Lorsqu'il dit passé, l'homme moderne pense immédiatement histoire, et toute la difficulté où nous sommes à présent est bien là, car il n'en fut pas toujours ainsi, loin s'en faut.
Pendant de longs siècles, disons des millénaires, les hommes ont eu du temps passé une conception et une perception singulièrement différente de celles qui prévalent de nos jours. Pour ne nous en tenir qu'aux civilisations qui nous sont les plus proches, et qui ont exercé sur nous l'influence la plus directe, de l'Egypte antique à la fin du Moyen Age occidental, en passant par l'Orient ancien, de Jérusalem à Babylone, et sans oublier naturellement Rome et la Grèce, des générations innombrables se sont succédé, sans posséder le moins du monde ce que l'on nomme, depuis le milieu du XIXème siècle, la conscience historique. Or le fait, qui appartient à l'histoire intellectuelle de l'Humanité, est suffisamment important que nous nous y arrêtions un instant.
Quand nous nous penchons sur la vie et les chroniques d'un peuple ancien, nous aimons à connaître par le détail, ce qu'étaient les mœurs quotidiennes des hommes et des femmes qui le composaient, comment ils s'habillaient, où ils habitaient, quelle langue ils parlaient, quels étaient leurs Dieux, à quoi ressemblait leur art, et il nous semble tout naturel de découvrir, sur tous ces points, des usages et des vues fort éloignés des nôtres et qui font, du reste, pour nous, le charme des reconstitutions historiques. De même, si nous sommes en présence d'un tableau d'une grand maître de la peinture, ou d'une statue née du génie et des mains d'un des plus illustres parmi les sculpteurs, à la beauté formelle de l'œuvre s'ajoute pour nous l'émotion réelle que suscite la proximité d'une chose ancienne, authentique, comme disent tout à la fois les notaires et les négociants. Nous comprenons en effet, nous sommes en tout cas profondément pénétrés par cette idée simple, que les hommes des temps anciens ne sentaient pas, ne voyaient pas, ne pensaient pas comme nous le faisons nous-mêmes. Tout cela définit la conscience historique. Or jusqu'à une époque récente de notre histoire, les hommes en étaient presque complètement dépourvus. Toute la question est, au demeurant, de savoir si en l'acquérant ils ont accompli un progrès, ou au contraire perdu une faculté : pour ma part, je ne me hasarderai pas à y répondre trop vite.
Toujours est-il que lorsque Jean Fouquet (c.1415-c. 1481), par exemple, le célèbre peintre de tant de chefs-d'œuvre du XVème siècle, peint vignette illustrant un exemplaire des Antiquités judaïquesde Flavius Josèphe, conservé aujourd'hui à la Bibliothèque Nationale de France, et qui représente un monument fameux, puisqu'il s'agit du Temple de Salomon à Jérusalem, il nous le montre sous l'aspect d'une splendide et imposante cathédrale du gothique flamboyant, très exactement dans le genre de Saint-Nicolas-du-Port ou de Notre-Dame de Cléry !
Saint-Nicolas du Port (XVème-XVIème s.)
Autour d'elle s'affairent les ouvriers du Temple, vêtus comme les bâtisseurs de Notre-Dame, et le chantier est inspecté par quelque Salomon ou bien quelque Hiram portant les atours de Charles VII ou de son Trésorier, Etienne Chevalier, dont Fouquet était un familier. Nous pourrions aujourd'hui, nourris des savants travaux de l'archéologie moderne, en sourire, mais ce serait légèrement et à grand tort. Fouquet - et avec lui tous ceux qui administrèrent à juste titre son œuvre - était profondément convaincu, et sans doute légitimement fier, d'avoir rendu avec fidélité, d'une manière vraie et authentique, le chantier du Temple tel que la Bible le décrit, dans ses moindres détails. Pour lui, comme pour tous les hommes de son temps, l'essentiel - au sens le plus éminent de ce mot - était de saisir et de rendre sensible la réalité de ce Temple, à la fois immatériel et cependant bien tangible, et toujours présent à nous puisqu'intemporel, car en ce temps-là, dirais-je, le temps ne comptait pas.
L'imago templi est éternelle, c'est celle d'un monument édifié à la Gloire du Très Haut, illuminé de sa Présence dans le Saint des Saints, et s'agissant du Temple de Jérusalem, l'un des plus majestueux édifices sacrés de tous les temps. Or, la cathédrale chrétienne, avec ses flèches triomphantes montant vers le ciel, tandis que sur l'Autel rayonnait l'ostensoir de la Présence Réelle, était, aux yeux de ces hommes de foi, la parfaite réplique, l'image exacte du premier Temple, au point que nul ne pouvait même songer que leur apparence pût être différente. Oui, le Temple de Salomon, pour Jean Fouquet et tous ses contemporains, est une cathédrale gothique, et il n'existe entre les deux édifices, aucune différence substantielle, aucune en tout cas qui soit digne d'être mentionnée, et plus encore d'être représentée.
Le Temple de Salomon selon Jean Fouquet
(aspect supposé au Xème siècle avt J.-C. !)
Or, le XVème siècle est un siècle qui nous intéresse à un autre titre. C'est celui, on le sait, des plus anciens textes de la tradition maçonnique, des premières versions des Anciens Devoirs, du Ms Regius de 1390 environ, et du Cooke, vers 1420 probablement. Ces textes fondateurs comportent à la fois des prescriptions de caractère professionnel, et surtout une histoire du Métier, que nous dirions volontiers légendaire, fabuleuse ou mythique, dont lecture était donnée aux ouvriers qui recevaient les rudiments de l'art de bâtir.
On y contait comment la Géométrie, inventée par un fils de Lamech, avait été préservée du Déluge, et retrouvée par Hermès devenu le petit-fils de Noé, puis avait traversé l'âge des Patriarches, jusqu'au Temple de Salomon, dont l'architecte avait ensuite gagné la France pour enseigner son art à Charles Martel, soit seize siècles après la Dédicace du Temple !
Ms Regius, c.1390
Cependant pour l'ouvrier qui écoutait ce récit, étrange pour nous, l'histoire du Métier, du Déluge au chantier de Bourges, d'Amiens ou de Beauvais, était entendue et comprise comme la scène imaginée par Jean Fouquet. Cette histoire, pour lui, n'était pas de l'histoire, c'était une actualité, et après l'avoir écoutée, il pouvait retourner à son labeur sur le chantier pour y poursuivre sa tâche, comme ses collègues du Temple de Salomon – un an, un siècle ou un millénaire plus tôt, quelle importance ? -, pour y faire le même travail, avec les mêmes outils, ce qui lui paraissait bien naturel, puisqu'ils édifiaient justement la même œuvre.
Cette perspective que récuse l'esprit moderne, celui des Lumières au premier chef, dont on dit parfois encore - par erreur - que la franc-maçonnerie est exclusivement issue, comme celui du positivisme sommaire de l'affligeant XIXème siècle, et celui encore, le plus souvent désorienté, des sociétés occidentales contemporaines, cette perspective que nous croyons naïve parce qu'elle ignore superbement les règles de l'histoire fustélienne, fondée sur la critique des documents et des sources, ne mérite pourtant pas notre injuste condescendance. Il faut tout simplement comprendre que ce n'est pas une perspective historique, mais une vision traditionnelle du monde.