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La Loge - Page 9

  • Une équivoque féconde : la Loge et le Temple

    C’est un lieu commun de la vie maçonnique que de nommer la loge – au sens du local où s’assemblent les Frères – le « temple ». Il s’agit en l’espèce d’une des équivoques les plus anciennes, les plus sérieuses et en même temps les plus fécondes de l’histoire maçonnique. Elle appelle de nombreuses observations dont on retiendra ici les principales.

    La loge est-elle « le » Temple – c’est-à-dire celui de Salomon à Jérusalem – ou, du moins, le représente-t-il ? Beaucoup de francs-maçons le croient…or, il n’en est rien pour plusieurs bonnes et indiscutables raisons.

    En premier lieu, n’oublions pas que la loge maçonnique est orientée de l’ouest vers l’est – « comme toutes les saintes églises », ainsi que le stipulent les plus anciennes instructions de la maçonnerie.[1] Or, le Temple de Jérusalem était orienté exactement à l’inverse : le Saint des Saints, l’endroit le plus sacré, celui où Yahvé lui-même se tenait dans l’obscurité, était à l’ouest et l’on accédait au Temple par l’est ! C’est du reste seulement à partir du IVème siècle environ que les églises, lorsqu’elles furent librement construites au sein de l’Empire devenu lui-même chrétien, commencèrent à changer leur orientation pour se distinguer radicalement du Temple et de ses références juives désormais rejetées[2] – c’est aussi dans le même esprit que le Sabbat (samedi) fut remplacé par le dimanche chrétien (en réalité un jour de solennité païenne [Dies Natalis Solis Invicti] secondairement christianisé).

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    Reconstitution du Temple de Salomon

    Mais on sait que les premiers francs-maçons n’ignoraient pas ce détail – qui revêt une certaine importance : on peut en effet lire dans les autres plus anciens textes maçonniques de l’Ecosse (1696-1714) les lignes suivantes :

    -   Où se tient la loge ?

    -   Sur le parvis du temple de Salomon.

    On ne saurait être plus clair : si la loge est sur le parvis du temple et que seule l’entrée, encadrée par les deux colonnes, leur est commune, il devient évident que la loge est orientée en miroir par rapport au Temple et donc d’ouest en est, ce que l’on constate en effet. Il faut donc se rendre à une criante évidence : la loge n’est pas le Temple…

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    Temple et Loge.pngDès lors, d’où vient cette croyance si répandue – source d’interminables confusions ? Elle s’est en fait constituée peu à peu et finalement de manière assez tardive.

    Il a d’abord fallu attendre que les loges maçonniques, en Angleterre comme en France, prennent l’habitude de se réunir dans des locaux dédiés et non plus dans des tavernes, des hôtels particuliers ou des appartements privés : imagine-t-on qu’on ait pu qualifier de « temple » la salle du traiteur Huré, rue des Boucheries, dans le quartier Saint-Germain, où s’assemblaient la première loge parisienne en 1725, au milieu des ripailles et des joyeuses libations ? Et n’oublions  pas qu’en Grande Bretagne, les loges se tiennent encore souvent dans des hôtels : on ne parle jamais de « temples » à ce sujet, mais de « lodge rooms ».

    Ce n’est qu’en 1751 que la loge écossaise de Marseille fit pour la première fois construire un hôtel maçonnique réservé aux tenues maçonniques et l’interdiction de tenir loge dans les auberges ne fut édictée par le Grand Orient qu’en 1787 et plus ou moins suivie : c’est finalement sous l’Empire que toutes les loges s’installèrent dans des locaux exclusivement maçonniques. Le Freemasons’Hall, siège de la Grande Loge d’Angleterre, à Londres, ne vit pas le jour avant 1775 : il est naturellement doté d’un « Grand Temple ».

    En fait, la fortune du mot « temple » en franc-maçonnerie s’est jouée au confluent de deux influences : tout d’abord celle d’un cadre protestant où le temple n’est aucunement un édifice sacré mais un simple lieu de réunion et de prière, de lecture et d’écoute de la parole de Dieu, et peut donc s’appliquer à toutes sortes d’endroits, qu’ils soient spécifiquement ou non affectés à un usage cultuel et proprement religieux ; ensuite par l’effet de l’introduction du troisième grade avec la légende d’Hiram, drame dont le Temple de Jérusalem, cette fois, est le théâtre.

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    Un tableau du grade d'Apprenti au RER

    La fortune de ce « temple » hybride, en dépit de l’archéologie et de l’orientation traditionnelle, a fini par le faire pénétrer en force dans la loge. En franchissant les colonnes J. et B. on a acquis la certitude d’entrer dans le Temple alors qu’en réalité, on en sortait…mais pour entrer, c’est vrai, dans une autre sorte de temple, au sens protestant et courant du terme.[3]

    Du reste, nombre de détails des rituels maçonniques le rappellent. Par exemple au Rite Ecossais Rectifié, lorsque le candidat est invité à monter fictivement les trois premières marche de l’escalier du temple, sur la figuration qui en est faite sur le tableau de loge, c’est bien vers le Temple de Jérusalem qu’on le conduit, mais on le fait aussitôt redescendre : il n’y est donc pas entré ![4]

    Cela n’empêchera pas que, depuis le grade de Maitre qui commence à cultiver largement cette équivoque sur le Temple de Jérusalem – et pour cause : toute son histoire se situe en son sein et il faut que le candidat la revive à son tour –, nombre de hauts grades feront un large usage de cet édifice mythique de ses diverses parties.

    Au terme de cette évolution, dans le dernier quart du XVIIIème siècle, J.-B. Willermoz pouvait à bon droit affirmer : « Le temple de Salomon, à Jérusalem, est la base invariable de toute la Franc-Maçonnerie ; vous retrouverez le même, sous différentes formes, dans tous les grades ».[5] L’histoire avait rejoint le mythe…



    [1] Par exemple, le Ms Dumfries n°4 (1710) qui dit avec une parfaite ambiguïté : « est-ouest parce que toutes les saintes églises sont orientées ainsi, et en particulier le temple de Jérusalem. »

    [2] Du reste, nombre de temples de l’Orient ancien,  consacrés à de multiples dieux, possédaient cette même orientation est-ouest : celui de Salomon n’était pas une exception. La nouvelle orientation des églises chrétiennes était donc aussi une façon de se démarquer de tous les cultes antiques. Rappelons que le décret de Théodose interdisant le paganisme dans tout l’empire ne fut promulgué qu’en 392.

    [3] En écho à cette équivoque la formule, retrouvée dans tous les catéchismes maçonniques du XVIIIe siècle,  sur la franc-maçonnerie conçue comme un endroit où « l’on élève des temples à la vertu »…

    [4] « Monsieur, l’escalier dont vous venez de monter les trois premières marches conduit à la porte d’un temple qui est encore caché à vos regards, et dans lequel cependant, en qualité de maçon, vous devez entrer un jour si vous êtes constant dans la seule voie qui peut y conduire. » (Rituel du grade d’Apprenti, 1783-1788)

    [5] Instruction morale du grade de Maître (1783-1788).

  • "5 minutes de symbolisme"...

    Pour beaucoup de francs-maçons, le qualificatif « symbolique » renvoie en fait à ce que, pour d'autres, on entend par « spirituel » ou « traditionnel », voire « initiatique ». « Symbolique » est donc souvent, dans les milieux maçonniques français, un euphémisme pour ne pas prononcer certains mots. Il veut dire que l’on s’efforce de trouver dans la franc-maçonnerie une intention profonde qui s’adresse aux instances les plus élevées de l’être, et que le langage symbolique permet de l’exprimer.

    Le lieu n’est pas ici de revenir sur le sens même de l’approche symbolique en franc-maçonnerie. On sait toutefois que, sous ce vocable, la pratique maçonnique française, depuis au moins quelques décennies, englobe tout un ensemble de considérations morales ou philosophiques énoncées à partir d’une libre réflexion sur un emblème, une figure, un objet ou un mot de l’univers maçonnique, provenant de ses rituels, de ses tableaux, du décor de ses loges. Du fait de l’absolue liberté qui doit, dit-on, présider à cette « recherche », on s’autorise tous les rapprochements, toutes les analogies, en vertu d’une sorte de principe implicite qui dirait simplement : « Tout est dans tout et réciproquement ». D’où une dérive possible – et malheureusement souvent constatée – vers ce que l’on nommera sans indulgence le « délire symbolico-maniaque ».Tableau de loge.jpg

    Mais le plus grave n’est pas cet usage inconsidéré de tout un patrimoine de signes conventionnels et de hiéroglyphes, légués par la tradition mais détachés ici de leur contexte, isolés de leurs sources naturelles, envisagés en dehors de tout l’environnement culturel qui les a produits. Le plus navrant est la manière dont on met en œuvre cette conception déjà contestable dans son principe.

    Les « 5 minutes »  de symbolisme que l’on trouve fréquemment en tête de l’ordre du jour des loges, en sont un exemple frappant. On sent bien, en ne faisant que lire cette formule, que « 5 mn » représentent, dans l’esprit de ceux qui les ont instaurées, un maximum tolérable à ne pas dépasser. Le moment de symbolisme – parfois témérairement poussé jusqu‘au « quart d’heure » – est une sorte de passage obligé, un pensum «  qui nous fera beaucoup de bien », souligne sans conviction tel Officier de la loge en dissimulant ses soupirs, rien qu’un moment – heureusement ! – au cours duquel un Frère modérément motivé ânonne, plus qu’il ne prononce, un bref discours le plus souvent inspiré – pour ne pas dire « décalqué » – des manuels de symbolisme si regrettablement en faveur parmi les francs-maçons. Il se peut aussi que la parole ait été donnée à celui qui, très souvent minoritaire mais affectueusement toléré par ses Frères (et Soeurs), est un fanatique de la chose et emporte pendant quelques minutes une loge entière dans un tourbillon de correspondances échevelées et de significations mystérieuses et cachées qui laissent sans voix une assemblée soucieuse de passer au point suivant…

    On pardonnera cette charge un peu moqueuse mais nullement cynique : elle est dictée par l’expérience…

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    Composition d'Oswald Wirth

    William Preston (1742-1818), l’un des plus prestigieux ritualistes de la maçonnerie anglaise, auteur dès 1772 d’un classique, Illustrations of Masonry, réédité sans trêve depuis lors, proposa un jour cette simple définition de la franc-maçonnerie, que les francs-maçons britanniques ont faite leur et qu’ils enseignent constamment : « La franc-maçonnerie est un système particulier de morale, voilé par des allégories et illustré par des symboles ». Approfondir la maçonnerie n’est donc pas autre chose que lever ces voiles et déchiffrer ces symboles.

     Le programme de travail de la loge est nécessairement centré sur le symbolisme, à condition de bien s’entendre sur ce dont il s’agit. Loin de la logorrhée confuse qui laisse trop souvent libre cours à une imagination débridée – à la « folle du logis » pour reprendre la fameuse expression de Malebranche –, la compréhension des symboles maçonniques suppose un travail réel de rapprochement des sources, de confrontation des figures et des textes, et notamment une sorte de voyage à travers le temps pour s’imprégner de l’atmosphère culturelle qui a vu naître ces symboles et permet de les éclairer intelligemment. Il n’est pas de décryptage des symboles qui ne passe par un vrai travail intellectuel préparatoire que la loge permet précisément en mutualisant, pour le bien de tous, les compétences et les sensibilités de chacun.

    C’est alors, et alors seulement, que peut s’ouvrir « l’intelligence du cœur », celle qui dépasse effectivement le simple savoir érudit et permet l’intégration de significations plus profondes. C’est à travers une réflexion conduite en commun sur les signes qui peuplent la loge, et singulièrement sur les Instructions traditionnelles, lues et commentées, que ce travail peut se construire.

    Et après un tel effort on peut s’accorder « 5 mn »…de silence !



  • Le Vénérable devient Couvreur ?

     

    C’est un « droit » que nombre de Vénérables « descendant de charge »[1] réclament avec une ostentation touchante dans la plupart des obédiences : ils occuperont l’année suivante la charge de Couvreur, c’est-à-dire celle qui est réputée la plus humble de la loge. Et du reste, s’ils venaient à l’oublier, on leur rappellerait aussitôt que ce droit est en fait un devoir….

    Les commentaires et les explications « symboliques » ne manquent pas à ce sujet et donnent volontiers lieu à des gloses un peu laborieuses mais sincères. Ainsi, on entend fréquemment dire que ce passage « de l’Orient à l’Occident »  – qui était le trajet du monde des vivants à celui des morts dans l’Egypte pharaonique ! – traduit la quête incessamment recommencée du franc-maçon qui reprend son travail à la base, dans une permanente remise en cause de lui-même. L’idée est belle, mais ce n’est malheureusement qu’un habillage récent. La raison fondamentale de cette coutume introduite, elle aussi, dans la pratique des loges françaises au cours du XXème siècle, est de rappeler qu’aucun pouvoir ne saurait s’exercer durablement en franc-maçonnerie, car aucun maçon n’est supérieur à un autre et que, pour qu’il s’en souvienne, après avoir été le « Maître » pendant un temps, le Vénérable doit redevenir le dernier des Officiers – c'est donc bien plus qu’une leçon, c’est presque une punition, en tout cas une petite brimade vaguement humiliante infligée à l’ancien chef – lequel doit la recevoir avec reconnaissance – et qui adresse aussi un message anticipé à son successeur.

    Car c’est bien dans ce contexte et cet esprit que la «promotion-sanction » appliquée au Vénérable « descendant » – et, du coup, proprement « dégradé » – a été établie. Par une interprétation extensive de l’esprit égalitaire, en l’occurrence plus précisément égalitariste, on laisse clairement entendre que toute dignité est non seulement illusoire – ce qui est vrai – mais potentiellement nuisible, voire dangereuse, et qu’il convient de tout mettre en œuvre pour la contenir, voire pour la vider de tout son sens et en tout cas de tout son lustre : la Roche tarpéienne doit rester près du Capitole…

    Nombre de maçons de bonne foi auront de la peine à admettre ce point de vue et surtout à croire qu’il a réellement fondé la « tradition » qui veut qu’un Vénérable devienne un Couvreur lorsqu’il a achevé son mandat. Il n’y a pourtant pas le moindre doute à ce sujet. Pendant très longtemps, en France comme partout ailleurs, ladite tradition fut parfaitement inconnue – et de nos jours encore il en est ainsi dans la plus grande partie du monde maçonnique international !Inner guard.gif

    Reprenons donc le fil de cette histoire.

    Lorsque la fonction de Vénérable Maître (Master of the Lodge) fut créée en Angleterre, au début du XVIIIème siècle, elle était d’abord conférée pour six mois. Puis la rotation devint annuelle la plupart du temps. En France, et notamment à Paris, une conception comparable à celle des charges d’Ancien Régime fit souvent tenir la fonction à vie par des Vénérables « propriétaires » de leur patente de loge !

    Dans tous les cas, le Vénérable ayant quitté sa fonction devient, en Grande-Bretagne, ce qu’on nomme un Passé-Maitre (aujourd’hui, en Angleterre, le Passé-Maître Immédiat – PMI – est le plus récent des anciens Vénérables) et, en France, l’Ex-Maître. Partout et toujours, ce fut un dignitaire siégeant à l’Orient – à droite du Vénérable Maître en France, à sa gauche en Angleterre – où sa fonction essentielle est de conseiller, voire de reprendre discrètement le Vénérable qui lui succède, pour lui permettre d’assumer au mieux sa charge. Depuis le début du XIXème, en Grande-Bretagne, le Passé-Maître porte à vie, et en toutes circonstances, un tablier spécifique – orné de trois « taus » – et un bijou particulier – une équerre contenant la démonstration du théorème de Pythagore, ou 47ème proposition d’Euclide. Le caractère indélébile de cette distinction, dans la tradition britannique, tient notamment au fait que le Vénérable Maître a reçu un enseignement propre à la chaire de Maître, lors d’une cérémonie dite « secrète » d’installation. En France, au XVIIIème siècle, cette procédure était inconnue mais certains grades étaient considérés comme réservés aux Vénérables Maîtres de loge, ce qui était une autre manière de marquer sa dignité spéciale.

    Il ne serait donc jamais venu à l’esprit de quiconque en France jusque tard dans le XIXème siècle, et de nos jours encore en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis par exemple, de faire d’un ancien Vénérable un Couvreur !

    Il existe une logique symbolique à la progression d’un Frère parmi les fonctions et les grades. Nul ne songerait à dire que le titulaire des plus hauts grades d’un Rite doit périodiquement redevenir un Apprenti. Qu’il sache, au fond de lui-même, que tous les grades « acquis » ne le sont que virtuellement est une chose – c'est même une chose très importante, cela va de soit –, mais jouer au chamboule-tout avec eux en serait une autre, qui n’aurait aucun sens.

    LNF.jpgAu sein de la Loge Nationale Française (LNF), à laquelle j'appartiens, le Vénérable Maître ne devient jamais le Couvreur de la loge. Il a d’autres missions à assumer, d’autres tâches à accomplir. Il le fait avec simplicité, sincérité et application, parce qu’elles correspondent à d’autres étapes de sa propre vie maçonnique, mais il le fait aussi par exemplarité, parce que ces étapes tracent également, aux yeux des plus jeunes, le chemin qu’ils auront eux-mêmes  à parcourir.



    [1]Encore une expression maçonnique courante qui relève d’un français approximatif et qu’on s’efforcera d’éviter. On peut plus justement parler d’un Vénérable « quittant sa chaire, ou sa fonction ».