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Rites - Page 2

  • Hiram et ses Frères (4)

    Voici le dernier volet dont les épisodes précédents sont consultables ici: 1, 2, 3

     

    Une transition majeure ?

    Je voudrais pour finir, proposer quelques remarques plus générales.

    Lorsqu’en 1691, un pasteur écossais, Robert Kirk définit la maçonnerie, il écrit simplement :

    « C’est une sorte de tradition rabbinique en forme de commentaire sur Jackin et Boaz, le nom des colonnes du temple de Salomon ».

    La Maçonnerie est alors simple – ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas riche – et semble structurée par les deux colonnes du Temple de Salomon. C’est une Maçonnerie sans légende opératoire si l’on me permet cette expression. En ce sens le grade de Maître hiramique a bien introduit une innovation au moins aussi considérable que la formation d’une Grande Loge dès 1717, mais surtout entre 1719 et 1723. On pourrait du reste porter les deux initiatives au crédit des mêmes personnages, entendez des mêmes « savants docteurs » si violemment dénoncés par Briscoe dès 1724.

    Quand on se livre, comme j’ai tenté de le faire ici, à une sorte d’archéologie de la légende d’Hiram, on peut entrevoir sans difficulté qu’elle a été savamment élaborée pour orner une maçonnerie d’un genre nouveau, plus subtil, plus sophistiqué, comme l’on voudra, peut-être aussi plus aristocratique et plus choisi, plus substantiel pour des esprits élevés. Apportant dans les rituels le même raffinement littéraire, biblique et légendaire pour tout dire, qu’avait apporté Anderson lui-même dans la réécriture complète de l’Histoire du Métier à laquelle il s’était livré, pour le compte de la Première Grande Loge, à peine quelques années plus tôt – ou peut-être, précisément, à la même époque et dans un même mouvement.

    Je veux suggérer ici que si l’histoire de la légende d’Hiram n’est pas exactement superposable à l’histoire du grade de Maître, qui la comprend sans s’y inscrire entièrement, cette légende constitue certainement dans l’histoire de la première Maçonnerie spéculative, une transition majeure. À la différence des légendes du Métier, plus ou moins modifiées, d’âge en d’âge, au gré des transmissions, des mémoires plus ou moins fidèles et de l’imagination collective, sans perspective ni plan concerté, toutes choses dont elle a pu s’inspirer nous l’avons vu, la légende d’Hiram traduit en revanche une volonté, et c’est un fait radicalement nouveau. Elle résulte d’une démarche consciente et calculée visant à l’élaboration de contenus renouvelés, au service d’une vision différente de l’institution maçonnique. Elle avait pour objet, en structurant un autre grade, de créer au moins autant une aristocratie maçonnique que de favoriser une maçonnerie aristocratique. Cette légende, qui trahit irrésistiblement un travail d’érudit, fut très probablement, dans son principe même, un instrument politique dans la jeune Grande Loge de Londres.

    Toutefois l’histoire, comme bien souvent, en vint à transcender ses acteurs qui s’en croient trop volontiers les auteurs. La légende d’Hiram, sa mission accomplie, le nouveau grade de Maître mis en œuvre et imposé peu à peu, se mit à vivre de sa vie propre, incontrôlable et imprévisible. Elle créait un concept nouveau, promis à un destin fabuleux, et qui devait se décliner à l’infini dans les hauts grades dont elle fut le modèle fondateur. N’est-il pas clair que les plus anciens de ces hauts grades reposent sur des gloses, parfois laborieuses et pénibles, sur les à-côtés, les antécédents ou les conséquences de la mort d’Hiram?

    On s’est du reste interrogé sur ce qui serait advenu si la légende ne s’était pas conclue, telle que Prichard la rapporte, par un mot perdu, un mot substitué et un architecte tragiquement disparu. On voit en effet sans difficulté la faille de ce schéma : il faudra bien retrouver le mot perdu et remplacer l’architecte, voici de quoi écrire cinq ou six autres légendes et autant de nouveaux grades. Si la maçonnerie se lança aussitôt, et pour plusieurs décennies, dans une prodigieuse et parfois folle entreprise créatrice de grades à la recherche de la Parole perdue, n’est-ce pas simplement parce que les auteurs de la légende fondatrice l’ont construite comme un récit ouvert et inachevé ? Maladresse ou génie ? Nul ne peut répondre.

     

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  • Hiram et ses Frères (1)

    Si l’on choisit d’entrer dans le pays des légendes maçonniques, d’explorer une contrée peuplée d’êtres singuliers, aux aventures peu ordinaires, et d’aller à  la découverte de lieux tous plus étonnants et plus secrets les uns que les autres, alors, à tout seigneur tout honneur : Hiram, à n’en pas douter sera notre première rencontre.

    Légende première en effet, au sens chronologique du terme, mais sans doute aussi légende fondatrice. Avant et après, la maçonnerie spéculative n’est plus tout à fait la même. L’expression même de maçonnerie spéculative, dont l’ambiguïté ne sera jamais suffisamment soulignée, nous rappelle précisément qu’un des nombreux problèmes, sinon à résoudre tout à fait, du moins à éclairer quelque peu, concerne l’ancienneté même de cette légende, et les rapports qu’elle aurait pu entretenir avec un fond légendaire traditionnel, ce que l’on appelle depuis la fin du XIXe siècle un folk-lore, propre aux communautés de bâtisseurs depuis le Moyen Âge.

    Dans le cadre de cet exposé, il n’est évidemment pas question d’épuiser un sujet aussi vaste et dont les contours sont du reste délicats à définir. Je me permettrai de rappeler les travaux que j’y ai consacrés, dans la revue Renaissance Traditionnelle, depuis déjà plus de vingt ans.[1]

    Je souhaiterais aborder ici la question des sources possibles de cette légende et proposer quelques hypothèses vraisemblables quant aux circonstances de sa constitution. Je voudrais aussi dans un second temps examiner en quoi l’introduction de cette légende, dans les premières années du XVIIIe siècle a, d’une certaine manière, profondément modifié la nature même de la jeune institution maçonnique pré-spéculative ou pour mieux dire, proto-spéculative.

    Tels sont en effet les enjeux historiques de l’apparition du grade de Maître entre 1725 et 1730.

    Les antécédents du nom de l’Architecte dans les Anciens Devoirs

    Le premier problème est celui du nom même d’Hiram comme désignant l’architecte dont le drame nous est révélé dans la fameuse divulgation de Samuel Prichard, Masonry Dissected, La Maçonnerie Disséquée, publiée à Londres en 1730. L’importance de la divulgation de Prichard n’est pas seulement de révéler pour la première fois un système en trois grades, culminant avec le grade de Maître – The Master’s Part. Son originalité profonde est bien de proposer la première version connue et cohérente de la légende qui devait désormais constituer le cœur de ce grade.

    La première source à laquelle il convient de puiser est celle des Anciens Devoirs. Dans la première génération de ces textes, celle qui contient le Regius (c. 1390) et le Cooke (c. 1420), il existe bien une histoire traditionnelle du Métier qui, notamment dans le second de ces manuscrits, renferme de nombreuses données bibliques ou patristiques. En aucun endroit cependant on ne mentionne un architecte du Temple de Salomon, et moins encore son nom. Le Ms Cooke contient seulement cette indication :

     « Et lors de l’édification du Temple à l’époque de Salomon,

    il est dit dans la Bible, au 3è livre des Rois chapitre cinq,

    que Salomon avait quatre-vingt mille maçons à l’ouvrage.

    Et le fils du roi de Tyr était le maître maçon. »

    La mention précise du nom de cet artiste n’apparaît que dans la deuxième génération des Anciens

    Devoirs, celle qui s’ouvre avec le Ms Grand Lodge n° 1, daté de 1583. Dans le récit historique qui y figure, on trouve en effet le passage suivant :

    « Et après le décès du Roi David, Salomon qui était le fils du Roi David, acheva le Temple que son père avait commencé.

    Et il fit chercher des Maçons dans diverses contrées, et les assembla, de sorte qu’il eut quatre-vingt mille ouvriers, qui travaillaient la pierre et s’appelaient des Maçons, et il choisit trois mille d’entre eux qui furent désignés pour être les Maîtres et Gouverneurs de ses ouvrages. De plus il y avait un Roi d’un autre royaume qui s’appelait Iram et qui aimait beaucoup le Roi Salomon et lui envoya du bois de charpente pour ses ouvrages. Et il possédait un fils nommé Anyone [quelqu’un] qui était Maître en Géométrie, chef de tous ses Maçons, et Maître des gravures et sculptures et de tous les autres procédés de la Maçonnerie utilisés pour le Temple.

    Et ceci est rapporté dans la Bible au troisième chapitre du quatrième Livre des Rois.2 »

    D’emblée, l’apparition de celui qui est appelé « chef des Maçons » ou « Maître en Géométrie » du Temple pose un problème quant à son identité. Le mot Anyone, qui signifie simplement quelqu’un, ne nous renseigne guère. On doit naturellement s’interroger sur cette appellation pour le moins énigmatique. Sachant que le Ms Grand Lodge n° 1 est probablement la copie d’un texte plus ancien, il se peut simplement que le terme Anyone soit dû au fait que le scripteur n’a pas pu lire correctement le nom qui figurait sur le manuscrit original.

     

    On retrouve en effet, à partir de cette époque, le nom de l’architecte dans plusieurs versions des AnciensDevoirs. Les variantes observées sont assez nombreuses :

    – dans trois textes, de 1600, 1670, 1700, on trouve le terme Amon;

    – dans une série de six textes, de 1670, 1680, 1693, 1700, 1702 et 1750, ce personnage se nomme Aynon ;

    – trois versions, de 1670, 1680, 1690, donnent Aymon;

    – on peut encore en rapprocher le texte de 1600 qui porte A Man;

    – il faut également signaler des cas extrêmement divergents, tels que le texte de 1677 avec Apleo, de 1701 avec Ajuon, ou même celui de 1714 avec Benaim.

    Pour rendre compte de l’origine et de la signification probable de ces termes, deux hypothèses principales ont été soulevées.

    La première, la plus naturelle, propose de voir dans ces différents termes une série de corruptions successives du nom d’Hiram. On pourrait ainsi suggérer la chaîne suivante : Hiram – Iram – Yram – Yrane – Ynane – Ynone – Aynone – Anyone. Selon cette thèse, le Maître des Maçons des Anciens  Devoirs se serait toujours appelé Hiram, comme l’indique la Bible à laquelle ces textes se réfèrent explicitement, mais son nom n’aurait à aucun moment été orthographié correctement de 1583 à 1675 environ

    C’est en effet à partir de cette dernière date que certains manuscrits donnent au personnage le nom qu’il porte dans la Bible. Cette mention n’est présente que dans dix-huit versions postérieures à 1675, et dont beaucoup sont même postérieures à 1723, date à laquelle, nous le reverrons, apparaît l’appellation Hiram Abif.

    L’hypothèse d’un Hiram primitif – et naturellement attendu – puis corrompu et seulement retrouvé à la fin du XVIIe siècle est philologiquement ingénieuse, mais difficilement convaincante, il faut le reconnaître. On ne peut toutefois totalement l’exclure.

     

    La seconde hypothèse, est que ces différents noms ne sont en effet que des corruptions d’un nom qui n’est pas Hiram, mais qui fait cependant référence à un personnage important du Métier. En d’autres termes il faudrait admettre que, bien que le nom de l’homme envoyé par Hiram de Tyr soit effectivement, dans la Bible, Hiram, les Anciens Devoirs lui en auraient, depuis au moins la fin du XVIe siècle, donné un autre, lié cependant aussi à la tradition du Métier.

    On a notamment retenu, comme forme initiale possible, le nom Amon, considérant que les formes

    Aynon, Aymon, s’expliqueraient ainsi très facilement par une minime erreur de graphie de la lettre M. Mais pourquoi ce nom?

    Amon apparaît en effet dans la Bible (Proverbes, 8, 30). Et en hébreu amon (aleph, mem, vav, noun)

    signifie ouvrier, artisan ou artiste, mais aussi architecte, ou encore tuteur, maître d’ouvrage. Dans le texte biblique, la Sagesse se présente ainsi :

    « […] quand II [le Seigneur] traça les fondements de la terre,

    je fus maître d’œuvre à son côté » (version T.O.B)

    Le sens d’artisan, collaborant à l’œuvre, semble le plus classiquement retenu, notamment dans la

    Vulgate, reflétant les conceptions les plus anciennes en ce domaine, et dont proviennent toutes les citations bibliques médiévales, où Saint-Jérôme dit :

    « Quando appendabat fundamenta terrae,

    Cum eo eram, cuncta componens. 

    ce que l’on peut rendre par :

    « Tandis qu’il établissait les fondements de la terre,

    J’étais avec lui, rassemblant toutes choses. »

    Si cette hypothèse concernant Amon est séduisante, elle se heurte cependant à quelques objections : c’est d’abord la forme la moins souvent attestée dans les nombreuses versions des Anciens Devoirs, et surtout elle n’a jamais été connue comme telle dans les bibles occidentales, puisque amon est un nom commun, par conséquent toujours traduit (artisan, architecte, etc.). Il ressort donc de cette analyse que l’hypothèse Amon est avant tout un exercice d’érudition hébraïque qui ne tient pas compte des conditions dans lesquelles les textes des Anciens Devoirs ont été rédigés et transmis.

    Aymon, identique phonétiquement, en anglais, à Amon, peut dès lors être proposé comme forme initiale du nom de l’architecte. Aymon peut à son tour, par une faute identique à celle que l’on vient de mentionner, expliquer la forme Aynon, et très facilement aussi les formes Amon, ou Anon. Nous pouvons donc suggérer, en première approche, que les Anciens Devoirs portent témoignage qu’il existait dans le Métier une tradition conférant au maître d’œuvre du Temple un nom qui pourrait être Aymon. (à suivre)



    [1] Une première version de cet article a été présentée lors du IVème Colloque du Cercle Renaissance Traditionnelle, à Paris, en octobre 2001. L’ensemble de mes travaux sur ce sujet ont été rassemblés dans Hiram et ses Frères – Essai sur les origines du grade de Maître, Véga, 2010.

  • Le grand vide du deuxième grade…

    Un étrange contraste

    Il est un constat assez frappant que l’on peut faire sans posséder une longue expérience maçonnique  – il suffit d’être parvenu au grade de Maître et surtout d’avoir un peu voyagé dans des loges d’un autre Rite, ce que tout franc-maçon soucieux de comprendre devrait impérativement faire dès le début de sa vie maçonnique.[1] Je veux parler de l’étrange asymétrie qui existe entre le premier et le troisième grades d’une part, et le deuxième d’autre part.

    Il est en effet assez facile d’observer que, quel que soit le Rite de la loge, l’initiation au grade d’Apprenti répond à un schéma assez constant : introduit les yeux bandés, on fait faire au candidat trois tours de la loge – avec des épreuves plus ou moins sophistiquées, parfois réduites à presque rien (Émulation), parfois plus compliquées (comme au RER, au REAA ou même au Rite Français dans ses formes les plus « traditionnelles » – puis on lui « donne la Lumière » et, bien sûr, la cérémonie comprend la prestation d’un serment, la « prise d’Obligation ».

    De même, la cérémonie d’élévation au troisième grade est pratiquement la même partout : elle se résume à la légende d‘Hiram que le candidat est conduit à revivre pour « donner naissance » à un nouveau Maître.

    C’est avec le deuxième grade que le voyage à travers les Rites devient une expérience exotique : ce n’est jamais la même chose. Petit inventaire…

    Au REAA, il doit accomplir cinq voyages au cours desquels on lui montre les fameux « cartouches », des panneaux sur lesquels sont écrits des séries de cinq mots désignant, successivement, des arts libéraux, des ordres d’architecture, des sens, des « grands initiés ». Du reste la liste de ces derniers connait d’innombrables variations qui reflètent bien plus l’esprit et les modes d’une époque que le legs d’une tradition immémoriale. Chemin faisant, le candidat été chargé d’un série d’outils avec lesquels il déambule. Là encore, les couples d’outils dont on le munit – on lui en donne généralement deux à la fois –, leur séquence, sont très variables d’une génération de rituel et d’une obédience à l‘autre – en fonction des fantaisies de la « Commission des rituels ». Le dernier voyage s’accomplit classiquement les mains vides et s’achève par une retentissante exclamation « Gloire au travail ! ».

     

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    L’archétype du Compagnon

     

    Au Rite Français, c’est parfois la même chose, ou presque, qu’au REAA, mais il y a bien d’autres variantes intéressantes : par exemple   la construction plus ou moins fictive d’un mur, ou le tracé d’une étoile à cinq branches. Ou encore la variante dite « Vilmorin », où tout repose sur le blé qui germe et annonce une moisson future…

    Au RER, la scène change entièrement. Le Candidat est cette fois invité à accomplir cinq voyages…mais on le dispensera des deux derniers. Au cours de ses trois voyages effectifs, ni outils, ni cartouches, mais une variante de « l’épreuve du miroir », au cours de laquelle il sera invité à s’examiner « tel qu’il est lui-même ».

    A Émulation, ni cartouches ni outils, ni miroir, mais le candidat gravit fictivement les cinq marches d’un escalier imaginaire qui le conduit…dans la « Chambre du Milieu » – qui en Angleterre est au deuxième, et non au troisième grade (retenons pour le moment cette curieuse contradiction). Puis on le conduit devant le tableau du grade – qui ne ressemble en rien à celui du grade d’Apprenti –  et on lui raconte la belle histoire d’un massacre biblique !

     

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    Tableau du deuxième grade en Angleterre

     

    Il y a enfin des constantes, et notamment  l’Étoile Flamboyante au centre de laquelle se trouve la lettre G – bien qu’entre les rituels anciens ou anglais (G veut dire Geometry et God) et les rituels français issus du XIXème siècle (G veut alors dire quantité de choses qui commencent par G, dont Génie et Gravitation…) il y ait, là encore, des variations parfois assez coquasses…

    On peut donc, à bon droit, se poser la question : pourquoi toutes ces différences entre les nombreuses versions du grade de Compagnon, alors que les deux autres sont relativement si homogènes.

    La réponse est simple, et pourrait se formuler d’une façon un peu ironique mais pas entièrement fausse : parce que le deuxième grade n’existe pas…

    Petite histoire du grade de Compagnon

    Quelques rappels s’imposent ici sur l’origine de certaines dénominations et sur leur contenu.

    Pendant la période opérative documentée (XIIème-XVème siècle) en Angleterre, on sait que l’Apprenti (Apprentice) est un jeune homme en formation, pratiquement sans aucun droit. Les formalités de son admission « symbolique » sur le chantier étaient selon toute apparence très réduites : une lecture des Anciens Devoirs et sans doute un serment sur la Bible – ou du moins l’Évangile. Le Compagnon (Fellow) est en revanche un ouvrier accompli, libre de chercher de l’emploi mais qui ne peut lui-même s’établir comme Maître – c’est-à-dire comme employeur ou, sur un grand chantier ecclésiastique ou princier, comme « chef de chantier ». Rien ne dit que le Compagnon, à cette époque en Angleterre, ait dû prendre part à un cérémonial spécifique pour être reconnu comme tel, et même tout laisse à penser le contraire. La qualité de Maître n’était, quant à elle, qu’un statut civil.

    En Ecosse, à la même époque – ce qui durera en ce pays jusqu’au XVIIIème siècle –, le schéma est un peu différent : l’Apprenti est d’abord simplement « enregistré » (booked ou registered) par son Maître avant d’être officiellement et rituellement présenté à la loge de son ressort, quelques années plus tard. Il devient alors, après une cérémonie dont nous connaissons, à la fin du XVIIe siècle en tout cas, les traits essentiels[2], un Apprenti entré (Entered Apprentice). Pour beaucoup d’ouvriers, la carrière s’arrêtait à ce stade. Devenus des Journeymen, hommes payés à la tâche, ils exerçaient leurs métier leur vie durant comme « éternels apprentis »…

    Pour d’autres, une seconde étape rituelle les attendait : celle du Fellowcraft ou Craftman (Compagnon ou Homme du Métier), qualité également acquise lors d’une réception rituelle dans la loge. Là encore, nous en connaissons les éléments principaux. En fait, cette progression n’avait de sens que si l’on envisageait, non plus dans le cadre privé de la loge mais dans celui, public et civil, de l’Incorporation (la guilde municipale des Maîtres bourgeois) de devenir Maître à son tour : par succession familiale, mariage ou achat. Pour cette raison aussi, ce grade se nommait Fellowcraft or Master. Mais le statut de Maître, là encore, n’était qu’une qualification dans la cité et ne comportait aucun aspect rituel.

    C’est à peu près ce dernier système qui était pratiqué à Londres, en 1723, lorsque la première Grande Loge publia son Livre des Constitutions, compilé par le Révérend James Anderson, Écossais de souche dont le père avait lui-même appartenu à la loge d’Aberdeen.

    Vers 1725, une nouveauté apparaît à Londres : le « Maître » devient à son tour un grade qui s’acquiert en loge au cours d’une cérémonie spécifique – et donc nouvelle. L’apport majeur est celui de légende d’Hiram qui structure ce nouveau grade. En 1730, la très fameuse divulgation de Samuel Prichard, Masonry Dissected, va consacrer cette division en trois grades qui s’imposera – mais en quelques décennies seulement – comme le standard de la maçonnerie dite « symbolique ».

     

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    Tableau du grade de Maître (début du XIXème siècle)

     

    Du reste, l’évolution ne s’arrêta pas en si bon chemin : entre 1733 et 1735, alors même que le grade de Maître n’est pas encore universellement adopté – loin s’en faut – en Angleterre, apparaissent déjà de nouvelles dénominations et notamment celle de « Scots master ». Même si on ignore la nature exacte de ce grade et donc son contenu, il est certain que vers 1740-1745, il se pratiquait, au moins en Irlande, un grade de l’Arc Royal considéré comme l’achèvement de la maçonnerie symbolique et qu’à Paris on connaissait alors au moins quatre ou cinq grades après le grade de Maître (notamment ceux de Maître Parfait, de Maître Irlandais, d’Élu et d’Écossais, et très bientôt le grade prestigieux de Chevalier de l’Orient ou de l’Épée). A partir de 1745 et pendant au moins une vingtaine d’années, l’inflation du nombre des hauts grades va être impressionnante : on en compte environ une trentaine vers 1760 et plusieurs dizaines avant la fin du XVIIIème siècle…

    On voit donc qu’opposer une maçonnerie de type « opératif » en trois grades, à une maçonnerie d’origine exclusivement « spéculative » en un nombre indéfini de grades, est à la fois erroné et sans objet. En premier lieu parce que dans la période opérative il n’y eut sans doute qu’un seul grade et en Écosse parfois deux, mais jamais trois au sens strict du terme. Ensuite parce que la transformation spéculative a d’abord et avant tout affecté les « grades du Métier » eux-mêmes et que l’évolution du système des grades s’est faite insensiblement et sans heurt à cette époque fondatrice – même si certains protestèrent contre le grade de Maître à Londres vers 1730, mais sur des arguments très différents. Enfin parce que la trame légendaire qui définit et caractérise ces grades établit entre eux une indéniable continuité : ce n’est, tout au long, que le développement de virtualités symboliques contenues dans les premiers grades.

    Le vide de deuxième grade

    Mais revenons au grade de Compagnon. Lors de l’établissement du système en trois grades, dont la fameuse divulgation de Samuel Prichard, Masonry Dissected (1730), témoigne pour la première fois, on voit bien ce qui s’est passé : le nouveau grade n’est pas vraiment le troisième, mais bien plutôt le deuxième !

    En effet, le grade de Fellowcraft or Master de l’Écosse du XVIIème comportait une salutation spécifique que l’on nommait – et nomme encore au Royaume-Uni – les « Cinq Points du Compagnonnage » (Five Points of Fellowship) mais il n’existait alors aucune légende pour rendre compte de leur signification. En particulier, et pour être clair, rien ne nous dit qu’il s’agissait alors d’un rite de « relèvement » !

    Lors de la constitution du système en trois grades, les Cinq Points se sont retrouvés au troisième grade (tout en restant les « Points du Compagnonnage » en Grande-Bretagne, pour ne devenir que sur le Continent, et d’abord en France, les « Cinq Points Parfaits de la Maîtrise), mais désormais ils servent d’explication à la phase finale de la légende d’Hiram, lors de la découverte du Maître assassiné. On mesura alors que ce qui ce qui faisait le cœur de l’ancien grade de « Compagnon ou Maître » lui a été retiré. Il ne reste plus grand chose pour le remplir…

     

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    Le symbole fondamental

     

    Hormis un élément qui prend alors un relief nouveau : la lettre G, révélée au Compagnon dans la Chambre du Milieu (qui en Grande-Bretagne est toujours restée au deuxième grade et n’a jamais gagné le troisième). Cette chambre est en « élévation » puisqu’on y accède par un escalier en forme de vis qui se montre par cinq marches. Elle évoque les salles qui se trouvaient de part et d’autre du sanctuaire, dans le Temple de Salomon, et que le texte biblique mentionne du reste très précisément.[3] La contemplation de cette lettre demeure donc le seul « secret » propre au grade de Compagnon.

    La lente émergence du grade de Compagnon

    Pendant une grande partie du XVIIIème siècle, en France comme en Angleterre, le grade de Compagnon n’a pratiquement pas eu d’existence autonome. Il est généralement donné le même soir que celui d’Apprenti, dans la même cérémonie, et se solde par trois tours supplémentaires et un nouveau serment. Ce n’est que peu à peu, sans doute d’abord en Angleterre vers le milieu du siècle, puis en France dans le dernier quart de ce même siècle, qu’il va s’autonomiser et adopter un contenu plus substantiel.[4] Cette évolution se fera en des endroits divers et souvent très éloignés, à des époques différentes, et cela rend compte de l’incroyable diversité de son contenu, dont témoignent encore les rituels contemporains.

    C’est sans doute ce grade qui, dans la maçonnerie « bleue », a le plus inspiré la créativité des auteurs de rituels. Selon les époques, avec le récit biblique anglais, la mystique contemplative du RER à la fin du XVIIIème, l’ouvriérisme du XIXème siècle avec les outils, le souci presque scolaire que traduisent les « cartouches », jusqu’à la fascination plus récente pour le Compagnonnage français avec l’épisode du départ final, besace sur le dos, le grade de Compagnon a été le reflet des influences qui se sont exercées sur la maçonnerie, d’un côté ou de l’autre de la Manche.

    Cela traduit bien à quel point,  même si elle véhicule quelques invariants, nécessairement à la fois simples et anciens, la forme et les usages de cette maçonnerie sont étroitement liées à la culture ambiante et aux préoccupations de ceux qui sont venus dans les loges, en tous lieux et à toutes les époques…



    [1] Il ne faut JAMAIS écouter ceux ou celles qui disent à leurs jeunes Frères ou Sœurs qu’il ne faut pas aller visiter les loges d’un autre Rite, au risque de contacter «  de fausses idées » ou de « se brouiller l’esprit ». C’est une sottise absolue…

    [2] Cf. les manuscrits du groupe Haughfoot (1696-c.1715).

    [3] Cf. R. Dachez, La Chambre du Milieu, Conform, 2014

    [4] N’oublions pas non plus que pendant longtemps en Ecosse, parfois jusqu’au cœur du XIXème siècle, mais aussi en Angleterre parfois assez tard dans le XVIIIème, des loges ignoreront le grade de Maître et conserveront l’usage de l’ancien système en deux grades !