :

    2. Sur quelles bases la tradition rosicrucienne se constitua-t-elle, malgré l’effacement et la disparition de ses premiers concepteurs, et comment fut-elle malgré tout transmise pendant le siècle suivant ?

    La publication des trois manifestes aurait n’être qu’un feu de paille, sans lendemain, une mystification littéraire comme il y en eut tant. Or, entre 1614 et 1620, on compte plus de 200 réponses publiées en Europe, émanant parfois d’intellectuels de premier plan (comme Robert Fludd ou Michael Maïer) et, jusqu’au cœur du XVIIIème siècle, on dénombre près de 1000 publications relatives  la Rose-Croix : bien plus qu’un phénomène littéraire, c’est un fait de société, un moment dans l’histoire des idées en Europe. Une fascination sans précédent s’est emparée d’une partie significative des milieux intellectuels européens pendant plus d’un siècle. La Rose-Croix en est ressortie toujours vivante mais profondément changée, en tout cas diversifiée. C’est de cette « deuxième » Rose-Croix que nous avons principalement hérité, il faut insister sur ce point.

    Il faut en effet distinguer la Rose-Croix originelle – celle des manifestes – de ce que l’on peut appeler la « tradition rosicrucienne », laquelle s’est élaborée et enrichie pendant plusieurs décennies, sans ordre ni méthode, grâce aux apports désordonnés et parfois contradictoires d’auteurs qui, pour la plupart ne se connaissaient pas, ignoraient même le plus souvent ce qui avait déjà été publié, et s’intéressaient à des aspects très divers de la « révélation » initiale. Certains se demandaient encore ce qu’elle avait pu dissimuler, croyant sincèrement en l’existence des mystérieux Rose-Croix ; d’autres se présentaient, plus roublards, comme missionnés par ces derniers ; d’autres enfin saisissaient ce prétexte et l’intérêt de curiosité suscité par le mystère rosicrucien, pour attirer l’attention sur leurs œuvres et se faire connaitre, sinon entendre.

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    Johann Valentin Andreae

    C’est ainsi que peu à peu, s’éloignant à plus d’un titre du projet initial – pour autant qu’il ait été clairement formulé par ses auteurs –, le rosicrucianisme est devenu l’un des principaux courants de ce qu’il est convenu de nommer l’ésotérisme occidental. Rappelons brièvement les autres, par ordre d’apparition : l’hermétisme néo-alexandrin (milieu XVème), la kabbale chrétienne (fin XVème), le paracelsisme (début XVIème). [3] En dehors de la Rose-Croix elle-même, il ne reste, pour compléter le paysage, que la théosophie chrétienne incarnée Jacob Boehme – lequel est exactement contemporain des manifestes mais n’y fait aucune allusion, même s’il est probable qu’il en ait entendu parler.

    On voit que dans l’histoire de ces courants, la Rose-Croix tient une place à part : elle ferme la marche, si l’on peut dire et elle emprunte à chacun de ceux qui l’ont précédée. Elle y ajoute une dimension qu’ils n’avaient pas : à savoir, l’idée d’une fraternité secrète chargée de conserver et de transmettre ces enseignements. Le rosicrucianisme en est ainsi venu à se présenter, dans le courant du XVIIème siècle, sans avoir alors jamais existé réellement en tant qu’institution, comme le modèle de la société secrète, de l’Ecole des mystères dans l’Europe moderne. Il lui manquait une seule caractéristique pour l’achever ou le parfaire : la notion d’initiation – parfaitement absente des manifestes, bien que l’idée d’une expérience de la transmutation y soit présente, comme l’un des invariants majeurs des courants ésotériques. [4] Il est probable que le modèle maçonnique, développé en Grande-Bretagne dans la deuxième moitié du XVIIème siècle – où l’on retrouve d’ailleurs des propagateurs de la littérature rosicrucienne en Angleterre ou en Ecosse, comme Robert Moray (1608-1673)  ou Elias Ashmole  (1617-1692) – a joué ici un rôle d’entrainement, par capillarité sociale en quelque sorte, pour donner corps à la synthèse finale.

    De simple corpus littéraire qu’il était à l’origine, le rosicrucianisme s’est donc transformé en une voie initiatique par une sorte de parcours inverse de celui de la franc-maçonnerie spéculative : dans ce dernier cas, un rituel opératif, assez simple et de caractère coutumier, aurait précédé l’incursion de préoccupations philosophiques visant à lui donner un sens nouveau et plus riche, tandis que dans le cas de la Rose-Croix, un courant philosophique complexe et vieux de plus d’un siècle s’est finalement inscrit dans une pratique rituelle  nouvellement créée à cet effet !

    Tout  cela s’est opéré en Allemagne – encore ! –  et à un moindre degré en France, au cours du XVIIIème siècle, puis en Angleterre sur une échelle bien plus impressionnante au cours du siècle suivant. Toute la question est ici de juger des relations qui peuvent exister entre ces différentes filières.

    3. Quels enseignements tirer de la généalogie des premières Sociétés de Rose-Croix ?

    Une remarque préliminaire s’impose ici. Dans la première moitié du XVIIIème siècle, l’expression « Rose-Croix » était devenue une appellation rigoureusement non protégée. Elle servait à désigner  à peu près tout ce qui relevait de l’occulte, du mystérieux, depuis les superstitions populaires, ou presque, jusqu’à la théurgie, en passant par la magie, les arts divinatoires et bien sûr l’alchimie. On n’est donc pas surpris que, vers 1760, venant apparemment d’Allemagne, un grade maçonnique qui fera son entrée en France par l’est du pays (Nancy, Metz), sous le nom de « Rose-Croix », se soit présenté – avec succès – comme le nec plus ultrades connaissances maçonniques. Or, si ce grade est effectivement chrétien dans son contenu comme dans ses décors, il n’emprunte rien, notons-le bien, qui soit spécifique à la tradition rosicrucienne. Rose-Croix voulait simplement dire ici : « très secret, très mystérieux, très vénérable »…

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    Planches tirées des Figures secrètes,

    ouvrage publié à Altona entre 1785 et 1788

     Les cercles rosicruciens proprement dits, en fréquent compagnonnage avec la franc-maçonnerie mais bien distincts d’elle,  se sont structurés en deux temps principaux : c'est en 1710 que parut à Breslau, en Allemagne : La véritable et parfaite préparation de la Pierre Philosophale de la Confrérie de l'ordre de la Rose-Croix d'Or — Die Wahrhafte und Vollkommene Bereitung des Philosophischen Steins, der Brüdeschafft aus dem Orden des Gulden- und Rosen-Creutzer. L'auteur est Sincerus Renatus, pseudonyme du prédicateur silésien Samuel Richter, disciple de Paracelse et de Jacob Boehme. Ce texte est un traité d'alchimie se terminant par La Profession des Rose Croix d'Or qui énumère 52 règles de la Fraternita Aureæ et Roseæ Crucis, ou Fraternité de la Rose Croix d'Or. Mais rien, à cette époque, ne témoigne de l’existence réelle de cet Ordre, pas davantage qu’un siècle auparavant. Cela paraît encore, à l’exemple des manifestes un siècle plus tôt, une sorte de fiction littéraire. En revanche, vers 1757 l’existence de petits groupes organisés est plus assurée, et surtout entre 1777 et 1786 un Ordre véritable va apparaître sous le nom d’Ordre de la Rose-Croix d’Or d’Ancien système. Ses rituels et ses usages, qui nous sont en partie parvenus, méritent d’être étudiés [5] : ce sont, à proprement parler les plus anciens rituels rosicruciens proprement dits. Cette société, qui prospérera surtout en Allemagne et en Europe du nord, compta plusieurs dizaines de cercles et peut-être jusqu’à 1000 adeptes mais  ne vécut pas  au-delà de la 1785. Pourtant, elle laissera une empreinte ineffaçable et notamment deux legs importants pour la suite de la tradition rosicrucienne qui en dérive :

    1. Une échelle de neuf grades :

                                                            I.            Juniores

                                                          II.            Theoretici

                                                         III.            Practici

                                                        IV.            Philosophi

                                                          V.            Minores

                                                        VI.            Majores

                                                      VII.             Adepti Exempti

                                                    VIII.             Magistri

                                                        IX.            Magi.

    2.  Une iconographie somptueuse et déroutante, celle qui orne les magnifiques Geheime Figuren der Rosenkreuzer (Figures secrètes des Rose-Croix), ouvrage publié à Altona entre 1785 et 1788 et qui apparait comme une création typique de l’Ordre finissant.

    Mesurons ici le chemin parcouru : au moment de se structurer avec un rituel, des symboles et des enseignements transmis institutionnellement dans le cadre d’un ordre hiérarchisé, la Rose-Croix avait en quelque sorte amalgamé tout ce qui avait trait à l’hermétisme et la kabbale, en adoptant la révélation chrétienne comme fil conducteur, sous la métaphore du Grand Œuvre, tout  comme celle de la remontée de l’Arbre séphirotique, thème à peine esquissé mais déjà présent chez les Rose-Croix d’Or. Cependant, elle avait assez largement laissé de côté les spéculations d’origine relatives à la « nouvelle Réformation ». Quant à Christian Rosenkreuz et à sa légende, ils paraissaient très oubliés.

    Le rosicrucianisme « moderne » est donc finalement né en Angleterre au milieu du XIXème siècle avec la Societas Rosicruciana in Anglia (SRIA), définitivement établie en 1867 et qui a vu défiler à sa tête, depuis 150 ans, les plus grands noms des études maçonniques et ésotériques en Grande-Bretagne.

    Ce n’était toutefois que le début d’une nouvelle histoire qui s’est prolongée jusqu’à nos jours, parfois pour le meilleur (ou presque) et trop souvent pour le pire…   (à suivre)   Les "Mystères" de la Rose-Croix (2)



    [1] Citons avant tout : R. Edighoffer, Les Rose-Croix, Que Sais-je ?, 1982 ; J.M. Vivenza, B.A.-BA de la Rose-Croix, 2005 ; et, plus étoffé : P. Arnold, Histoire des Rose-Croix, 1990 ; sans oublier, dans une perspective particulière (et du reste en partie contestée depuis, mais toujours stimulante) : F. Yates, La lumière des Rose-Croix, 1972. Des ouvrages assez prisés dans les milieux maçonniques sur ce sujet, comme ceux de J.-P. Bayard ou S. Hutin par exemple – pour ne pas parler de certaines publications de trop nombreux Ordres rosicruciens contemporains –  sont en revanche à éviter car trop remplis d’inepties, au milieu de quelques généralités assez exactes, naturellement…

    [2] F. Yates, La philosophie occulte à l’époque élisabéthaine, Paris, 1987.

    [3] Cf. A. Faivre, « Sources des courants ésotériques modernes », in Accès de l’ésotérisme occidental, Paris, 1996 (2 vol.), t. I, 50-137.

    [4] Sur ces invariants : A. Faivre, « Réflexions sur la notion d’ésotérisme », ibid., 15-47.

    [5] B. Beyer, Das Lehrsystem des Ordens der Golg- und Rosenkreuzer, Leipzig, 1925, rep. 1978, 1987.

  • Le Vénérable devient Couvreur ?

     

    C’est un « droit » que nombre de Vénérables « descendant de charge »[1] réclament avec une ostentation touchante dans la plupart des obédiences : ils occuperont l’année suivante la charge de Couvreur, c’est-à-dire celle qui est réputée la plus humble de la loge. Et du reste, s’ils venaient à l’oublier, on leur rappellerait aussitôt que ce droit est en fait un devoir….

    Les commentaires et les explications « symboliques » ne manquent pas à ce sujet et donnent volontiers lieu à des gloses un peu laborieuses mais sincères. Ainsi, on entend fréquemment dire que ce passage « de l’Orient à l’Occident »  – qui était le trajet du monde des vivants à celui des morts dans l’Egypte pharaonique ! – traduit la quête incessamment recommencée du franc-maçon qui reprend son travail à la base, dans une permanente remise en cause de lui-même. L’idée est belle, mais ce n’est malheureusement qu’un habillage récent. La raison fondamentale de cette coutume introduite, elle aussi, dans la pratique des loges françaises au cours du XXème siècle, est de rappeler qu’aucun pouvoir ne saurait s’exercer durablement en franc-maçonnerie, car aucun maçon n’est supérieur à un autre et que, pour qu’il s’en souvienne, après avoir été le « Maître » pendant un temps, le Vénérable doit redevenir le dernier des Officiers – c'est donc bien plus qu’une leçon, c’est presque une punition, en tout cas une petite brimade vaguement humiliante infligée à l’ancien chef – lequel doit la recevoir avec reconnaissance – et qui adresse aussi un message anticipé à son successeur.

    Car c’est bien dans ce contexte et cet esprit que la «promotion-sanction » appliquée au Vénérable « descendant » – et, du coup, proprement « dégradé » – a été établie. Par une interprétation extensive de l’esprit égalitaire, en l’occurrence plus précisément égalitariste, on laisse clairement entendre que toute dignité est non seulement illusoire – ce qui est vrai – mais potentiellement nuisible, voire dangereuse, et qu’il convient de tout mettre en œuvre pour la contenir, voire pour la vider de tout son sens et en tout cas de tout son lustre : la Roche tarpéienne doit rester près du Capitole…

    Nombre de maçons de bonne foi auront de la peine à admettre ce point de vue et surtout à croire qu’il a réellement fondé la « tradition » qui veut qu’un Vénérable devienne un Couvreur lorsqu’il a achevé son mandat. Il n’y a pourtant pas le moindre doute à ce sujet. Pendant très longtemps, en France comme partout ailleurs, ladite tradition fut parfaitement inconnue – et de nos jours encore il en est ainsi dans la plus grande partie du monde maçonnique international !Inner guard.gif

    Reprenons donc le fil de cette histoire.

    Lorsque la fonction de Vénérable Maître (Master of the Lodge) fut créée en Angleterre, au début du XVIIIème siècle, elle était d’abord conférée pour six mois. Puis la rotation devint annuelle la plupart du temps. En France, et notamment à Paris, une conception comparable à celle des charges d’Ancien Régime fit souvent tenir la fonction à vie par des Vénérables « propriétaires » de leur patente de loge !

    Dans tous les cas, le Vénérable ayant quitté sa fonction devient, en Grande-Bretagne, ce qu’on nomme un Passé-Maitre (aujourd’hui, en Angleterre, le Passé-Maître Immédiat – PMI – est le plus récent des anciens Vénérables) et, en France, l’Ex-Maître. Partout et toujours, ce fut un dignitaire siégeant à l’Orient – à droite du Vénérable Maître en France, à sa gauche en Angleterre – où sa fonction essentielle est de conseiller, voire de reprendre discrètement le Vénérable qui lui succède, pour lui permettre d’assumer au mieux sa charge. Depuis le début du XIXème, en Grande-Bretagne, le Passé-Maître porte à vie, et en toutes circonstances, un tablier spécifique – orné de trois « taus » – et un bijou particulier – une équerre contenant la démonstration du théorème de Pythagore, ou 47ème proposition d’Euclide. Le caractère indélébile de cette distinction, dans la tradition britannique, tient notamment au fait que le Vénérable Maître a reçu un enseignement propre à la chaire de Maître, lors d’une cérémonie dite « secrète » d’installation. En France, au XVIIIème siècle, cette procédure était inconnue mais certains grades étaient considérés comme réservés aux Vénérables Maîtres de loge, ce qui était une autre manière de marquer sa dignité spéciale.

    Il ne serait donc jamais venu à l’esprit de quiconque en France jusque tard dans le XIXème siècle, et de nos jours encore en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis par exemple, de faire d’un ancien Vénérable un Couvreur !

    Il existe une logique symbolique à la progression d’un Frère parmi les fonctions et les grades. Nul ne songerait à dire que le titulaire des plus hauts grades d’un Rite doit périodiquement redevenir un Apprenti. Qu’il sache, au fond de lui-même, que tous les grades « acquis » ne le sont que virtuellement est une chose – c'est même une chose très importante, cela va de soit –, mais jouer au chamboule-tout avec eux en serait une autre, qui n’aurait aucun sens.

    LNF.jpgAu sein de la Loge Nationale Française (LNF), à laquelle j'appartiens, le Vénérable Maître ne devient jamais le Couvreur de la loge. Il a d’autres missions à assumer, d’autres tâches à accomplir. Il le fait avec simplicité, sincérité et application, parce qu’elles correspondent à d’autres étapes de sa propre vie maçonnique, mais il le fait aussi par exemplarité, parce que ces étapes tracent également, aux yeux des plus jeunes, le chemin qu’ils auront eux-mêmes  à parcourir.



    [1]Encore une expression maçonnique courante qui relève d’un français approximatif et qu’on s’efforcera d’éviter. On peut plus justement parler d’un Vénérable « quittant sa chaire, ou sa fonction ».