Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Symboles - Page 7

  • La franc-maçonnerie et l'ésotérisme (1)

    Les relations que la franc-maçonnerie entretient avec l’ésotérisme sont problématiques.[1] Pour les décrire, il faut préalablement définir la nature même de l’institution maçonnique : est-elle avant tout une « société ésotérique », une société initiatique – et dans ce cas, est-ce la même chose ? –, un cénacle intellectuel ou un simple groupement fraternel ? Selon les lieux ou les époques, la maçonnerie a donné des réponses diverses, et les maçonnologues qui étudient, de l’extérieur, l’histoire et la sociologie de cette institution, ne sont pas nécessairement d’accord entre eux.

    La polysémie du mot ésotérisme, déjà évoquée, apparaît ici avec une évidence particulière, mais il semble bien que son emploi maçonnique oscille entre deux sens privilégiés :

             - tout d’abord le secret, la notion d’un savoir caché à décrypter, d’un enseignement codé pour qu’il échappe au profane : en ce premier sens, l’ésotérisme maçonnique renvoie d’abord à la classique discipline de l’arcane dont l’institution maçonnique, en tant que « société secrète », est un lieu électif ;

             - d’autre part, l’ésotérisme maçonnique n’est pas séparable de la dimension initiatique de l’institution, laquelle est supposée conduire à une expérience intime, à une libération intérieure : en ce second sens, l’ésotérisme maçonnique se rattache plutôt à une gnose.

    Il faut donc, pour cerner les rapports véritables de la franc-maçonnerie et de l’ésotérisme, envisager certaines questions préjudicielles. Ainsi, le problème du symbolisme maçonnique. Dans sa célèbre définition de la maçonnerie – une parmi bien d’autres – W. Preston (1742-1818) distingue les allégories qui « voilent » et les symboles qui « illustrent » la maçonnerie (Illustrations of Masonry, 1772). Dans les textes maçonniques, depuis le courant du XVIIIe siècle, d’autres vocables ont été souvent utilisés, comme emblèmes ou même hiéroglyphes. Nul ne peut en effet  contester que la maçonnerie fasse un abondant usage d’images et de figures auxquelles elle veut donner un sens intellectuel ou spirituel plus ou moins précis. S’agit-il, pour autant, d’ésotérisme ?

    william_preston_photo.jpg

     

    William Preston (1742-1818)

    L'un des pères du "symbolisme" maçonnique en Grande-Bretagne


    D’autre part, l’un des traits les plus caractéristiques de la franc-maçonnerie est évidemment l’usage de rituels, fondés sur des récits mettant en scène le candidat et certains personnages légendaires ou mythiques: c’est dans ce cadre que l’ésotérisme est réputé occuper une place importante, la dramaturgie des grades étant supposée enseigner d’une manière allusive, indirecte et subtile, des leçons essentielles. La maçonnerie est-elle ainsi, d’une certaine manière, un « théâtre ésotérique » ?

    Enfin, si une partie importante de la maçonnerie, depuis le XIXème siècle, affirme récuser toute pensée dogmatique, se rattachant à la « liberté de conscience », il demeure évident que de nombreux systèmes maçonniques ont justifié leur démarche au moyen d’une doctrine, plus ou moins clairement définie. Si l’ésotérisme est une theoria avant d’être une praxis, on doit reconnaître qu’au cours de son histoire la maçonnerie a souvent revendiqué un fondement ésotérique.

    1. La franc-maçonnerie est-elle essentiellement une société ésotérique ?

    La maçonnerie opérative, c’est-à-dire la maçonnerie « de métier », classiquement située au Moyen Age, est connue par les textes à partir du XIIème siècle, et beaucoup mieux à partir du XIIIème siècle. Des documents directement liés aux loges de maçons opératifs, les Old Charges, remontent pour les plus anciens à la fin du XIVème siècle (Regius c.1390, Cooke c. 1420). Rédigés par des clercs, seuls détenteurs du savoir, qui encadraient les ouvriers  pour les maintenir dans les règles de la vie chrétienne, ces textes sont totalement dépourvus de tout contenu ésotérique. En dehors des prescriptions morales (Charges), ils renferment une Histoire du Métier, fabuleuse, légendaire et mythique, qui rattachait, sans souci de chronologie ni de vraisemblance, le travail des constructeurs de cathédrales à celui des ouvriers de la Tour de Babel ou du Temple de Salomon dont ils étaient supposés être les héritiers et les continuateurs.


    Macons médiévaux.jpg

    Maçons médiévaux au travail


    Nous ne savons presque rien de la vie et des usages des loges des chantiers médiévaux. Il semble toutefois que l’introduction d’un  nouvel apprentice ou la reconnaissance à des ouvriers confirmés du statut de fellow, ne donnait lieu qu’à une cérémonie fort simple, consistant pour l’essentiel en un serment sur l’Evangile. En Angleterre, le texte qui nous en a été transmis pour le XVIIe siècle ne renferme que des obligations purement professionnelles.

    On a cependant souvent évoqué le « secret des bâtisseurs » comme l’un des trésors légués, d’âge en âge, par la tradition maçonnique, et dont la source était précisément les loges médiévales. Il convient de s’entendre sur la nature de ce secret. A une époque où des nombreux métiers, notamment celui de maçon, étaient réglés par des textes souvent assez contraignants, la formation des ouvriers et leurs conditions de travail étaient strictement contrôlées. Une préoccupation majeure était de protéger autant que possible les compétences professionnelles pour réserver le privilège de l’emploi à ceux qui en étaient dignes. D’où une forte tendance à ne pas diffuser les connaissances techniques et notamment à ne pas les consigner par écrit, ce qui, du reste, eût été peu utile à une époque où presque tous les ouvriers étaient incapables de lire: la tradition orale, alléguée comme une preuve infaillible de l’existence d’une tradition ésotérique, n’a sans doute pas d’autre raison !

    Néanmoins, ces pratiques peuvent expliquer l’apparition ultérieure d’une signification ésotérique, secondairement attribuée à des usages qui étaient à l’origine purement conventionnels et justifiés par des besoins professionnels. Un exemple remarquable est fourni par l’institution, connue en Ecosse au moins depuis le début du XVIIème siècle mais sans doute bien plus ancienne, du Mason Word.

    Le Mason Word était, dans les loges opératives écossaises, transmis aux nouveaux reçus probablement dès le grade Apprentice. Il permettait à ces ouvriers « réguliers », de détenir l’exclusivité de l’emploi par les Maîtres, se préservant ainsi des cowans, c’est-à-dire des maçons sans qualification et non reconnus par la loge. C’était un secret purement professionnel. Cependant, la pratique, attestée dès le début du XVIIème siècle en Ecosse, de recevoir en qualité de bienfaiteurs, de membres honoraires, certains notables du pays (gentlemen masons) en leur donnant aussi le Mason Word – dont ils ne pouvaient faire aucun usage professionnel – transforma peu à peu ce secret en enseignement ésotérique. En 1691, Robert Kirk, exposant diverses coutumes écossaises, écrit  que le Mason Word est « comme une tradition rabbinique en forme de commentaire sur Jachin et Boaz, les deux colonnes érigées dans le temple de Salomon, avec quelques signes secrets donnés de la main à la main ». Dès 1640, Robert Moray (c. 1600-1673), l'un des premier gentlemen masons dont l’histoire ait retenu le nom, à la fois artilleur, ingénieur et antiquarian épris de spéculations ésotériques, détiendra le Mason Word: ce fut sans doute l’un des premiers germes de l’ésotérisme maçonnique, au sens d’un savoir caché.moray.jpg

    La personnalité de Robert Moray est du reste emblématique du mouvement intellectuel qui, dans le courant du XVIIème siècle, conduisit à l’émergence de la maçonnerie spéculative, c’est-à-dire d’une maçonnerie qui, au lieu d’utiliser matériellement les outils du métier, les applique à la vie morale. Il est remarquable que Robert Moray ait également été en 1660 le premier président de séance de la Royal Society. C’est en effet dans ce milieu, où va naître aussi la science moderne, que se perçoivent encore les échos de la Renaissance hermético-kabbalistique, notamment illustrée par le mouvement de la Rose-Croix, comme l’a si bien montré  Frances Yates (The Rosicrucian Enlightenment, 1972). C’est par ce biais imprévu que des spéculations empruntées à un vieux fond alchimique et magique ont contribué à former l’esprit de la maçonnerie spéculative et à lui donner sa tonalité ésotérique, dans le sens gnostique.

    Pour autant, la maçonnerie spéculative, qui s’organise à Londres à partir de 1717 avec la fondation de la première Grande Loge, s’est-elle toujours définie comme une organisation ésotérique ? On peut en douter.

    RamsayMS1736.jpgDans l’un de ses textes fondateurs, le Discours rédigé par André Michel de Ramsay (1686-1743) en 1736 à Paris, la jeune maçonnerie française précise que la maçonnerie « veut réunir tous les hommes d’un goût sublime et d’une humeur agréable, par l’amour des beaux-arts, où l’ambition devient une vertu, ou l’intérêt de la confrérie est celui du genre humain tout entier, où toutes les nations peuvent puiser des connaissances solides et où tous les sujets des différents royaumes peuvent agir ensemble sans jalousie, sans discorde et se chérir mutuellement. » L’affirmation d’une filiation ésotérique remontant à l’origine de l’humanité viendra en fait bien plus tard, nous le verrons plus loin.

    En Angleterre, il faut sans doute attendre la fin du XVIIIème siècle, avec la publication par William Hutchinson (1732-1814) de The Spirit of Masonry (1775), pour qu’une conception ésotérico-symbolique de la maçonnerie connaisse un certain succès. Toutefois, les rituels anglais ne cesseront jusqu’à nos jours d’insister sur la portée essentiellement morale des symboles maçonniques qui apparaissent surtout comme des allégories de convention bien plus que comme des secrets mystiques, ce que montre bien la définition de William Preston.

    C’est en France, au cours du XXème siècle, que la vision purement ésotérique de la maçonnerie sera théorisée de manière impressionnante dans l’œuvre immense de René Guénon (1886-1951). Il fit ses premières armes dans les milieux de l’occultisme parisien, notamment auprès du mage Papus (1865-1916) qui fondera lui-même vers 1887 un ordre pseudo-maçonnique, le martinisme, et dont la doctrine assez confuse, exposée en 1891 dans son Traité méthodique de science occulte, proposait une sorte de synthèse entre "la sagesse des Anciens" et les balbutiements de la science moderne. La devise du mouvement, inscrite sur la couverture de la revue édité par Papus, Le Voile d'Isis,  était : « Le surnaturel n’existe pas ».


    mauchelvoileisis.champagne.gif

    Tout un programme...


    Rapidement lassé par l’inconsistance de cette pensée, René Guénon, après s’être intéressé à l’hindouisme, fut attiré par les milieux musulmans soufis qui s’étaient installés à Paris. Plus tard, il recevra lui-même la baraka et sera durablement influencé par une vision de l’histoire religieuse et du monde en général empruntée à une école de pensée proche des Frères musulmans, avec pour caractéristique majeure une condamnation sans nuance du monde moderne. Après un bref passage – juste avant la Première Guerre mondiale – dans les loges maçonniques dont il s’éloignera définitivement, il produira de nombreux livres et articles dans lesquels il développe sa vision de la Tradition primordiale, postulant un ésotérisme commun à tous les peuples de l’humanité et affirmant l’absolue dégénérescence de l’époque contemporaine (La crise du monde moderne, 1925 ; Le Règne de la quantité et les signes des temps, 1945). Appliquant cette même grille de lecture à la franc-maçonnerie, dont il n’avait lui-même qu’une très faible expérience, il lui consacrera de nombreux écrits (Ecrits sur la franc-maçonnerie et le compagnonnage, 1964), le considérant comme l’une des rares organisations possédant encore, en Occident, les clés d’un ésotérisme universel. Il critiquera cependant sévèrement les déviances et les reniements d’une maçonnerie qui, à ses yeux, surtout en France, avait oublié ses racines profondes et perdu le sens de ses propres symboles. Il affirmera que l’institution maçonnique, à travers ses grades, renferme un ésotérisme puissant, une « influence spirituelle », conduisant comme à Eleusis des Petits Mystères aux Grands Mystères, et ouvrant la voie à une vision unitive et à la délivrance. Parallèlement à cette mise en valeur de la maçonnerie, René Guénon ne cessera d’affirmer la nécessité, pour le maçon initié, de «l’exotérisme traditionnel », c’est-à-dire le rattachement effectif à une tradition religieuse « régulière » (notamment l’une des religions du Livre) dont la maçonnerie permettrait l’approfondissement ésotérique.

    La pensée de René Guénon a durablement influencé une partie de la maçonnerie française et italienne, notamment. En revanche, elle a connu un bien moindre écho au sein de la maçonnerie anglo-saxonne qui privilégie plutôt une lecture purement morale ou psychologique des rituels maçonniques. (à suivre)

    _______________________________________

    [1] Le texte de cette section est, pour l’essentiel, la traduction française inédite de l’article « Freemasonry » que j'ai publié dans le Dictionary of Gnosis and Western Esotericism, Leiden, Brill, 2005. On peut aussi consulter, sur le même sujet, le très intéressant article « Franc-maçonnerie » écrit par J.F. Var dans le Dictionnaire critique de l’ésotérisme, Paris, PUF, 1998 [nouvelle édition 2013].

  • Pourquoi n’y a-t-il pas de « 4ème pilier » ?

    …avant tout parce qu’il ne peut y en avoir que trois et que la notion même d’un quatrième terme - prétendument « invisible » - est une absurdité, comme on peut le voir ci-dessous.

    En quelques mots, les loges, depuis l’origine de la maçonnerie en France, ont connu essentiellement deux types principaux de disposition des « trois grands chandeliers » situés au centre de la loge :

    1. Celle héritée de la Première Grande Loge de 1717, c'est-à-dire celle du Rite Moderne, ou plus tard du Rite Français qui en est l'héritier, avec un chandelier au sud-ouest, un au nord-est et un autre au sud-est.

    Les Instructions traditionnelles qui les accompagnent et les commentent les rapportent exclusivement au ternaire Soleil-Lune-Maître de la Loge. Les trois chandeliers matérialisent donc ces trois « Lumières ».Loge 1.png

    On trouve dans de nombreux textes maçonniques du XVIIIème siècle transmis jusqu’à nous, sous des formes assez peu variées du reste, l’explication classique selon laquelle il n’y a que ces trois Lumières, et trois seulement, parce que « le soleil éclaire les ouvriers le jour, la lune pendant la nuit et le Vénérable en tout temps dans sa loge ».

    Les trois grands chandeliers sont « doublés » par leur représentation graphique sur le tableau ou sur les murs de la loge : le soleil, la lune et une étoile. Ce dernier symbole se réfère donc au « Maître de la Loge ». On pourrait aller plus loin dans le commentaire mais on doit simplement rappeler que ce passage très classique des catéchismes maçonniques ne fait en réalité que reprendre presque littéralement la Genèse (1,16) : « Elohim fit donc les deux luminaires, le grand luminaire pour présider au jour, le petit luminaire pour présider à la nuit, et aussi les étoiles ».

    On voit bien qu’un «quatrième » luminaire, si j’ose dire, n’a aucune place dans ce premier schéma.

    2. A partir de la fin du XVIIIème siècle, en France, on voit apparaître une nouvelle disposition des chandeliers, dénommés « piliers » : sud-ouest, nord-ouest et sud-est. C’est celle des Rites dits « écossais », RER d’abord puis REAA au début du XIXème siècle.

    Loge 3.png

    Les trois piliers des Rites Ecossais du XVIIIème siècle français

    Loge 5.png

    Les trois piliers du REAA de 1804

    Ces « piliers » ont d’ailleurs précédé, dans les textes rituels, leur représentation dans la loge. En effet, dès les origines les catéchismes maçonniques français – du Rite Moderne – disent à peu près tous : « Qu’est-ce qui soutient la loge ? Réponse : Trois grands piliers, Sagesse, Force et Beauté ». Mais à cette même époque, pourtant, les trois grands chandeliers qui sont au centre de la loge correspondent bien au ternaire Soleil-Lune-Maître de la Loge évoqué plus haut. Les trois « piliers » ne sont donc alors que « virtuels », sans aucune représentation matérielle. Ils ne sont devenus « réels » que dans les Rites écossais – ce qui montre que dans tous les Rites, que l’on veut parfois sottement opposer, il n’y a qu’une présentation différente des mêmes symboles….

    Mais d’où vient lui-même ce ternaire, Sagesse-Force-Beauté, d’abord invisible puis devenu matériel sous forme des « trois grand piliers », assez tardivement du reste ?

    En fait, il s’agit simplement de trois termes traditionnels, dans les prières et les invocations chrétiennes du Moyen-Age, pour qualifier les trois personnes de Trinité ! On trouve ainsi, en Angleterre, de nombreuses attestations de la forme suivante au commencement de diverses prières : « Par la Force du Père, la Sagesse du Fils glorieux et la Grâce ou la Bonté[1] du Saint Esprit ».

    Trinite.maison.Bordeaux.pngCette formule est reprise au XVIème siècle dans les Anciens Devoirs qui donneront la trame de l’histoire traditionnelle du métier de maçon dans le légendaire maçonnique.[2] C’est ainsi qu’elle est parvenue dans le rituel maçonnique où l'énoncé ternaire apparait, sous la forme « Sagesse, Force et Beauté » (Wisdom, Strength and Beauty), en 1727 dans le Ms Wilkinson. L’idée de départ était donc que les trois piliers « soutiennent » la loge comme Dieu – en trois Personnes –, par sa sagesse, sa force et sa beauté (sa grâce), « soutient » l’univers entier.

    Aussi difficile à admettre que cela puisse être pour certains, je le reconnais, il n’y a donc « que » trois piliers, car il n’y a « que » trois personnes de la Trinité…



    [1] « Grace and Goodness ». On notera qu’en anglais, grâce a aussi la valeur de beauté – comme en français classique, du reste.

    [2] Toutes les références figurent dans l’ouvrage de R. Désaguliers, Les trois grands piliers de la franc-maçonnerie, [nouvelle édition entièrement révisée par R. Dachez], Paris, 2012.

  • Pourquoi des loges "bleues" ?

    Cette note ne constitue pas un travail achevé mais rassemble diverses données permettant d’éclairer cette question, laquelle ne se résume pas à une simple discussion sur le symbolisme de la couleur bleue – ce serait un peu  trop facile…

     

    1. Qu’est-ce qui est primitivement bleu ? La loge, les grades, ou autre chose ?

    Les expressions « loge bleue » et « grades bleus » ne sont pas généralement répandues dans la maçonnerie anglo-saxonne, en revanche les décors des grades symboliques y sont le plus souvent bordés de bleu. C’est cela le dénominateur commun.

    En effet, pour désigner les grades et les loges symboliques de trois premiers grades, les Anglais et les Américains utilisent surtout les expressions « Craft degrees » et « Craft lodges », c’est-à-dire « les loges et les grades du Métier ». Les Américains ont cependant plus souvent adopté l’expression « Blue Lodges » qui est d’un usage plus fréquent chez eux. L’expression « Maçonnerie bleue » reste cependant avant tout essentiellement française.

    En réalité, c’est par un processus de métonymie que peu à peu tout l’univers symbolique et rituel  des trois premiers grades est devenu « bleu » : les loges, les grades et la Maçonnerie symboliques sont devenus bleus parce que les décors maçonniques de ces grades – Apprenti, Compagnon et Maître – ont été d’abord ornés de bleu.  Il faut donc rechercher comment  cela s’est produit.


    2. Les premiers textes qui évoquent ce sujet dans l’histoire maçonnique montrent bien l'origine de ce bleu.

    En juin 1727, le registre des procès-verbaux de la première Grande Loge de Londres – fondée en 1717 – mentionne pour la toute première fois le fait que le Vénérable Maître et les Surveillants des loges devront porter « les bijoux de la maçonnerie appendus à un ruban blanc ».[1]

    On sait par l’iconographie abondante du XVIIIème siècle que les Frères portaient tous à cette époque un même type de tablier, très proche du tablier opératif : un long tablier de cuir avec  la bavette pendante. Il n’y avait pas encore de distinction entre les grades quant au tablier et il ne faut pas oublier que cela ne posait aucun problème: en effet, avant 1725-1730, et parfois bien plus tard en Angleterre, on ne connaît que deux grades – Apprenti et Compagnon) et que ces deux grades sont le plus souvent conférés le même soir dans une même cérémonie. Ce sera encore chose courante en France dans les années 1740.[2]

    1805-hand-painted-freemason-masonic-apron-amazing-piece.jpg

    Tablier de Maître en France vers 1805

    On voit donc qu’en 1727, on ne parle que des colliers pour les trois Officiers principaux (pour y accrocher l’Equerre, la Niveau et la Perpendiculaire) et que ces colliers sont… blancs !

    En mars 1731, un autre règlement de la G.L. prescrit que désormais, pour les Officiers des loges, non seulement les cordons seront de soie blanche, mais que leurs tablier de cuir devront aussi être bordés d’un galon de soie blanche et « d’aucune autre couleur quelle qu’elle soit ».[3] Mais, dans la même séance, la G.L.  arrête que « le Grand Maître, son Député et ses (Grands) Surveillants porteront leurs bijoux, d’or ou de vermeil, appendus à des rubans bleu autour de leur cou et que leurs tabliers de cuir seront bordés de soie bleue ».[4]

    Voilà le bleu introduit, mais seulement pour les Grands Officiers ! Le registre anglais ne dira plus rien sur le décor des loges « symboliques » - on n’ose pas dire « bleues ». Mais à la même époque, ce sont des Britanniques qui introduisent la Maçonnerie en France [5] et ils y imposent leurs usages. Or, dans une  divulgation imprimée, publiée en 1744, Le Secret des francs-maçons, on peut lire que « dans ces assemblées chaque Frère a un tablier fait d’une peau blanche dont les cordons doivent aussi être de peau. Il y en a qui les portent tous unis, c’est-à-dire sans aucun ornement, d’autres les font border d’un ruban bleu. »  Et plus loin, le même auteur nous apprend que « le Vénérable, les deux Surveillants, le Secrétaire et le Trésorier » portent « un cordon bleu taillé en triangle ».

    Il est donc clair qu’à un moment quelconque, entre 1730 et 1745 environ, aussi bien en France qu’en Angleterre – mais à partir d’une initiative anglaise – les tabliers des membres des loges particulières, comme jadis uniquement ceux des Grands Officiers, sont devenus bleus ? [6]

    Mais pourquoi, et s’agissait-il du même bleu ?

    Tablier anglais.jpg

    Tablier de Passé-Maître anglais contemporain (depuis l"Union de 1813)

     

    3. Un texte anglais de 1734, le Ms Rawlinson, nous apprend qu’à cette époque le bleu des décors des Grands Maîtres – en application de la décision de 1731 – est précisément celui de l’Ordre de la Jarretière (ce que ne mentionnait pas le registre de la G.L.).

    C’est une indication précieuse car nous savons en effet que de nos jours encore, les décors des Grands Officiers de la Grande Loge d’Angleterre sont bien « Garter blue », c’est-à-dire d’un bleu profond, assez foncé, celui du premier Ordre de Chevalerie du pays, institué par  Edouard III en 1348, et dont le Grand Maître est le Souverain régnant.

    Le problème est que ce bleu n’est pas du tout le bleu pâle, le bleu ciel (ou parfois légèrement turquoise) des décors des grades symboliques, aussi bien en Angleterre  qu’en France ! Mais l’énigme se résout si l'on se souvient que lors de sa création par les Tudor au milieu du XIVe siècle, la couleur du Garter était … bleu clair. Il y a eu un changement vers 1740, la dynastie hanovrienne adoptant un autre bleu – notre bleu actuel de la Jarretière, plus foncé – afin de le distinguer de celui de l’Ordre de la Jarretière « piraté » par les prétendants au trône de la dynastie évincée en 1688, lors de la Glorieuse Révolution, les Stuart, qui continuaient à le distribuer illégalement à leurs partisans.

    En clair – si l’on peut dire ! –, tout est lié à l’histoire politique de la Grande-Bretagne entre 1730 et 1745 : d’abord le bleu du Grand Maître est le bleu de Jarretière, mais c’est alors un bleu clair, puis il devient  un bleu foncé quand l’Ordre de la Jarretière est modifié par le roi… et alors l’ancien bleu de la Jarretière – celui qui est clair – devient le bleu des loges symboliques – est-ce clair ?...


    GM-600.jpg

    Tablier de Grand Maître en Angleterre

     

    La leçon générale qu’il faudrait en retirer est la suivante : depuis le début on a donné aux décors maçonniques une couleur évoquant délibérément une des plus hautes dignités du pays. : la franc-maçonnerie, recrutant peu à peu dans toutes les classes de la société, est une nouvelle aristocratie. Du reste, dans la retentissante divulgation anglaise Masonry Dissected, publiée en 1730 et qui révéla à tout Londres les usages maçonniques, il est dit que lorsqu’on remet au nouvel Initié son tablier on lui dit « que c’est une marque d’honneur, qui est plus ancienne et plus honorable que la Jarretière ».[7]

    Mais est-ce que ça marche partout et toujours ? Il faut pour cela vérifier ce qui va se passer dans les pays voisins, des deux côtés de la Manche.

    En Ecosse : les loges particulières ont des tabliers bordés… de toutes sortes de motifs « écossais » empruntés à des tartans de clans, mais jamais de bleu. En revanche, pour la Grande Loge et les Grands Officiers, c’est toujours le vert qui est très évidemment la couleur du premier Ordre de chevalerie de l’Ecosse, l’Ordre du Chardon (Most Ancient Order of the Thistle).

    En France, quand la maçonnerie s’installe, quel bleu est choisi ? L’iconographie et les nombreux tabliers du XVIIIème siècle qui nous sont parvenus  le montrent jusqu’à nos jours sans ambiguïté : c’est un bleu ciel. Or, en France, cela pouvait-il se référer à l’Ordre de la Jarretière ? Non, bien sûr. Mais il  se trouve que la premier Ordre français était à cette époque, l’Ordre du Saint Esprit qui est bleu clair ! Du reste Pérau, en 1744, dit très simplement que le collier en triangle que portent les Officiers des loges est à peu près « comme celui des Commandeurs de l’Ordre du Saint Esprit ».

    PGMP Glasgow.jpg

    Tablier de Passé Grand Maître Provincial en Ecosse

     

    On peut même aller plus loin.

    En 1731, la Grande Loge de Londres consacre une classe particulière de Frères que l’on nomme  les  « Grand Stewards » – ou Grands Intendants. Ils sont chargés de préparer et d’organiser à leurs frais le grand diner de gala annuel de la Grande Loge (« the Grand Festival »). Ce sont naturellement des Frères triés sur le volet et que la Grande Loge a voulu très tôt veut honorer pour leurs dépenses. La G.L. décide alors qu’ils porteront des décors spéciaux – montrant bien par là que la couleur des décors sert avant tout à signaler une dignité – et que ces décors seront bordés de… rouge ![8]Mais la nuance de rouge qui est choisie est le « cramoisi » (crimsom) c’est-à-dire exactement la couleur  de l’Ordre du Bain (Order of the Bath) qui est le deuxième Ordre de chevalerie en Angleterre après l’Ordre de la Jarretière.


    stew3__43800_zoom.jpg

    Tablier de Grand Steward

     

    Projetons-nous près d’un siècle plus tard, en France. Le même phénomène va sans doute se reproduire.

    Des militaires français, venant des Antilles et des Etats-Unis, apportent en France le Rite Ecossais Ancien et Accepté qui est alors uniquement un système de hauts-grades. En 1804, ils fondent le Suprême Conseil de France dont les loges symboliques sont confiées à la seule puissance maçonnique du pays, c’est-à-dire le Grand Orient de France. Au bout de quelques mois, l’accord imposé par l’Empereur explosera et les deux corps maçonniques se sépareront. Les Frères Ecossais soucieux de rédiger des rituels spécifiques pour leurs loges « bleues », produiront le Guide des Maçons Ecossais. Mieux encore, pour se distinguer des Frères du Grand Orient, ils décideront surtout de changer la couleur de leurs tabliers en adoptant le rouge.

    Or, quel est à cette époque le premier Ordre national, alors tout juste créé – en 1803 exactement ? C’est évidemment la Légion d’honneur dont la couleur est bien connue…

    Dans tous les cas, on le voit, la clé des couleurs des décors des grades et des loges symboliques, semble bien être la volonté de rapprocher l’Ordre maçonnique des Ordres de chevalerie les plus éminents du pays ! Ce fut ainsi souvent le bleu – avec des variantes – mais pas toujours …[9]


    4. Ces considérations historiques et honorifiques – qui sont évidemment très convaincantes – épuisent-elles pour autant le sujet ?

    On peut estimer qu’en ce qui concerne le bleu, d’autres facteurs ont peut-être sinon déterminé du moins renforcé ce choix, notamment en Angleterre où il a été fait en premier lieu.

    On a par exemple fait observer que les deux nuances de bleu qu’on a évoquées sont celles des couleurs emblématiques des deux Universités les plus prestigieuses du pays : l’ « Oxford-blue » – qui est foncé – et le « Cambridge-blue » – qui est clair.[10] Il est certain que vers 1730-1750, il y avait dans les loges anglaises une foule d’universitaires et de savants de renom, tous issus des ce deux vénérables institutions et très attachés à leurs traditions.  Peut-on éliminer cette hypothèse ?

    Mais surtout, n’oublions pas que  nous sommes là en terre protestante, avec des hommes – et souvent dans les milieux maçonniques anglais, des ecclésiastiques : Jean-Théophile Désaguliers, James  Anderson – qui ont une connaissance approfondie de la Bible et s’y réfèrent souvent.


    high-priest1.jpg

    Reconstitution des décors du Grand Prêtre du Temple de Salomon

     

    Or, il  y a des pistes à suivre.  Par exemple, dans l’Exode (28,31) on décrit le vêtement du Grand Prêtre du Temple de Jérusalem, la robe de l’ephod,[11] qui sera « tout entière de bleu profond ». [12]Il n’est pas exclu que l’on ait voulu, avec le bleu comparable des décors maçonniques, évoquer la vocation sacerdotale de la maçonnerie : d’abord parce que le Temple – où officiait le Grand Prêtre – est bien sûr le modèle de la loge, ensuite parce que des protestants n’ont aucune difficulté à mettre en relief le « sacerdoce universel » qui est un des fondements de la Réforme.

     



    [1]  Quatuor Coronotorum Antigrapha, 10 (1913), p.74.

    [2] Dans plus ancienne divulgation maçonnique française, La réception d’un frey-masson (1737), on voit bien que le candidat est reçu en seul mouvement « Apprentif-Compagnon » (Cf. R. Dachez, Histoire de la franc-maçonnerie française, 2003, p. 51).

    [3] Quatuor Coronotorum Antigrapha, 10 (1913), p. 147.

    [4] Id.

    [5] Classiquement, la première loge y est fondée à Paris en 1725.

    [6] Toutefois, on voit bien dans le texte de Pérau que même en 1744 à Paris, certains Frères portent encore le tablier blanc uni, « à l’ancienne manière » en quelque sorte…

    [7] Knoop, Jones & Hamer, Early Masonic Catechisms, 1943, p.159.

    [8] Le privilège de désigner les Grands Stewards s’attachera plus tard à des loges spécifiques dont tous les membres ont le droit de porter un tablier rouge : ce sont les « Red Apron Lodges ».

    [9] On n’a pas cité l’Irlande, le pays des laissés pour compte au XVIIIème siècle, une colonie britannique méprisée, sans souveraineté propre et sans Ordre de chevalerie national. Mais on peut supposer que les maçons irlandais, qui ont choisi le bleu clair pour leurs décors eux aussi, ne l’ont certainement pas fait en référence à l’Ordre anglais de Jarretière, forcément peu estimé par eux, mais plutôt en évocation héraldique de l’émail du champ de leurs armes nationales : « D’Azur à une harpe d’or »…

    [10] Bernard Jones, Freemasons’ Book and Compendium, 1956, p.470.

    [11] Qui était, rappelons-le, le vêtement que portaient les prêtres, en fait comme un pagne que l’on ceignait et qui couvrait peu le corps – évoquant assez une sorte de tablier…

    [12] Peu importe que les traductions récentes évoquent plutôt « une pourpre violette », ce qui importe c’est que la valeur bleue était retenue unanimement par les traductions anglaises de la Bible au XVIIIème siècle, et par l'iconographie de l'époque, qui en dérive.