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Rites - Page 6

  • La double structure du Régime Ecossais Rectifié (RER)*

    1. Une culture de l’ambiguïté

    L’équivoque et le double sens sont l’apanage de la maçonnerie rectifiée depuis son premier essor. Cet héritage lui vient en droite ligne de la Stricte Observance Templière (SOT).

    En effet, dès les années 1760-1770, les « loges réunies et rectifiées selon la réforme de Dresde », sous les apparences convenues et rassurantes d’une franc-maçonnerie classique, préparaient en fait le candidat à découvrir, le jour venu, qu’il était en réalité entré dans l’Ordre du Temple. Le point nodal où s’articulait cette « révélation » était le 4ème grade, dit « Écossais vert », dont les rituels nous sont parvenus. On y annonçait au candidat qu’il allait être délivré « du joug de la maçonnerie symbolique » et que l’Ordre allait paraître à lui dans toute sa vérité. Admis enfin dans « l’Intérieur », dont le grade d’Écossais faisait alors partie, il pouvait avancer vers la chevalerie du Temple.

     

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    Symbole du 4ème grade du RER

     

    Cette dissimulation provisoire du vrai but de l’Ordre avait des conséquences sur les structures ou du moins sur leur présentation. L’expression « l’Intérieur » – là où se tenait le vrai pouvoir de l’Ordre – n’était pas un vain mot : il n’était pas connu de l’extérieur…

    En 1778, au Convent de Lyon, les Français entreprirent de revoir l’organisation de l’Ordre. On se souvient qu’ils y avaient été incités par au moins deux sortes de motifs :

    -          En premier lieu, remettre en cause la question de la filiation templière, trop douteuse et surtout trop embarrassante, voire compromettante en France ;

    -          En second lieu, mettre au net les relations entre les Frères, les Loges et les Supérieurs de l’Ordre, pour passer d’une culture aristocratique et militaire – celle des fondateurs allemands – à une culture plus spécifiquement maçonnique et communautaire – on ose à peine dire « démocratique » –, convenant mieux à une branche française surtout composée d’honnêtes bourgeois.

    Or, sur ces deux points, le Convent des Gaules ne put adopter de solution tranchée. On ne renonça pas entièrement aux liens avec l’Ordre du Temple [1] et l’on se borna à changer la dénomination des classes chevaleresques après en avoir réécrit les rituels : c’est la naissance des Chevaliers bienfaisants de la Cité Sainte.

    D’autre part, s’agissant de la nature du pouvoir exercé au sein de l’organisation, l Titre IV (« Du gouvernement de général l’Ordre ») en son article 1(« Nature du gouvernement »), le Code général des CBCS  est éloquent par son habileté :

    « Le Gouvernement de l'Ordre est aristocratique, les Chefs ne sont que les Président des Chapitres respectifs. Le Grand Maître général ne peut rien entreprendre sans les avis des Provinciaux. Le Maître provincial sans celui des Prieurs et des Préfets, les Préfets sans celui des Commandeurs et ceux-ci sans en avoir conféré avec les Chevaliers de leur district. Tous les Présidents d'assemblées, Maîtres provinciaux, grands Prieurs et Préfets ont toujours le droit après l'exposé de la matière fait par le Chancelier, la 1″ voix consultative et la dernière délibérative. »

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    On mesure toutes les ressources dialectiques des rédacteurs de ce petit chef d’œuvre d’équivoque. On explique benoîtement que le caractère « aristocratique » de l’Ordre signifie avant tout qu’il n’est en aucun cas monarchique. C’est bien sur cette alternative qu’on fait ici peser l’opposition et non sur l’alternative démocratique qui,  sans être mentionnée explicitement, remporte clairement la préférence des bourgeois lyonnais. Ces mêmes hommes, au demeurant, qui dès l’origine avaient déjà discuté des obligations financières envers l’Ordre avec la même ardeur que lorsqu’ils marchandaient l’impôt  dû au Roi de France...

     Sans vouloir ironiser, on pourrait dit que c’est là un trait typiquement rectifié : s’exprimer par antiphrase…

    2. Les structures originelles du Régime

    Les deux textes fondamentaux adoptés en 1778 en sont une parfaite illustration [2].

    Le Code maçonnique des loges réunies et rectifiées expose l’organisation générale de la partie maçonnique du Régime : aucune allusion n’y est faite à l’Ordre intérieur.

    Le RER se compose donc, selon ce document, de quatre grades – car le grade de Maître Écossais avait été retranché de l’Intérieur et rendu « ostensible », comme n’importe quel grade maçonnique à cette époque. Notons dès à présent cette particularité du RER sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre suivant : c’est un système maçonnique composé de quatre grades symboliques.

    L’organisation du Régime, si elle fait place à quelques dénominations alors peu usitées, demeure assez classique quoique très hiérarchisée. L’ensemble est placé sous l’autorité d’un Grand-Maître général et de Grands Maîtres nationaux présidant chacun un Grand Directoire national. On distingue en fait quatre échelons essentiels :

    -          Les grands Directoires provinciaux, la France comprenant trois Provinces, aux limites redéfinies par la Matricule nouvelle des provinces françaises adoptée par la Convent.  Deux de ces Provinces (la IIème dite d’Auvergne dont le siège est Lyon, et la IIIème dite d’Occitanie dont le siège est Bordeaux) lui sont propres, une autre (la Vème, de Bourgogne, dont le siège est à Strasbourg) s’étendant aux Pays-Bas autrichiens (l’actuelle Belgique) et à l’Helvétie.

    -          les Directoires Écossais au nombre de trois par Province et dont les ressorts géographiques sont également clairement stipulés par la Matricule. C’est à eux qu’il revient de constituer et de régir les loges de leur district. Ils comprennent un Président, le Visiteur du district et un Chancelier, tous inamovibles.

    -          les Grandes Loges Écossaises établies dans chaque district, comprenant notamment des Députés-Maîtres, dignitaires inamovibles, nommé par la Grande Loge écossaise et chargés d’inspecter  les Loges de leur arrondissement particulier.

    -          les loges réunies et rectifiées elles-mêmes, chacune dirigée par son Comité écossais composé exclusivement de tous les Maîtres écossais de la loge et présidé par le Vénérable-Maître choisi parmi eux.

    Le Code général des règlements de l’Ordre des CBCS, deuxième texte fondamental, semble décrire toute cette organisation selon le même plan mais avec une autre terminologie, comme s’il s’agissait de tout autre chose : il y a ainsi trois Grands Prieurés dans chacune des neuf Provinces. Chaque Grand Prieuré comprend six Préfectures. Pour constituer une Préfecture, il faut au moins trois Commanderies qui sont les cellules de base de l’Ordre, rassemblant les CBCS présents dans un lieu géographique donné.

    C’est alors que l’on peut lever l’équivoque de cette « double structure ». Il existe en effet des équivalences tacites mais parfaites entre les deux systèmes :

    -          Une Province correspond à un Grand Directoire provincial ;

    -          Un Grand Prieuré s’identifie à un Directoire Écossais ;

    -          Une Préfecture équivaut à une Grande Loge Écossaise.

    Seule la Commanderie, cellule de base de l’Ordre des CBCS telle que définie plus haut, n’a pas de strict équivalent « maçonnique ». Encore une fois, il ne s’agit pas ici de deux organismes identiques et parallèles mais d’un seul et même édifice qualifié de façon différente selon le point de vue qu’on adopte. Il en va de même pour les dignitaires du Régime : il faut ainsi retenir que le Président d’un Grand Directoire Écossais n’est autre qu’un Grand Prieur et que le Président d’une Grande Loge Écossaise [3] est en réalité un Préfet. Quant aux Députés-Maîtres des loges, ce sont, dans l’Ordre intérieur, des Commandeurs : s’ils président naturellement à leur Commanderie, leur autorité sur les loges dont ils sont à la fois les inspecteurs et les députés, n’est pas moindre. Les textes précisent même : « Chaque Loge lui adjoint tous les trois ans un Vénérable pour la gouverner sous son autorité»…

    Cette disposition initiale du Régime – et le mot « Régime » prend ici tout son sens – permet de comprendre  au moins deux choses.

     

     

     

    Premièrement, le caractère profondément hiérarchique du RER  –  ce qui ne veut pas dire autoritaire ou despotique –  était l’un des points qui avaient d’emblée séduit les premiers rectifiés français. Le RER, plus généralement, a hérité de cette image d’ordre, de netteté dans son organisation. Il s’y trouve,  en quelque sorte, une « tentation pyramidale » qui peut certes donner le vertige et même égarer, mais qui est aussi faite pour suggérer que le système, dans son ensemble, pris comme un tout que ses structures suggèrent, précisément, possède un sens profond et unique.

    Il faut cependant noter que cette organisation impressionnante ne fut jamais pleinement mise en place. Certes, les principaux dignitaires furent désignés mais les maigres troupes du RER, au XVIIIème siècle, lui donnèrent un peu l’aspect d’une « armée mexicaine » où de nombreux Frères étaient revêtus de multiples dignités. En outre, la Matricule décrit un réseau européen parfaitement illusoire. Même en France, jamais ce fantastique puzzle ne fut rempli, même au dixième…[4]

    Le deuxième point concerne l’histoire postérieure du RER. Après son éclipse du XIXème siècle, lors de la reconstitution française des années 1910, il eut d’emblée du mal à trouver sa place. Depuis le début du XIXème, en effet, une sorte de dogme s’était imposé, aussi bien en Angleterre qu’en France, tendant à séparer nettement grades bleus et hauts grades, au point même de ne parler de ces derniers qu’avec d’infinies précautions, avec un peu de crainte, comme de quelque chose de presque incongru.

    Or, telle n’était pas l’esprit de la franc-maçonnerie au XVIIIème siècle, où tous les grades étaient « ostensibles » et portés comme tels dans la loge, en un temps où, du reste, les trois grades bleus étaient généralement considérés comme étant sans réel intérêt [5].

    Si la SOT, puis le premier RER, « masquaient » l’Ordre intérieur sous des artifices de terminologie, ce n’était pas du tout dans l’optique moderne, mais uniquement parce que le but templier devait rester sinon secret du moins discret. Pour autant, il ne s’agissait nullement, à leurs yeux, de séparer le moins du monde les loges symboliques de l’Ordre chevaleresque. Bien au contraire, la « double structure » de l’Ordre permettait en fait, sans qu’on le sût vraiment, de placer les loges bleues sous le gouvernement de dignitaires nommés par l’Ordre intérieur !

    Au XXème siècle, les standards de la vie maçonnique n’autorisaient plus de tels montages. D’où la diversité des solutions adoptées depuis lors…et les innombrables quiproquos et querelles qu’elles ont suscités !

     



    * Ce post est très inspiré d'un chapitre du "Que sais-je ?" Le Rite Écossais Rectifié, que j'ai co-écrit avec Jean-Marc Pétillot, PUF, 2010.

     

    [1] Du reste, l’Acte de renonciation qui sera adopté en 1782 à Wilhelmsbad, ne sera pas non plus exempt d’ambiguïté…

    [2] Ils ont été reproduits en annexes du livre de J. Tourniac, Principes et problèmes spirituel du Rite Ecossais Rectifié et de sa chevalerie templière, Dervy, Paris, 1969.

    [3] Au début du XIXème siècle on parlera plutôt de « Régence Écossaise ».

    [4] Pour ne s’en tenir qu’au ressort géographique de la France d’alors, on pouvait théoriquement compter, selon la Matricule, 42 Préfectures correspondant à 126 Commanderies au moins…

    [5] Sur ce point, les rituels du RER les avaient considérablement enrichis mais en faisant d’eux une propédeutique qui devait conduire un jour où l’autre « à de meilleures choses ».

  • La franc-maçonnerie est-elle en deux, trois ou quatre grades ?... (3)

    6. La franc-maçonnerie n’est complète qu’en quatre grades !

    J’imagine que certains de mes lecteurs, en voyant le titre de cette dernière section, vont sursauter…

    « Bien sûr que non ! diront les uns, la maçonnerie « symbolique », tout le monde le sait, est en trois grades ! » (On a vu dans mes posts précédents 1 2  que ce fut loin d’être vrai pendant longtemps, dans la première franc-maçonnerie !). « Assurément, diront d’autres, il y a des grades au-delà (prenons garde  à ne pas dire « au-dessus », pour ne pas déclencher aussitôt les passions), mais ce sont des « hauts » grades – on dit parfois, pour ne fâcher personne, des « grades de sagesse » (Ah bon ? Les maçons « bleus » ne sont donc pas si sages ?  Alors tout s’explique – lire les blogs d’actualité maçonnique en ce moment !)…

    Ce n’est pas du tout ce que je veux dire. Il faut distinguer la politique et l’administration maçonniques, d’une part, et la cohérence propre de la tradition symbolique de l’autre.

    Après avoir largement, sinon méprisé, du moins négligé les trois premiers grades – notamment en France –, on en a fait la base essentielle de la vie maçonnique vers le début du XIXe siècle, et l’Angleterre y est pour beaucoup. C’est de cette époque que date la césure « tragique » – je veux dire : qu’on a présentée de façon dramatique, entre les hauts grades et ce que, par dérision, on pourrait aller jusqu’à appeler les « bas » grades ! Alors, de deux choses l’une, en effet : ou bien on nie les seconds, pour glorifier les seuls grades symboliques – voire revendiquer de ne rester qu’un « éternel apprenti », soit on présente la démarche venant après le grade de Maître comme l’approfondissement de vérités seulement virtuelles dans la maçonnerie bleue – il y a des milieux maçonniques où la « philosophie », ça commence seulement dans les loges et chapitres de hauts grades…

    Je crois qu’au-delà de ces aspects tout à fait subalternes de la vie maçonnique et de son organisation, il faut viser autre chose en relisant l’histoire de la naissance et du développement des grades et des rituels.

    Quelles qu’aient  pu être les intentions de ceux qui ont conçu le grade de Maître et la légende qui le structure, cette légende laisse une béance finale qu’on ne peut ignorer : que le Mot (ou la Parole) soit irrémédiablement perdu – dans une des versions – ou devenu imprononçable – dans une autre – , il reste que quelque chose nous est désormais interdit, inaccessible. Or, rien ne peut s’achever ainsi : psychologiquement autant que moralement et spirituellement, cette incomplétude appelle une restauration, une redécouverte : c’est donc tout l’objet de l’incontournable 4ème grade. Non pas un haut grade, si l’on veut, mais bel et bien le couronnement des trois précédents. On peut en donner deux exemples saisissants dans l’histoire maçonnique.

    L'Arc Royal : clé de l'édifice symbolique

     

    Le premier est celui de l’Arc Royal (Royal Arch), que les Écossais et les Irlandais mais aussi, avec des mots différents, les Anglais considèrent, pour reprendre la formule célèbre de Lawrence Dermott, le héraut de la Grande Loge des Anciens au XVIIIe siècle, comme « la racine, le cœur et la moelle  de la franc-maçonnerie ». L’objet de ce grade, dont l’apparition est très précoce – courant des années 1740 et sous une forme plus rudimentaire encore, peut-être plus tôt ! – est de permettre au candidat de retrouver ce qui a été perdu : le Mot qui n’est qu’une des formes du Nom de Dieu. Là où il était depuis toujours, inconnu, ignoré, préservé intact. Un grade somptueux, d’une profondeur et d’une beauté que surpassent peu de choses dans l’univers maçonnique pourtant si ingénieux et si créatif…

     

    Maître Écossais de  St André : la solution ineffable

     

    L’autre exemple, purement français cette fois, est celui du Maître Écossais de Saint André, 4è grade symbolique du Rite Écossais Rectifié (RER) – lequel s’affirme clairement en 4 grades dont aucun, et surtout pas le 4e, n’est un « haut » grade. Telle est aussi, du reste, la position de l’Arc Royal en Irlande et Écosse tandis que, pour des raisons subtiles que je n’examinerai pas ici, les Anglais préfèrent dire que ce n’est « surtout pas » un grade supplémentaire, mais le grade de Maître « complété »…

    Des relations de proximité, de similitude, de ressemblance frappante, existent entre ces deux grades et montrent que, de part et d’autre de la Manche, des contextes maçonniques en apparence aussi différents que ceux de la Grande-Bretagne du milieu du XVIIIe et de la France de la fin du XVIIIe avaient abouti à des conclusions symboliques et rituelles sensiblement identiques.  Cette proximité s’exprime notamment dans la nature du « Mot » qui est au centre de ce grade, et par bien d’autres aspects. Que ces deux traditions maçonniques parmi les plus anciennes, et surtout les plus cohérentes, de l’édifice maçonnique – la maçonnerie britannique et le RER – se rejoignent sur ce point est très révélateur.

    Les deux grades « suprêmes » en question ont aussi un autre point commun, plus intéressant encore : leur lien avec la qualité de Vénérable Maître. Il faut rappeler qu’en Angleterre jusqu’au milieu du XIXe siècle, et en Écosse comme en Irlande de nos jours encore, l’accession à l’Arc Royal n’est possible qu’à ceux qui ont reçu la qualité de Maître Installé lors de la cérémonie dire « secrète ». Tandis qu’en France, le grade de Maître Écossais de Saint André, véritable équivalent traditionnel du « 4e grade » de l’Arc Royal, est nécessaire dans le RER pour devenir Vénérable Maître d’une loge bleue…et que le Mot et l’attouchement de Maître Installé anglais sont même présents dans ce grade de Maître Écossais de St André français !

    D’où ma conviction qu’un Rite maçonnique qui ignore la pratique habituelle, régulière, intégrée à ses usages, de l’Installation secrète du Vénérable Maître, ou du moins la communication sous une forme ou une autre de ses secrets essentiels, n’est pas un Rite maçonnique traditionnellement complet (on me pardonnera de ne pas citer de noms !...)

    Incidemment s’ouvre ici un autre chapitre : la maçonnerie symbolique vraie est complète en quatre grades – on peut dire également qu’elle l’est aussi en cinq mots ! Je recommande à mes lecteurs de guetter un prochain numéro de Renaissance Traditionnelle où mon ami Paul Paoloni livrera sur cette question, que j’ai contribué à introduire dans des loges de recherches et de Maîtres Installés il y a plus de vingt ans, une étude capitale, dense et extrêmement documentée, pleine d’aperçus surprenants.

    Il n’y a aucun doute : la maçonnerie, quand on la travaille – sérieusement –, c’est passionnant…

     

     

  • La franc-maçonnerie est-elle en deux, trois ou quatre grades ?... (2)

    On a vu que pendant longtemps la maçonnerie avait été en deux grades – dont souvent seul le premier était reçu pour toute la vie !

    Observons surtout  que ce premier modèle en deux « grades » – je rappelle que le mot anglais que l’on peut traduire ainsi, degree, ne fera pas irruption dans le vocabulaire maçonnique avant l’apparition du grade de...Maître ! – constituait un tout, cohérent et complet.

    Quand on jette un coup d’œil attentif sur le rituel – certes présenté de manière sommaire, mais finalement assez suggestif pour qu’on puisse le commenter – du grade de Fellowcraft or Master, tel qu’il était pratiqué en Ecosse au XVIIème siècle (Ms des Archives d’Edimbourg, Ms Chetwode Crawley, Ms Airlie, Ms Kevan – de 1696 à 1714), on voit que ce grade comporte essentiellement deux éléments :

    -  Une séquence rituelle dénommée « Five Points of Fellowship », ce que l’on peut traduire par « Cinq Points du Compagnonnage »  – mais évidemment sans aucun rapport avec le Compagnonnage français ! –, une salutation étrange, une étreinte furtive qui n’est alors associée à aucune légende et ne constitue jamais un rituel de « relèvement » de qui que ce soit ;

    -  La transmission d’un mot dont la nature exacte n’est pas donnée dans les plus anciens textes écossais et qui, dans divers manuscrits ou divulgations, en Angleterre essentiellement, entre 1700 et 1725, se présente très souvent comme une variante d’une expression en M.B. dont la signification n’est jamais précisée.

     

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    Le Ms Graham

     

    2. Comment est-on passé d’un système en deux grades à un système en trois ?

    C’est dans la deuxième partie de la décennie 1720 que les signes de cette mutation apparaissent. Pour résumer les faits essentiels :

    -  En 1725, à Londres, une association de musiciens francs-maçons admet plusieurs de ses membres – dont on sait qu’ils avaient déjà reçu le grade de Compagnon – au grade de Maître ;

    - Un manuscrit daté de 1726, le Ms Graham raconte curieusement trois histoires légendaires sur des personnages bibliques : l’une concerne Noé, dont les fils relèvent le corps par… les Cinq Points !; l’autre porte sur Bezaléel – « l’architecte » du Tabernacle, le sanctuaire portatif des Hébreux pendant l’Exode au désert –, personnage dont on évoque « la langue qui ne révéla jamais [les secrets] », mais on ne nous dit pas de quel secret il s’agit, bien qu’on nous affirme qu’après sa mort « ils furent totalement perdus » ; enfin la dernière évoque Hiram, qui parait achever l’œuvre commandée par Salomon et…ne meurt pas violemment !  Superposez simplement ces trois histoires, dont on ignore l’origine et l’ancienneté : vous obtiendrez la légende d’Hiram !

    - En 1730 une divulgation imprimée, Masonry Dissected, due à un certain Samuel Prichard, dont on ignore à peu près tout, révèle pour la première fois un système en trois grades séparés – le grade de Fellowcraft et celui de Master sont désormais parfaitement distincts – et nous donne la plus ancienne version connue de la légende d’Hiram, cette dernière servant désormais « d’explication » aux Cinq Points.

    Pour autant, avait-on établi un système en trois grades ? Rien n’est moins sûr…

    3. Deux grades… + 1 !

    Ce qui frappe, c’est bien plutôt une séparation qui va persister pendant longtemps entre les deux premiers grades et le nouveau – qu’on hésite encore à nommer le troisième. On verra, dans les années 1730, et ce jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, des Loges de Maîtres (Masters Lodges) dont le seul propos est de conférer le grade de Maître. Elles se réunissent à des jours différents, en des lieux différents et généralement avec un Collège différent de ceux de la loge des deux premiers grades qu’on nomme souvent « Loge Générale » !

    S’agit-il donc d’un « troisième » grade ou… d’un haut grade ? Sans compter que dans nombre d’endroits du pays, jusque fort tard dans le XVIIIème siècle, on ignorera totalement l’existence et en tout cas la pratique de ce « nouveau » grade.

    Dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, il finira par s’intégrer à la pratique maçonnique « habituelle », mais ce sera progressif en Grande-Bretagne même. En France, connu dès 1744 au moins, il va être d’emblée universellement adopté.

    L’Union de 1813, en Angleterre, consacrera le « standard » des trois grades « distincts et séparés », tout en affirmant que la « maçonnerie pure et ancienne ne comprend que trois grades et pas davantage ». Mais de nombreux indices montrent que le statut du grade de Maître ne sera jamais tout à fait le même que celui des deux précédents. Par exemple :

    - Dans les rituels du Rite Écossais Rectifié, dans le dernier quart du XVIIIème siècle, une loge de Maître est ouverte après une procédure simplifiée pour les deux premiers grades, la loge étant décorée et installé conformément au grade de Maître dès le début du rituel !

    - Aux États-Unis, de nos jours encore, on ne travaille essentiellement qu’au grade de   Maître, pour des raisons essentiellement liées à l’affaire Morgan, survenue en 1828, mais surtout on ouvre directement la loge à ce grade…comme on le ferait pour un haut grade !

     

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    4. Pourquoi le grade de Maître ?

    Quelle nécessité poussa les concepteurs de ce grade – lesquels nous demeurent inconnus – à l’ajouter aux deux précédents ? On n’a pas de réponse certaine à cette question mais on peut formuler quelques hypothèses de travail.

    La principale repose en partie sur un indice lié à une décision prise par la Grande Loge de Londres en 1723 et annulée en 1725.

    L’article XII des Règlements de 1723 stipulait en effet que nul ne pourrait être admis « Maître et Compagnon du Métier que dans la Grande Loge. » Ce qui faisait de ce grade (alors le deuxième et dernier – une distinction d’exception. Pourtant, en novembre 1725, la Grande Loge décide que «  toutes les Loges pourront faire des Maîtres selon leur désir ». Cette fois, sans qu’on soit certain qu’il s’agissait d’un troisième grade alors naissant, il est clair qu’il échappait au statut d’exception que la Grande Loge semblait voir voulu donner, mais en vain,  à l’ancien grade de « Compagnon ou Maître »…

    Certains eurent peut-être le désir, devant la diffusion extraordinaire de la maçonnerie à Londres pendant cette période – de quatre loges à Londres en 1717, on passe a plusieurs dizaines et plus d’une centaine en à peine vingt ans – de rétablir un lieu plus choisi, plus « aristocratique », où les maçons de plus haute extraction ou de plus grand savoir pourraient se retrouver « entre soi »… Ce fut peut-être l’un des premiers objets de la « Loge de Maitres ».

    Un témoignage de cette époque renforce ce soupçon.  Dans un texte de 1730, Mystery of Free-Masonry, on nous apprend que « pas un Maçon sur cent ne peut s’offrir la dépense de passer la part du Maître… » N’est-ce pas là une marque évidente du caractère exceptionnel et très réservé que l’on voulait donner initialement à ce grade qu’on ne destinait manifestement pas à tout le monde – et qui n’était donc nullement le terme obligé de la « carrière » maçonnique ?

    5. La fin de l’histoire ?

    Dès la fin des années 1730, on va voir fleurir des hauts grades « primitifs » dont la plupart se nomment « Maître xxxxxxx » : Maitre anglais, Maître irlandais, Maitre élu, Maitre secret, etc. A chaque fois le fil narratif et le thème légendaire sont plus ou moins minces et « brodent » sur la légende fondamentale : on venge Hiram, on l’enterre, on le remplace…

    Mais ce ne sont-là que des fioritures, si l’on peut dire. Le fond est généralement assez faible, même quand il est pittoresque – ainsi du grade de Maître irlandais, l’un des premiers hauts grades, qui s’inspire de coutumes funéraires chinoises !

    Il y a cependant quelque chose de plus substantiel et de plus sérieux que le grade de Maître n’a pas réglé : un Mot a été perdu. Plus précisément, substitué, mais on ne peut plus l’utiliser et tout se passe comme s’il était perdu. On a le sentiment que la légende d’Hiram – qui connaitra sur ce point précis deux variantes fondamentales, j’y reviendrai plus tard – laisse un vide, une béance. Elle pose un problème non résolu par le seul remplacement du Maître.

    La voie est alors « mécaniquement » ouverte pour qu’un jour l’on retrouve, restitue et rétablisse le « Mot originel ». Les deux premiers grades pouvaient se passer d’un troisième, on l’a vu. Le troisième ne parait pas pouvoir éviter le « quatrième (et « dernier ») grade » qui doit le compléter et l’achever. Un problème essentiel de toute l’histoire des premiers temps de la franc-maçonnerie spéculative, dans la décennie 1730-1740.

    Car, pour le dire en quelques mots, la « maçonnerie pure en ancienne » est probablement depuis toujours en quatre grades – et pas seulement en Angleterre !… (à suivre)