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Rechercher : faut-il marquer les angles

  • Franc-maçonnerie, histoire et tradition : première approche

    1. Tradition

    J'ai souvent cité ce mot de mon ami Pierre Mollier, à propos de la réticence prétendue des francs-maçons à l’égard de l'histoire: "C"est faux, dit-il. Les francs-maçons adorent l'histoire...surtout l'histoire sainte !..."

    Car l'histoire, c'est bien connu, est l'ennemie de la tradition...

    Voilà le grand mot lâché ! Qu'on se rassure aussitôt : je n'en tenterai ici ni l'exégèse ni même le commentaire. Je me bornerai à suggérer qu’il n'est pas de voie maçonnique cohérente et digne de ce nom, qui ne se situe dans le sillage d'une pensée traditionnelle. Que faut-il entendre par là ? Simplement, que nous avons reçu dans nos légendes, nos grades, nos rituels, nos symboles, nos usages, une foule considérable de données dont les auteurs sont presque toujours inconnus et les sources le plus souvent indiscernables, mais que nous avons choisi de les considérer, sinon comme des vérités, du moins comme des repères, des guides essentiels, qui structurent et qualifient notre démarche, qui lui donnent tout simplement sa spécificité, son sens et sa portée. On peut évidemment, en délaissant cette tradition, en l'ignorant, en la reniant même, faire quantité de choses importantes, intéressantes et utiles, et s'engager dans des chemins spirituels sans aucun doute fructueux. Tout cela est parfaitement licite, légitime et honorable. Mais cela n'est plus maçonnique. Or, ce qui nous intéresse, c'est précisément la maçonnerie.


    construction d'une cathédrale au  Moyen-Age.jpg

    "Nos Frères qui ont bâti les cathédrales..."

    Pieuse légende ou périlleuse illusion ?


    Toutefois, lorsqu'on a posé ces quelques principes, on est loin d'avoir tout résolu, car plusieurs obstacles se dressent, et plusieurs dangers apparaissent. La chronique et l'histoire de la maçonnerie, depuis plus de siècles déjà, mais singulièrement aussi depuis quelques années, l'ont amplement montré.

    Le premier danger est celui de l'intégrisme, à la fois maçonnique et traditionaliste : il existe, je l'ai rencontré.
    L'une de ses racines les plus profondes, mais sans exclusive, il est vrai, est notamment ce que Robert Amadou, avec une ironie d'autant plus cruelle qu'elle est juste, a qualifié de "psittacisme guénonien". Au nom de Guénon, mal connu, mal lu, mal compris, et qui mérite mieux que cela, mais aussi de quelques autres, rabâchés à l'envi, comme on psalmodie les tables de la Loi, quelques Saint-Just de la « Tradition » décrètent du haut de leur chaire l'excommunication majeure de tous ceux qui ne pensent pas comme eux, et notamment de ceux qu'ils qualifient de "tenants de l'histoire universitaire", ce qui n'est guère aimable sous leur plume, et qu'ils rangent immédiatement parmi les agents de la « contre-initiation »…

    Plus sérieusement, penser que les textes de la tradition, maçonnique ou non, peuvent être abordés sans analyse préalable de leur contexte, de leurs antécédents, sans distance critique disons-le clairement, c'est oublier gravement, comme doivent le savoir pourtant tous ceux qui déplorent les travers intellectuels du monde moderne, que pour comprendre immédiatement et pleinement ces sources, il faudrait simplement à l'homme des facultés qu'il ne possède pas, ou qu'il a perdues.

    Le second danger, plus répandu, plus anodin en apparence, et par là plus insidieux peut-être, est la confusion intellectuelle.

    Un autre précurseur doit être ici évoqué, fût-ce au risque d'en peiner quelques-uns : je veux parler d'Oswald Wirth, qui fut, non pas le "mainteneur de la véritable franc-maçonnerie" comme naguère le qualifia pompeusement Jean Baylot, mais, c'est incontestable, le rénovateur d'une certaine intelligence symbolique dans les loges françaises, dès le début de ce siècle. Mais dans quel contexte intellectuel, sur quelles références, dans quel désordre, mêlant sans vergogne une alchimie simplifiée au point d'en être réduite à une pitoyable caricature, une obsession regrettable pour un magnétisme fin de siècle, et cette méthode curieuse et dévastatrice qui consiste à tout comparer à tout, sans se soucier le moins du monde de la vraisemblance de rapprochements, de la cohérence des sources, de la compatibilité des correspondances !


    apprenti de wirth.jpg

    L'Apprenti de Wirth sait-il vraiment ce qu'il fait ?


    "Tout est dans tout et réciproquement" aimait à rappeler, sans rire, le regretté Pierre Dac, qui nous donnait au passage une simple et judicieuse leçon sur les dangers du comparatisme sauvage, tandis que Sacha Guitry, assurément fort éloigné de l'ésotérisme, avertissait plaisamment : "Aimez les choses à double sens, mais assurez-vous d'abord qu'elles en ont bien un !". Toute une littérature symbolique sur la maçonnerie, malheureusement répandue et prisée, caractérisée par son effroyable pauvreté intellectuelle, et la médiocrité de ses références, a usé, ad nauseam, de cette méthode confuse, et a produit dans nombre d'esprits sincères des ravages profonds.

    Ces deux dangers, il est capital de s'en garantir, de les éviter à tout prix, sans quoi la maçonnerie se voulant, ou se disant traditionnelle, tomberait dans un piège mortel, condamnée à osciller entre un cénacle crypto-sectaire et un bazar pseudo-ésotérique.

    Ces dangers, les fondateurs de la LNF, qui se qualifièrent, peut-être avec un peu de présomption, de « Maçons Traditionels Libres », avec à leur tête, voici plus de trente ans, René Guilly, esprit à la fois profond et rigoureux, ont voulu les conjurer, et ils ont pour cela établi une méthode, leur méthode, paradoxale en apparence, sans doute inattendue, et rebutante pour certains, car exigeante pour tous.

    2. Histoire de la tradition

    Elle se résume en une simple formule : pour approfondir et éclairer la tradition, il faut recourir à l'histoire !

    De même, en effet, que l'histoire de l'institution maçonnique, et singulièrement de son passage de l'opératif au spéculatif, est encore semée d'incertitudes, de lacunes et de contradictions, de même, l'élaboration de son corpus légendaire n'apparaît guère résulter d'une descente providentielle d'un savoir constitué et structuré d'emblée, et moins encore d'un dépôt immuable, transmis d'âge en âge par des voies régulières, mais bien plutôt d'une construction progressive, par apports successifs, de sources très diverses et parfois fort récentes, sans aucun plan concerté dès l'origine. En d'autres termes, et l'on me pardonnera la banalité de cette découverte, cette tradition a une histoire.

    On doit noter toutefois que cette banalité ne va pas de soi pour tout le monde, et que dans certains milieux intellectuels, notamment maçonniques, une telle affirmation, de nos jours encore, est parfaitement insoutenable. La soutenir néanmoins, c'est précisément cela encore, être un « Maçon Traditionnel Libre ».

    Loge WP.jpgNous nous sommes forgés pour cela, depuis quarante ans, quelques instruments de travail, parmi lesquels les Loges d'études et de recherches, qui sont les fleurons de notre Fédération. Les Loges William Preston consacrée à la tradition maçonnique anglaise, Louis de Clermont qui explore les sources de la Maçonnerie française, Le Vray Désir qui se penche sur celles du Régime Ecossais Rectifié, et d'autres encore – comme ma chère Elizabeth Saint Leger ! – sont des laboratoires, où sans contrainte et sans réserve, sont menées avec rigueur des études de longue haleine, une sorte de travail archéologique empruntant exclusivement, et délibérément, aux méthodes de l'érudition classique, sur les textes les documents, les sources les plus anciennes, souvent méconnues et plus d'une fois redécouvertes dans un fonds d'archives oublié, recensées, analysées, comparées, et restituées surtout dans leur époque, leur milieu intellectuel et spirituel d'origine, afin d'en faire surgir à nouveau l'esprit initial, dans sa première vigueur. En plus de quarante ans, combien de fables n'ont-elles pas été mises à mal dans ces séances, mais la maçonnerie en est toujours ressorties plus belle, car plus vraie !

    Nul ne doit craindre la vérité de l'histoire, car, nous l'avons éprouvé plus d'une fois, cette vérité est presque toujours plus belle et plus fascinante que la fiction la plus ingénieuse.

    3. Exemple d'une approche historique et traditionnelle

    Je voudrais simplement en quelques lignes, illustrer par un seul exemple, lescolonnes.jpg fruits de cette méthode, mais on pourrait naturellement en citer quantité d’autres. Il porte sur un problème majeur de la symbolique maçonnique : ce sont les deux Colonnes du Temple.

    Chacun sait que sur ce point, la maçonnerie, depuis les années 1750, se partage en deux traditions : celle de la Première Grande Loge anglaise, dite plus tard des Modernes, qui place J. à gauche (au nord), au grade d'Apprenti, et B. à droite, au grade de Compagnon, et celle de la Grande Loge des Anciens, qui propose un ordre inverse, reprochant à la première de l'avoir délibérément interverti - Dieu sait pourquoi ? La maçonnerie française, celle du Rite Français ou du Rectifié, procède de la première tradition. La maçonnerie anglaise actuelle, mais aussi certains rites continentaux dans les grades bleus, comme le REAA, suivent surtout la seconde.

    Qui a tort ? Qui a raison ?

    Si l'on suit la voie intégriste, le Rite auquel on appartient détenant la vérité, il n'y a rien à discuter, et surtout rien à comprendre. Si l'on suit la voie "confusionniste", alors le débat est sans fin. Des tonnes de littérature, alignant toujours de savantes considérations symboliques, sur fond d'ignorance profonde de l'archéologie, des usages bibliques, comme de l'histoire des premiers textes maçonniques, a selon son habitude tout démontré et le contraire de tout, avec la même superbe et la même assurance.

    Aux absurdités déjà proférées par Ragon au siècle dernier sur ce sujet – et sur d'autres –, on pourrait ajouter les laborieuses considérations d'O. Wirth, à la fois psychologiques et "alchimiques" sur ce qu'il appelait "l'intervention écossaise".

    L'enquête initiée dès 1961 par René Guilly, poursuivie pendant des années dans nos Loges d'études, fut conduite à son terme et publiée voici quelques années, d’abord dans un article que j’ai signé dans Renaissance Traditionnelle,[1]puis dans l’édition révisée par Pierre Mollier et moi-même du livre fondateur de notre maître René Désaguliers, Les deux grandes colonnes de la franc-maçonnerie. [2] Je n'en reprendrai pas ici le détail et j’y renvoie mes lecteurs, mais elle établit notamment qu'il n'y eut donc sans doute jamais d'inversion des mots, ni en 1730, ni en 1739, mais plutôt qu’un choix différent – et du reste « justifiable » dans chaque cas –  fut effectué indépendamment, au cours de cette même décennie, par les anglais de la Première Grande Loge, puis par les Irlandais - et que les Écossais ont sans doute fini par s'aligner sur ces derniers, pour des raisons plus politiques que proprement traditionnelles ou maçonniques : leur commune détestation de l'establishment anglais qu'incarnait assez bien la Grande Loge des Modernes ! L'ordre différent des deux Grandes Loges rivales n'aurait pas eu d'autre cause.

    Plus fondamentalement surtout, elle montre que le Mot du Maçon (Mason Word), institution fondamentale du Métier (Craft) en Ecosse au XVIIème siècle, avait introduit le nom des deux colonnes du Temple de Salomon dans le contenu traditionnel de la maçonnerie, et surtout que le nom de ces deux colonnes, ces deux mots, n'en formaient alors qu'un seul, et qu’à l'origine ils n'étaient donnés qu'ensemble à un maçon lorsqu'il était reçu. Ces deux mots n'avaient donc, du point de vue maçonnique, aucun ordre précis, car, pris séparément, ils n'avaient aucun sens.

    L'écho n'est pourtant pas si lointain des querelles entre les Rites maçonniques sur « l'authenticité traditionnelle » ou les « significations ésotériques » de l'un ou l'autre des ordres des mots sacrés. Or ces querelles résultent sans doute surtout, j’ai tenté de le suggérer, d'une simple mais grave méconnaissance des antécédents historiques de cette question...

    3. Mise en perspective initiatique

    Quiconque veut aujourd'hui porter sur la maçonnerie un regard authentiquement traditionnel, doit nécessairement intégrer à sa réflexion, pour ne pas dire à sa méditation, les perspectives ainsi ouvertes.
    La tradition maçonnique, ou plus précisément l'enseignement traditionnel de la maçonnerie, était sans doute, à son origine lointaine, plus simple et par conséquent beaucoup plus cohérent que de nos jours. Il ne faut pas que nous perdions de vue que la complexité finale de la maçonnerie est souvent moins le signe de sa richesse, que celui de la perte de sens traditionnel qu'elle a subie, au moins depuis le milieu du XVIIIème siècle.

    L'étude historique, une fois de plus, rejoint sans la contredire la perspective plus spécifiquement initiatique, qu'elle contribue à éclairer et à revivifier, c'est ma conviction étayée par une trentaine d’années de recherches  passionnantes – et parfois de découvertes sidérantes – en ce domaine. L'histoire n'est pas l'ennemie de la tradition comme trop d'auteurs l'ont péremptoirement déclaré. Elle nous invite ici, par exemple, à retrouver J. et B. non seulement avant leur inversion – désormais plus que problématique – mais avant leur séparation, qui semble, sur le plan traditionnel, avoir été plus grave.
    Elle devrait surtout conduire chaque Rite à la tolérance à l'égard des formes, en prenant garde aux conclusions hâtives qu'une vérification historique n'a pas confirmées, et chaque maçon à l'étude toujours plus attentive des sources de sa propre tradition

    4. Un dernier mot ?

    Du moins provisoirement !...

  • ”Martinisme” et franc-maçonnerie : les équivoques spirituelles du Régime Ecossais Rectifié (1)

    Il est, en maçonnerie comme ailleurs, des mots dont le destin est si compliqué que leur emploi même devient problématique.

    Ainsi du mot « martinisme » que l’on croit aisément saisir, pour le célébrer comme pour s’en distancier, mais qui pourtant, très souvent, trompe son monde en jouant sur les multiples sens qu’il renferme et mélange à loisir. En guise de préambule, rappelons-les brièvement.

    Au XVIIIème siècle et au début du XIXème, ce mot avant tout désigne deux groupes de personnes, deux milieux partiellement recouvrants mais pas exactement identiques, loin de là :

    1. Le premier groupe rassemble les disciples de Martinès de Pasqually – quelques dizaines « d’émules », tout au plus –, qui entre Bordeaux et Lyon principalement, ont suivi leur maître – souvent avec difficulté – dans les tortueux méandres de sa pensées et de ses rituels, et cela pendant quelques années à peine, surtout entre 1767 et 1772. Les savantes distinctions lexicographiques que nous opérons de nos jours, en distinguant les « martinistes » et les « martinèsistes », n’avaient pas cours à cette époque et l’on parlait de « martinistes » pour qualifier les disciples d’un homme dont le nom connaissait du reste d’innombrables variantes, l’un d’entre elles, attestée au XVIIIème siècle, étant du reste « Martin Pascal » !

    2. D’autre part, le principal de disciple de Martinès, je veux parler de Louis-Claude de Saint-Martin, avait forgé – à partir de 1775, c’est à dire après la disparition de son maître – une œuvre personnelle et s’était fait connaître et apprécier par un cercle de familiers – on n’ose encore parler de disciples – et, du fait d’une curieuse coïncidence homophonique, ces derniers prirent assez naturellement, ou on leur attribua, le nom de « martinistes », à eux aussi !

    Cette première équivoque – nous verrons bientôt que le sujet nous en réserve d’autres – n’est pas a priori la plus fâcheuse, car elle est assez naturelle et traduit une réelle continuité spirituelle d’un homme à l’autre. Elle ne va cependant pas sans soulever d’emblée quelques problèmes dont il faut résumer ici l’essentiel. Mon propos n’est pas de reprendre en détail la doctrine et les enseignements de Martinès pour les confronter aux idées mystiques de Saint-Martin, mais de repérer ce que j’appellerais volontiers quelques « couples d’oppositions » qui, à travers des ruptures ponctuelles entre le maître et son élève, nous introduisent à une réelle dissemblance de leurs pensées respectives, ce que précisément l’unicité trompeuse du mot « martinisme », qui les rapproche pour parfois les confondre, ne nous permet plus toujours d’apercevoir.

    On pourrait démultiplier à loisir la liste de ces contrastes, tant le monde que nous abordons est complexe et déroutant – sans parler des questions de langage et de terminologie, les mots employés par l’un et par l’autre variant souvent de sens, ce qui rajoute un niveau de difficulté. Je me bornerai, pour la clarté des choses, à souligner trois oppositions qui éclaireront, je l'espère, les sources du RER, comme on le verra plus loin.

    La première ligne de partage est celle qui sépare le maître spirituel du témoin. C’est celle que l’on souligne le moins souvent ; c’est pourtant celle qui me parait la plus lourdement chargée de sens.

    Martinès de Pasqually dont les sources sont à peu près inconnues – même si l’on peut avec quelque vraisemblance en soupçonner quelques unes –, et lui-même n’a jamais souhaité s’expliquer à ce sujet, se limitant à dire qu’il « transmettait ce qu’il avait reçu »…


    http://www.philosophe-inconnu.com/Livres/Iimages_livres/traite_drc.jpg

     

    Mais le ton qu’il emploie, en revanche, est très connoté. C’est comme un prophète qu’il s’exprime bien souvent, affirmant avec autorité, s’imposant avec véhémence, apparemment sûr de lui, comme conduit, guidé par quelque entité supérieure. On peut citer, dans un registre presque théâtral, cette crise de larmes qui le saisit lors d’une de ses toutes premières rencontres avec Willermoz, révélant à son nouvel émule, tout bouleversé par un tel spectacle, qu’on vient de lui signifier que grâce à lui certaine faute ancienne venait de lui être pardonnée. Vision fugitive de l’au-delà, communication angélique ou divine ? Nul ne le sait, et Martinès n’en dit rien, mais de telles aventures n’arrivent pas à n’importe qui. Martinès revendique sans le dire expressément, laisse soupçonner sans l’affirmer clairement, qu’il possède, si l’on peut dire, un « canal particulier » avec le Ciel ou avec des Esprits qui en proviennent directement.

    On ne s’étonnera guère que ses disciples, pourtant des hommes raisonnables et avisés – comme l’habile négociant que fut toujours Willermoz – aient presque tout accepté sans rien dire : les incartades du maître, ses jongleries financières, ses dérobades permanentes lorsqu’il s’agissait de livrer rituels et instructions promis depuis des mois, mille fois différés, jamais achevés. On comprend aussi que Willermoz, sans manifester le moindre doute, rapporte encore, bien des années après la mort de Martinès, que ce dernier, au jour et à l’heure présumés de son décès, à Saint Domingue, était apparu à Madame Pasqually restée à Bordeaux, son spectre traversant le salon où elle était à son ouvrage, en lui faisant un signe de la main : « fait qui a été confirmé et vérifié », ajoute Willermoz le plus sérieusement du monde. L’aurait-il simplement cru de son voisin ou même du pape ? 

    On pourrait certes sourire mais mon but n’est pas de faire sourire, ce qui est un peu trop facile dans le cas présent ; c’est plutôt de pointer ces anecdotes pour révéler la vraie nature de Martinès, ou du moins la relation spéciale qu’il entretint avec ses disciples les plus proches et les plus convaincus. Après la disparition de leur Maître, alors que l’Ordre s’achemine à grands pas vers sa fin, ces derniers réunissent à Lyon, entre 1774 et 1776, sous la houlette des plus brillants d’entre eux, pour y donner ce que l’on nomme aujourd’hui « Les Leçons de Lyon » [1]: un cours d’exégèse des paroles de Martinès, un décryptage courageux d’un enseignement souvent impénétrable et jamais consigné de manière cohérente. Une seule chose manque pourtant à leur travail : une approche critique. Jamais, en effet, la légitimité de ce que l’on pourrait ici appeler les « logia » (c’est-à-dire des « saintes paroles ») du Maître ne sera remise en cause. Les trois professeurs de martinisme sont alors Du Roy d’Hauterive – un protestant passé au catholicisme sous l’influence de Martinès (le Ciel le lui pardonnera peut-être !) – Willermoz et bien sûr Saint-Martin qui en laissera une version personnelle, les Dix Instructions à un Homme de Désir. Comme les disciples de Jésus, incrédules devant sa fin inexplicable et cherchant dans les énigmes de ses paraboles la raison de son départ – et plus encore la promesse de son retour –, les émules de Lyon disaient entre eux : « Que voulait-il dire ? ». Tel fut pour eux Martinès : celui qui n’avait finalement rien livré mais qui aurait pu tout dire.


    http://www.librairie-tablehermes.com/upload/Livres_FM_RER/lecons_lyon_elus_coen_amadou-z.jpg

    On sait ce que Martinès a dit de lui-même, en revanche, prévenant d’avance toutes les critiques : « Quant à moi, je suis homme et je ne crois point avoir vers moi plus qu’un autre homme […] Je ne suis ni dieu, ni diable, ni sorcier, ni magicien. » Reste en tout cas pour l’historien une énigme que la documentation ne suffit pas à résoudre.

    Or, combien Saint-Martin diffère de ce portrait ! Lui qui, docile mais déjà dubitatif devant les rituels incroyablement compliqués que lui prescrivait son Maître, l’interrogeait naïvement : « Faut-il donc tant de choses pour prier le Bon Dieu ? »…

    Martinès proclamait alors que Saint-Martin rendait témoignage, au sens même que revêt cette expression dans le célébrissime Prologue de l’Evangile de Jean dont un membre de phrase orne, dans le Rite Ecossais Rectifié, le triangle de l’Orient :

    « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu.

    Il était au commencement auprès de Dieu.

    Par lui, tout s'est fait, et rien de ce qui s'est fait ne s'est fait sans lui.

    En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes ; la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas arrêtée.

    Il y eut un homme envoyé par Dieu. Son nom était Jean.

    Il était venu comme témoin, pour rendre témoignage à la Lumière, afin que tous croient par lui.

    Cet homme n'était pas la Lumière, mais il était là pour lui rendre témoignage.

    Le Verbe était la vraie Lumière, qui éclaire tout homme en venant dans le monde.

    Il était dans le monde, lui par qui le monde s'était fait, mais le monde ne l'a pas reconnu.

    Il est venu chez les siens, et les siens ne l'ont pas reçu.

    Mais tous ceux qui l'ont reçu, ceux qui croient en son nom, il leur a donné de pouvoir devenir enfants de Dieu.

    Ils ne sont pas nés de la chair et du sang, ni d'une volonté charnelle, ni d'une volonté d'homme : ils sont nés de Dieu. »

     

    Tel était sans doute Saint-Martin. Prenons garde à ne pas l’oublier. Son « martinisme » je reviendrai  sur l'incroyable flou sémantique de ce terme n’est pas une doctrine, c’est avant tout une disposition de l’âme. Et comment ne pas reconnaître cet envoyé « qui était dans le monde » mais que « le monde n’a pas reconnu », dans l'ombre de celui qui se faisait précisément appeler le « Philosophe Inconnu » ?... (à suivre)



    [1] Les leçons de Lyon aux Elus-Coëns – Un cours de martinisme au XVIIIème siècle, par Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Jacques du Roy d’Hauterive, Jean-Baptiste Willermoz – Première édition complète d’après les manuscrits originaux procurée par Robert Amadou et Catherine Amadou, Paris, Dervy, 1999, 2011².

  • Des Frères et ... des Soeurs ”réguliers” !...

    J’interromps un moment la poursuite de ma chronique sur les origines de la légende d’Hiram – j’y reviendrai très vite –, pour envisager un sujet qu’un blog maçonnique a récemment abordé, et proposer à cette occasion une contribution personnelle à la réflexion collective.

    Il s’agit du blog Myosotis Dauphiné-Savoie de mon Frère et ami Emmanuel Serval. Dans son dernier post, il publie un texte signé par « Ma Contribution » au sujet de la « question féminine » dans la franc-maçonnerie, au moment où l’on annonce pour ce soir une conférence de Bruno Pinchard, dans le cadre du Cercle Villard de Honnecourt, sur « Initiation et féminité ».  Cette question, on l’imagine, préoccupe un certain nombre de maçons « réguliers », pris entre la proscription des femmes dans ladite maçonnerie, principe que certains d’entre eux considèrent comme absolument essentiel, et la conscience qu’ont beaucoup d’entre eux des difficultés que cela peut poser dans une société comme la nôtre où, après 2000 ans de tradition judéo-chrétienne, les relations entre les hommes et les femmes, à tous égards, se sont profondément modifiées au fil des siècles…et notamment au cours de récentes décennies !

    On peut certes, pour s’en tirer à bon compte, proférer des niaiseries, comme certains l’ont fait, en disant par exemple que le « Rite ne nous présente que des figures masculines » – mais si une maçonnerie qui s’imagine « régulière » en est réduite à ces inepties, elle n’ira pas très loin…

    C’est du reste surtout à l’intention des Frères « réguliers » – et reconnus comme tels par Londres ! – que je voudrais porter à la connaissance de tous une déclaration publiée il y a déjà de nombreuses années – en 1999 ! – par la Grande Loge Unie d’Angleterre.

    Je vous donne ci-dessous la version originale et la traduction que j’en fais – avec entre crochets quelques précisions dans les passages un peu elliptiques du texte anglais. Les passages soulignés le sont par moi.

     

    Statement issued by UGLE – 10th March 1999

    "There exist in England and Wales at least two Grand Lodges solely for women. Except that these bodies admit women, they are, so far as can be ascertained, otherwise regular in their practice. There is also one which admits both men and women to membership. They are not recognised by this Grand Lodge and intervisitation may not take place. There are, however, discussions from time to time with the women’s Grand Lodges on matters of mutual concern. Brethren are therefore free to explain to non-Masons, if asked, that Freemasonry is not confined to men(even though this Grand Lodge does not itself admit women). Further information about these bodies may be obtained by writing to the Grand Secretary."

     

    "Il existe en Angleterre et au Pays de Galles, au moins deux Grandes Loges réservées aux femmes [The Order of Women Freemasons (OWF) et The Honourable Fraternity of Antient Freemasons (HFAF)]. En dehors du fait que ces structures admettent des femmes, elles sont, pour autant qu’on puisse le vérifier, régulières dans leur pratique. Il y en également une qui admet à la fois des hommes et des femmes parmi ses membres [The Grand Lodge of Freemasonry for Men and Women]. Ces Grandes Loges ne sont pas reconnues par cette Grande Loge [la Grande Loge Unie d’Angleterre (GLUA)] et les intervisites ne sont pas possibles. Il y a cependant, de temps à autre, des discussions avec les Grandes Loges féminines sur des questions d’intérêt mutuel. Les Frères [de la GLUA] sont dont libres d’expliquer aux non-maçons, si on le leur demande, que la franc-maçonnerie n’est pas réservée aux hommes (même si, quant à elle, notre Grande Loge n’admet pas les femmes). De plus amples informations sur ces organismes peuvent être obtenues en écrivant au Grand Secrétaire [de la GLUA]."

     

    Ce texte, trop peu connu, appelle plusieurs remarques.

    La première est le fait que la GUA affirme officiellement et sans aucune ambiguïté que la maçonnerie n’est pas réservée aux hommes et que celle qui est pratiquée par les obédiences qu’elle désigne est parfaitement « régulière » !

    Cela montre bien que « régularité » et « reconnaissance » sont deux choses distinctes mais à condition de ne surtout pas commettre les confusions que certains, plus ou moins délibérément, se sont plus à répandre au cours des deux dernières années en France ! La « régularité » – qui porte sur les principes « de base » de la franc-maçonnerie selon la GLUA – est un pré-requis essentiel à la reconnaissance. Cette dernière repose sur d’autres considérations – notamment le fait que la GLUA ne reçoit pas les femmes et n’envisage pas de les initier elle-même.

    Du reste, dans tous les textes qu’elle publie, sur ses différents sites, la GLUA ne donne plus à l’absence des femmes dans ses rangs, qu’une seule et unique raison : «selon les usages dans anciens maçons tailleurs de pierre », ses loges sont réservées aux hommes…

     Il n’y a donc ici aucune considération philosophique, métaphysique ni même psychologique, mais seulement l’attachement à une filiation historique en grande partite fantasmée, et à une pratique supposée dont une historiographie récente a démontré le caractère partiellement inexact : il y avait des femmes sur les chantiers, dans les loges et les guildes d’artisans...

    C'est du reste ce que pensaient les maçons d'Irlande dès le début du XVIIIème, comme en atteste le cas fameux d'Elizabeth St Leger !

     

    St Lger.jpg

    The Lady Freemason

     

    Il faut noter que même la mixité n’est pas ici un tabou. On en a la preuve en lisant attentivement ce texte, manifestement écrit au millimètre : la déclaration de la GLUA cite « une » Grande Loge mixte, or il y en a au moins  deux en Grande Bretagne, la seconde étant la Fédération Britannique du Droit Humain [1] ! Mais, dans ce dernier cas, la croyance en Dieu, le Grand Architecte de l’Univers -  un « Basic Principle » incontournable, faut-il encore le rappeler ? -, n’y est pas obligatoire, au contraire de la Grand Lodge of Freemasonry for Men and Women, qu'a en vue la GLUA et qui est parfaitement orthodoxe sur ce point. Cela démontre bien que ce qui est excluant de la régularité, ce n'est pas la mixité en elle-même, mais les principes maçonniques, philosophiques, métaphysiques et moraux, que l'on observe ou non - et c'est la meme chose pour les Grandes Loges exclusivement masculines ![2]

    Il faut en effet rappeler que les trois Grandes Loges féminines ou mixte que la GLUA mentionne – « régulières » mais « non reconnues » – sont absolument en ligne, à la virgule près, avec l’obédience mère de Great Queen Street : les mêmes principes maçonniques, les mêmes rituels, les mêmes décors, la même organisation, etc. L’OWF est d’ailleurs loin d’être une organisation marginale : elle compte environ 6000 membres et a somptueusement célébré son centenaire au Royal Albert Hall, en 2008, en présence de 4000 personnes – dont pas mal d’hommes…

    Du reste, tous les systèmes de Side Degrees (« hauts grades » que l’on nomme, en Angleterre « grades latéraux ») que pratiquent notamment l’OWF ou l’HFAF leur ont été transmis par des Frères de la GLUA – et cette dernière les considère officiellement  comme « réguliers » ! Il faut dire aussi que, dans ce pays décidément pas comme les autres, les « Sœurs » se nomment « Brethren » – c’est-à-dire « Frères »…

     

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     Centenaire de l'OWF en 2008

     

    On arrive à cette conclusion très simple : le pragmatisme et le réalisme britanniques énoncent ici sans fioriture qu’il n’existe aucun obstacle « ontologique » à l’initiation maçonnique des femmes et que ces dernières peuvent même pratiquer une maçonnerie parfaitement régulière ! Bien sûr, les rencontres en loge « ouverte » ne sont pas (encore) pensables, mais des contacts peuvent avoir lieu, le texte le dit aussi.

    Je voudrais ici rappeler que, voici deux ans environ, une loge du Pays de Galles a très officiellement reçu, lors de la suspension des travaux d’une de ses tenues régulières, une délégation de l’OWF, Député Grand Maître « féminin » en tête, tous les Frères étant restés à leur place en loge après la suspension, en décors complets, la délégation féminine elle-même ayant été également introduite cérémonieusement, en « Full Dress Regalia » (grands décors de cérémonie – et Dieu sait si, en Angleterre, ils peuvent être somptueux pour les Dignitaires !). Le Député Grand Maître de l’OWF a présenté une conférence sur la maçonnerie féminine et un échange de vues a suivi. La délégation a été reconduite dans les parvis, les travaux ont repris et la loge a été fermée – et tout le monde s’est joyeusement retrouvé au Festive Board !

    La franc-maçonnerie britannique, je ne cesse de le répéter – moi, un maçon « non reconnu » par elle, qui ne s’en porte pas plus mal et compte de nombreux amis dans les loges anglaises – est beaucoup plus subtile et complexe qu’on ne le croit généralement.

    Alors que la franc-maçonnerie française dans son ensemble – et pas seulement la GLNF – sort d’une crise importante, je crois que certaines cartes pourraient être rebattues et certains regards modifiés.

    Côtoyer des Frères et des Sœurs en décors maçonniques, les travaux n’étant pas – ou plus –  ouverts, n’a jamais transmis à quiconque la moindre maladie infectieuse et les Anglais, qui se promènent aussi dans les rues en procession, tabliers, colliers et bannières au vent, n’hésitent pas à le faire. En l’occurrence, cela vaut aussi bien pour les Sœurs que…pour tous les Frères dits « irréguliers » !

    Il y a peut-être là, si les esprits et les cœurs sont suffisamment ouverts, sans que nul ne manque à ses engagements, une voie à explorer pour l’avenir…

     



    [1] En fait, il faudrait en citer au moins deux autres, très confidentielles et peut-être même au bord de l’extinction, dont les principes sont plus flous et qui ont noué, sur le Continent, des liens avec des obédiences plus éloignées encore des « Principes de base ». C’est sans doute pourquoi la GLUA ne les mentionne même pas…

    [2] Dans le cas du Droit Humain Britannique, il y a sans doute aussi un autre aspect : le fait que les loges des trois premiers grades y soient soumises, selon l’organisation générale de cet Ordre international, à un Suprême Conseil, ce qui est absolument tabou pour la GLUA !