Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Généralités - Page 17

  • Une évolution du modèle maçonnique français ?

    A regarder les choses de près, il n’est pas rigoureusement exact de dire que le monde maçonnique est divisé en deux camps car une subdivision plus subtile peut y être décelée. Certes, il y a, d’un côté, les pays où la maçonnerie « régulière » est exclusive ou très largement majoritaire, ne laissant aux Grandes Loges qui s’en écartent qu’une place parfaitement marginale : c’est le cas des Etats-Unis par exemple ou des anciennes colonies anglaises comme l’Inde. D’autre part, on connait aussi des pays où, à l’inverse, la maçonnerie parfois appelée « libérale » – ou, pour employer un néologisme plus récent et assez équivoque, « adogmatique » – est très largement dominante, les Grandes Loges régulières y apparaissant au contraire comme  des « objets exotiques » – c’est une situation fréquente en Europe continentale. Cependant, la France, quant à elle, ne s’inscrit pas exactement dans ce schéma.

    Parmi les quelques pays de vieille et forte tradition maçonnique, elle est l’un des rares à posséder à la fois une maçonnerie libérale importante, institutionnalisée, très ancrée dans le paysage maçonnique – et du reste majoritaire –, mais aussi, et depuis un siècle environ, une maçonnerie régulière (toujours au sens anglo-saxon) devenue dans les décennies récentes assez puissante pour être la troisième plus importante obédience du pays et rassembler, au moins jusqu’en 2011, environ 30%  de l’ensemble des effectifs. C’est probablement en raison de cette situation un peu exceptionnelle que le conflit relatif à la régularité maçonnique y a pris une dimension si importante, une nature peut-être plus complexe qu’ailleurs et un ton parfois très – ou trop ? – passionnel. Mais c’est aussi pour la même raison que les évolutions récemment constatées en France peuvent laisser entrevoir, à travers la possible mutation du modèle maçonnique français, une préfiguration éventuelle du futur paysage maçonnique mondial ou dévoiler certains des facteurs qui contribueront à le modeler.

     

     

    fregular_glua.jpg

    Une fascination qui ne cesse pas...

     

    La France est un pays dont la riche histoire politique et culturelle a produit une franc-maçonnerie elle-même toujours très diverse, très vivante, voire passablement agitée. De même que la nation ne s’est constituée que tardivement en fédérant des régions dont les particularismes sont souvent demeurés très forts, de même que l’autorité politique centrale a eu du mal à s’y imposer, de même enfin la franc-maçonnerie française a toujours été spontanément divisée, indisciplinée et prompte aux querelles fratricides.

    Ce seul fait, qui ne renvoie qu’à la seule culture française en général, suffirait à expliquer que le modèle d’une maçonnerie univoque et exclusive soit certainement inenvisageable en France où il n’a jamais existé et n’a même jamais été vraiment souhaité. On comprend que, pour cette seule raison, l’affiliation à régularité anglo-saxonne – fixée par l’antique « ennemi héréditaire » –  ne pouvait s’y imposer unanimement. Pas davantage que son rejet pur et simple, au demeurant, même si l’introduction de la maçonnerie « régulière » y est, somme toute, un fait récent.

    Une couche de complexité supplémentaire a été ajoutée, en France, du fait que le différend intellectuel ou plus spécifiquement religieux qui sous-tend habituellement le refus de la « régularité » n’y répond pas exactement à la césure entre les Grandes Loges régulières et les autres : en effet, on trouve dans notre pays, et depuis longtemps, des obédiences qui tout en n’acceptant pas de faire allégeance à Londres affirment en partager les vues, ou du moins accepter les principales d’entre elles – on parle ici volontiers de « régularité initiatique ». On voit donc aisément que le résidu qui les empêche de rejoindre le camp de la régularité « administrative » s’explique davantage par des raisons historiques et culturelles que par des divergences proprement doctrinales.

    Enfin, pour que la mesure soit comble, ajoutons que dans la composante féminine et mixte qui, tout en étant nettement minoritaire, est proportionnellement la plus importante au monde – et qui, par nature ou par « genre » est forcément impossible à « reconnaître » pour les Anglais – on trouve également des sensibilités très variées dont certaines peuvent être très proches des conceptions anglo-saxonnes.

    Or, la situation tendue et conflictuelle qui s’est maintenue pendant plusieurs décennies, parsemées de quelques escarmouches verbales et de deux ou trois scissions mineures dans différentes obédiences, semble désormais pouvoir évoluer sous l’effet de trois facteurs nouveaux, indépendants et d’inégale importance mais curieusement tous apparus presque en même temps et assez récemment :

    -         l’effritement indéniable du système diplomatique de la franc-maçonnerie régulière anglo-saxonne dans le monde, ouvrant à des évolutions d’ailleurs évoquées par la Grande Loge Unie d’Angleterre dès 2007;

    -         la décision du Grand Orient de France, actée en 2010 et confirmée en 2011, d’abandonner la masculinité exclusive et d’admettre la mixité dans l’obédience historique en France, et la plus importante par le nombre, pour celles de ses loges qui le choisiront ;

    -         la crise grave et sans précédent européen qui a éclaté publiquement au cours de l’année 2010 au sein de la Grande Loge nationale française, l’obédience « régulière » française, conduisant à sa véritable désagrégation en quelques mois.

     Certains de ces facteurs peuvent sembler de pure circonstance – comme l’affaire de la Grande Loge nationale française, bien qu’elle révèle en fait des problèmes de fond – et d’autres étrangers à la question de la régularité – le Grand Orient de France ne s’étant jamais soucié de reconnaissance anglaise –, et pourtant, dans tous les cas, des effets significatifs leurs sont potentiellement liés. D’une part en raison des sérieuses répercussions internationales qu’on suscitées les problèmes troublant l’obédience régulière française, d’autre part parce que la décision du Grand Orient de France ne peut manquer d’affecter, de diverses manières, plusieurs autres obédiences en France.

    Plusieurs conséquences sans doute durables peuvent être aperçues dès à présent.

    En premier lieu, la régularité risque fort de redevenir, dans notre pays et pour assez longtemps, un sujet secondaire ayant peu d’impact sur la vie maçonnique en général, comme c’était le cas il y encore une quarantaine d’années. Une parenthèse de quelques décennies se refermerait ainsi. Non qu’une Grande Loge régulière, reconnue comme telle par Londres, ne puisse à nouveau voir le jour, prospérer et vivre en paix – tout le monde sait, désormais, que son rétablissement officiel sera chose faite dans quelques jours ! – mais la question de la régularité a de grandes chances de ne plus se présenter comme « l’horizon indépassable » du débat maçonnique français. Les dégâts entrainés par l’enfermement dans la régularité resteront longtemps dans les mémoires.

    Ensuite, la recomposition du système internationale de la régularité pourrait justement s’opérer en commençant par la France qui offrirait à ce New Deal un terrain de choix pour une expérience en vraie grandeur. Quels pourraient en être les contours ?

    Le point sans doute le plus important est de comprendre que la multiplicité des obédiences est consubstantielle à la franc-maçonnerie française et que le pôle « régulier » qui doit incessamment s’y reconstituer ne le fera peut-être pas indéfiniment pas sur la base d’un Grande Loge unique mais éventuellement  sur un groupe de Grandes Loges aux liens plus ou moins lâches. La marque identitaire de chacune d’elles pourrait être soit une filiation historique particulière, soit encore la spécificité d’un Rite – en réglant librement dans chaque cas, et selon des principes propres à chaque structure, le problème des relations entre les loges bleues et les hauts grades –, car souvent les querelles intra-obédientielles ont trouvé leur source dans une navrante « guerre des Rites ». Le schéma, qui fonctionne en Allemagne depuis l’immédiat après-guerre, pourrait recevoir dans divers pays, notamment en Europe continentale mais sans doute aussi ailleurs, d’autres applications. C’est certainement une voie d’avenir.

    Un autre point concerne ce que l’on nomme dans le langage de la diplomatie générale, le « niveau des relations ». En d’autres termes, devant la complexité des structures maçonniques, de leurs histoires et des cultures nationales, certains obstacles à d’éventuels rapprochements seront plus difficiles à vaincre que d’autres. La question suivante pourrait alors se poser pour tenter d’en sortir « par le haut » : n’y a-t-il aucun intermédiaire concevable entre l’intégration pure et simple au modèle anglais, ouvrant à la reconnaissance et à la « régularité » classique, et l’absence totale de toute relation ? Ne peut-on concevoir qu’il existe un espace entre « la régularité maçonnique » (au sens anglais) et l’absence de caractère maçonnique – c’est-à-dire, en clair, toujours pour les Anglais, l’irrégularité ? Peut-être les obédiences du camp anglo-saxon comprendront-elles un jour prochain que dans notre pays, par exemple, plusieurs obédiences accepteraient sans doute un certain type de relations avec la Grande Loge Unie, un certain niveau d’échanges, sans pour autant tout admettre et tout approuver. Si l’on généralisait cette conception, à une maçonnerie mondiale bipolaire et figée ferait suite une maçonnerie multipolaire et à géométrie variable. Le privilège d’ancienneté que tous consentiraient probablement à reconnaître à l’Angleterre en serait-il finalement  affecté ? Probablement pas.

     

     

    wahington4.jpg

     

     On ne contournera pas Londres par Washington...

     

    Mais pour parvenir à ces résultats, il faudrait que les autorités maçonniques anglaises le souhaitent véritablement. Or nul ne sait, à ce jour, si tel est le cas. Ignorer ce « détail », c’est aller droit dans le mur.  C’est ce qu’ont montré les initiatives récentes, lancées par quelques Obédiences européennes qui méconnaissaient manifestement la complexité du paysage maçonnique français. Leur échec, aujourd’hui assuré – que d’aucuns, dont je suis, avaient sereinement annoncé sous les sarcasmes – doit être médité. La transformation radicale du système de reconnaissance qui, à ce jour, reste solidement ancré en Angleterre – car le « contournement » par les USA, fantasmé par certains, s’est révélé parfaitement illusoire – ne se fera pas sans l’accord explicite et préalable de Londres, si la GLUA estime que son intérêt le commande. Au vu de l’évolution des choses, on ne peut donc  placer d’espoir que dans le fameux pragmatisme anglais…

    S’agissant de la franc-maçonnerie française, en revanche, une fois libérée de l’absurde concurrence entre les « réguliers » et les autres, une nouvelle route pourrait s’ouvrir pour elle. Là encore, des niveaux de relations diversifiés pourraient être trouvés entre des obédiences renonçant à se juger mutuellement pour admettre leurs différences tout en reconnaissant leur commune origine. Et, pour la France, cette origine est contemporaine du surgissement même de la franc-maçonnerie spéculative organisée, soit au début du XVIIIème siècle. Au-delà des postures, des plaidoyers pro domo et des manipulations de l’histoire – vers la gauche ou vers la droite –, un tel patrimoine impose des devoirs aux francs-maçons de tous bords, bien plus qu’il ne leur crée des droits sur lui.

    Ce serait du reste l’occasion de nourrir collectivement les études maçonnologiques, soit à travers d’authentiques sociétés savantes, soit au moyen des « loges de recherche », sur le modèle anglo-saxon, dont l’archétype est la loge Quatuor Coronati 2076, à Londres, dont les inappréciables travaux, depuis plus d’un siècle, ont tant apporté à la connaissance de la franc-maçonnerie et à la réappropriation de ses sources. Un tel travail, pour être authentiquement fructueux, ne devrait pas se situer dans l’orbe des concurrences obédientielles classiques puisqu’il s’adresse à la nature fondamentale de la franc-maçonnerie.

    Cela aurait pu être – aurait dû et devait être – le travail de l’Institut maçonnique de France : l’égoïsme obédientiel, les initiatives destructrices de quelques dignitaires en mal de reconnaissance personnelle et les intérêts particuliers de certains petits milieux maçonniques ne l’ont pas permis. Il faudra pourtant bien que ce projet prospère un jour d’une manière ou d’une autre…

    Nous sommes ainsi ramenés – et c’est par là que nous devons finir – à la question préjudicielle de toute histoire possible pour les décennies à venir : ce que les francs-maçons transmettent depuis plus de trois siècles, se trouvera-t-il encore des hommes – et des femmes – pour le désirer demain ?

     

     

  • 1728-2003 : histoire d‘un 275ème anniversaire

    Beaucoup des francs-maçons se souviennent sans doute qu’on a célébré en 2003, par de nombreux événements tant officiels que culturels et scientifiques, le « 275ème Anniversaire de maçonnerie française » : je revendique ici d’avoir déterminé l’année à laquelle se rapportait cette célébration, et d’avoir indiqué  la nature de l’évènement qui s’y était produit.

    La vérité des faits est encore plus précise : en 2002, Alain Bauer, qui entamait alors la dernière année de son mandat de trois ans à la tête du Grand Orient, me demanda un jour s’il serait envisageable, justifiable historiquement, de marquer l’année 2003 par le rappel d’un événement important ou significatif de l’histoire maçonnique française autour duquel toutes les Obédiences, qui traversaient alors une période de grâce dans leurs relations, pourraient se rassembler. Au terme d’une brève réflexion, l’année 1728 nous vint assez rapidement à l’esprit malgré le caractère assez inhabituel – mais pas totalement inusité – d’un « 275ème anniversaire » : onze ans plus tôt, en 1992, la Grande Loge Unie d’Angleterre elle-même avait bien fêté à grands fracas le 275ème anniversaire de la création de la première Grande Londres, à Londres en juin 1717 !

    Les diverses récupérations de cette date de 1728 qui ont lieu depuis lors, pour des raisons obédientielles que je ne juge pas mais qui ont peu de rapport avec le souci de l’exactitude historique m’obligent, afin que la mémoire ne s’en perde pas, à la présente mise au point en forme de réponse à la question suivante : que s’est-il vraiment passé en 1728 en France, dans le domaine maçonnique ?

    La réponse la plus lapidaire – si j’ose dire – tiendrait du reste en peu de mots : presque rien…

    Cela nécessite évidemment une explication plus substantielle.

     

    Scan_20140531_134402.jpg

     

    Des débuts obscurs

    Nul ne sait au juste quand les premiers francs-maçons ont paru sur le sol français. Il existe en fait deux thèses dont l’une est pratiquement sans fondement documentaire alors que l’autre repose sur des preuves indiscutables. Il reste qu’elles ne sont nullement incompatibles.

    L’une affirme que les deux premières loges en France furent, dès 1688, celles de La Bonne Foy, du régiment de Dillon des Gardes écossaises et de La Parfaite Egalité, à l’Orient du régiment de Walsh-Infanterie. Ces deux loges mythiques appartiennent en effet au légendaire doré de la franc-maçonnerie française. Le lieu n’est pas ci de reprendre en détail ce dossier mais d’observer, après tant d’autres historiens qui ont confronté les maigres données disponibles, que rien ne permet d’affirmer l’existence réelle de ces deux loges – mais que rien non plus ne permet de l’exclure. Il est parfaitement vraisemblable que des francs-maçons, sinon des loges, aient été présents sur le sol français à cette époque, dans une émigration d’environ 20 000 à 30 000 personnes de souche britannique venues s’établir en France, suite à l’exil jacobite.

    La deuxième étape, documentairement indiscutable, en revanche, est celle de la fondation à Paris, vers 1725, d’une loge rue des Boucheries. Lalande, l’un des plus anciens témoins de la première maçonnerie française, nous en a laissé un célèbre récit dans le supplément de l’Encyclopédie publié en 1773 :

    « Vers l’année 1725, Milord Dervent-Waters, le Chevalier Maskelyne, d’Herguerty, & quelques autres Anglois établirent une Loge à Paris, rue des Boucheries, chez Huré, Traiteur Anglois, à la manière des sociétés angloises ; en moins de dix ans, la réputation de cette Loge  attira cinq ou six cens Frères à la Maçonnerie, & fit établir d’autres loges ;  […] » 

    Des francs-maçons, il y en donc eu en France avant même qu’il y ait peut-être des loges, et donc avant que l’on puisse parler d’une franc-maçonnerie organisée : en 1688, il n’existe de « Grande Loge » nulle part au monde et, en 1725, la jeune Grande Loge de Londres et Westminster est encore très confidentielle et ne compte alors que quelques dizaines de loges, non loin du cœur de la capitale anglaise.

    Dans ces conditions, pourquoi assigner la date de 1728 aux origines de la maçonnerie en France ?

    Pour le comprendre, il faut faire un détour par l’Angleterre, à la découverte d’un singulier personnage…

    L’improbable Wharton

    Raconter la vie de « sa Grâce le Duc de Wharton » n’est pas une mince affaire. En quelques mots, un aristocrate pourvu de quelques dons mais velléitaire, fantasque, débauché, multipliant les allégeances et les trahisons dans une Angleterre déchirée par le conflit dynastique entre les Hanovre et le Stuart…

    Dans des conditions plus que douteuses, il devint en 1722 Grand Maître de la Grande Loge de Londres, succédant au probe duc de Montagu, mais quitta sa charge l’année suivante dans des circonstances tout aussi mouvementées. Devenu ouvertement jacobite après avoir cultivé toutes les équivoques, sa situation politique étant devenue intenable et les créanciers se précipitant à ses trousses, il quitta l’Angleterre sans esprit de retour en 1725, pour une errance de quelques années en Europe. Il finit assez piteusement ses jours en Espagne, malade et alcoolique au dernier degré, en 1731.

    En 1735, un document essentiel fut rédigé par celui qui, cette année-là, « assumait » la fonction de « Grand Maître » : Hector Mc Leane, écossais de naissance, justement l’un des trois fondateurs de la première loge à Paris ! Les Devoirs enjoints aux maçons libres, adaptation très libre – mais riche d’enseignements – des Constitutions anglaises de 1723, est ainsi l’un des textes les plus précieux de la tradition maçonnique française. Or, dans ce texte, Mac Leane fait figurer la mention suivante, capitale pour notre sujet :

    « [Ces règlements généraux] furent modelés sur ceux donnés pat le Très Haut et Très Puissant Prince Philippe, duc de Wharton, Grand Maître des Loges du Royaume de France ».

    Le reste est simple : la biographie mouvementée de Wharton, aujourd’hui parfaitement connue[1], permet d’établir sans erreur qu’il séjourna à Paris entre juin 1728 et avril 1729. C’est donc à cette époque, à nulle autre, qu’il put être reconnu comme « Grand Maître » en France.

     

    andersonfront.jpg

     

    Frontispice des Constitutions de 1723

    Wharton est à droite

     

    Wharton avait été Grand Maître en Angleterre – d’une manière très controversée, certes, mais on avait fini par « régulariser » son élection. C’est sans doute parce que la très petite communauté maçonnique de Paris, en 1728 – alors évidemment composée d’une majorité de sujets britanniques – partageait ses engagements politiques, qu’elle ne fit aucune difficulté pour lui accorder le titre de Grand Maître, en France également. Une façon de dire que les loges, en France, ne dépendaient plus de la Grande Loge de Londres. En d’autres termes, qu’il y avait aussi, désormais une « maçonnerie française ».

    Sans doute, la référence historique à Wharton n’est pas spécialement reluisante pour un événement « fondateur » – mais on ne choisit pas ses ancêtres…

    Un Ordre maçonnique ou une Grande Loge ?

    Que faut-il donc penser des affirmations reprises depuis par plusieurs Obédiences, à commencer par le Grand Orient de France puis la Grande Loge de France, selon lesquelles leur propre fondation remonterait à 1728 – au point que cette date a remplacé, sur leurs sceaux respectifs, celles qui y avaient toujours figuré : 1736 (?), 1773 et 1894 – ou s’y est ajouté, ce qui est plus subtil et traduit malgré tout un léger trouble de conscience ?…

    Il faut simplement en penser que l’historiographie a toujours fait mauvais ménage avec la politique – fût-elle maçonnique – et peut-être surtout dans ce cas !

    Que l’on soit clair : en 1728, la franc-maçonnerie – entendons par là : un réseau composé de quelques loges et d’une poignée de francs-maçons – était déjà présente en France depuis au moins quelques années, sinon deux ou trois décennies, même de façon ultra-confidentielle.  En outre, ce qui s’est produit en 1728 n’est aucunement la création d’une structure – a fortiori de ce que nous nommons aujourd’hui une « Obédience » ! Aucun récit du temps ne fait mention de quoi que ce soit qui puisse se rapporter à une fondation quelconque cette année-là ! Au regard des francs-maçons de cette époque, 1728 fut un donc, je le répète, un non-événement…

    Mais le témoignage de Mac Leane, sept ans plus tard, est pourtant riche de sens, je l’ai dit. On comprend que James Anderson, dans la deuxième édition des Constitutions publiée en 1738, indique que « Toutes ces loges étrangères [mentionnées précédemment dans le texte] sont sous la protection de notre Grand Maître d'Angleterre. Toutefois l'ancienne loge de la ville d'York et les loges d'Écosse, d'Irlande, de France et d'Italie, assumant leur indépendance, ont leur propre Grand-maître. » Il n’est pour autant pas explicitement question de « Grande Loge »…

    En 1728, il n’y avait pas encore de Grande Loge, c’est une évidence, et Wharton fut qualifié de « Grand Maître » sans avoir à exercer la moindre prérogative – pour autant qu’il en ait été capable et qu’il en ait eu le goût – pendant son bref passage en France. Enfin, si après lui quelque uns des pionniers de la petite troupe parisienne des francs-maçons exilés, comme Derwenwater, assumeront l’appellation de Grand Maître, il ne faut pas se méprendre sur ce que cela veut dire. Au début des années 1740 encore, il sera d’usage de qualifier de « Grand Maître »  ce que nous nommons depuis longtemps un Vénérable Maître. Cette coutume fut abandonnée vers le milieu de la décennie, au moment sans doute où, en décembre 1743, fut élu celui qui allait dominer de haute quoique lointaine autorité toute la maçonnerie en France pendant presque trente ans : Louis-Antoine de Bourbon-Condé, comte de Clermont (1709-1771), qui porta désormais le titre très significatif à ses yeux, de Grand Maitre[2]. Pendant cinq ans, le duc D’Antin, « premier Grand Maître français »,  l’avait théoriquement précédé, mais ce fut une ombre prématurément disparue et qui n’a pratiquement laissé aucune trace sur la franc-maçonnerie de son temps.

    Désormais, il y avait donc un Grand Maître, mais un Grand Maître de quoi ? De la Grande Loge ? Pas du tout. Le titre constamment porté par Louis de Clermont, tout au long de sa vie, fut « Grand Maître des Loges régulières du Royaume de France » – le même titre que l’on attribue à Wharton en 1735 et dont il est supposé avoir joui en 1728. Le lieu n’est pas ici de revenir sur les origines et l’émergence du concept de Grande Loge de France au XVIIIe siècle – ce sera pour d’autres notes[3] – mais, de même qu’un Vénérable se nommait souvent « Grand Maître » de sa loge, je l’ai dit, il devint habituel de qualifier la Loge du Grand Maître –   Saint Jean de Jerusalem, à Paris, dont les règlements furent rédigés en 1745 – de « Grande Loge », puisque c’était la loge du Grand Maître ! Pendant une bonne quinzaine d’années environ, la Grande Loge de ne sera guère autre chose que les quelques proches collaborateurs que Clermont chargera d’expédier en son nom les affaires maçonniques qu’il réglait dans « sa » loge, c’est-à-dire la « Grande Loge »…dont personne ne pensait qu’elle avait été créée en 1728, cela va de soi ! L’expression « Grande Loge de France » elle-même n’est d’ailleurs pas attestée sous cette forme avant 1737.

    Faisons un rêve…

    Tous ces points étaient parfaitement clairs en 2003 et je dois à la vérité de dire que les Grands Maîtres des Obédiences qui, depuis l’année précédente, avaient formé une sorte de rassemblement informel dénommé « La Maçonnerie Française », le savaient tous très bien et n’interprétaient pas différemment cette célébration d’une mémoire collective, symboliquement rapportée à une date ancienne et significative – mais qui n’appartenait à personne.

     

    Image (2).jpg

     

    Quelques dignitaires avec le Président de la République

    lors du 275e anniversaire

    au Palais de l'Elysée

    en juin 2003

     

    1728 avait précisément l’avantage de se situer avant l’époque des Grandes Loges  et a fortiori du Grand Orient. Cette date n’était pas une borne administrative destinée à être détournée par les uns et les autres mais une date idéale, renvoyant à un temps où il n’y avait encore en France qu’une seule maçonnerie « indifférenciée ».

    Le train de l’histoire, depuis lors, est passé. Il a laissé sur son chemin des structures, des juridictions, des règlements, des administrations. Il a aussi fait naitre – c’était sans doute inéluctable – des chamailleries et des querelles souvent peu substantielles mais incroyablement durables.

    En « inventant » 1728, nous voulions rêver à un temps idéal où la franc-maçonnerie française était unie parce qu’elle était libre dans sa diversité. Nous sommes tous les « enfants » de 1728, parce que cette année-là, précisément, rien n’a été créé, ni fondé, mais un constat a été fait par les francs-maçons alors présents sur le sol de France : il s’y trouvait désormais un ordre maçonnique vivant et indépendant. Il n’y a rien d’autre à en dire.

    Si la réalité actuelle du « paysage maçonnique français »  est parfois consternante – surtout depuis deux ans, et peut-être pour quelque temps encore – le rêve, quant à lui, demeure.

    Veuille le Grand Architecte de l’Univers qu’en dépit de la bêtise ambiante, ce rêve-là ne s’évanouisse jamais tout à fait…

     

    2003-devry-les-plus-belles-pages-de-la-franc-maconnerie-francaise.jpg

     

    Le Livre Officiel

    du 275eme anniversaire...

     



    [1] Voir la magnifique synthèse de mon ami M. Scanlan, in Le Monde maçonnique des Lumières – Dictionnaire prosopographique, 3 vol., Paris 2013.

    [2] Rappelons au passage que depuis le milieu du XVIIe siècle, ce fut presque toujours un Bourbon-Condé qui assuma la fonction de « Grand Maître de France », l’un des plus hauts offices du Royaume, ayant la haute main sur la Maison du Roi…

    [3] J’ai cependant eu l’occasion de faire un point assez détaillé sur cette question dans l’introduction historique que la Grande Loge de France m’avait demandé de rédiger, en 1995, lorsqu’elle eut l’heureuse idée de publier un très beau fac similé du Livre d’architecture de la Très Respectable Grande Loge de France (1789-1798), une Grande Loge « maintenue » après la création du Grand Orient en 1773, et qui finit sa vie en 1799 par fusion avec ce même Grand Orient. Je n’ai pas grand-chose à changer à ce texte pour lequel les autorités de la Grande Loge de France, m’avaient exprimé leurs chaleureux remerciements. Ce dont je leur suis toujours reconnaissant – je parle évidemment de ses dignitaires de 1995, pas de ceux d’aujourd’hui…

  • Des maçons errants ? La légende des Maîtres Comacins

    Une certaine historiographie postromantique, puisqu’on peinait à mettre en évidence une continuité institutionnelle entre les organisations de maçons du Moyen Âge et des associations professionnelles bien plus anciennes, a jugé qu’un lien personnel serait peut-être plus plausible : la transition ne se serait pas faite au sein des structures mais à travers des individus. Là encore, les vecteurs de cette transmission ont été désignés : les Maîtres Comacins. La désinvolture avec laquelle certains ouvrages les mentionnent encore, sans la moindre enquête sur l’origine de cette thèse ni la moindre évaluation de sa vraisemblance, oblige à aborder brièvement la question. Elle est en effet pittoresque et curieuse.

    On doit à un auteur imaginatif de la fin du XIXe siècle, Giuseppe Merzario, d’avoir fait un sort particulier à d’énigmatiques architectes ou maçons italiens de l’époque pré-romane, les Magistri Comacini, ainsi dénommés probablement en raison de leur origine dans la région du lac de Côme1. Ces bâtisseurs auraient élaboré un style architectural, le « système lombard » dont Merzario affirme qu’il se serait répandu, grâce à leurs voyages à travers toute l’Europe, le long du Rhin et dans de nombreux pays comme l’Allemagne et la Hollande mais également l’Espagne. Quelques années plus tard, un écrivain à l’esprit tout aussi inventif ajouta que les Maîtres Comacins n’auraient été que les héritiers en droite ligne des bâtisseurs romains dont ils auraient transmis les secrets, appris dans les fameux Collegia fabrorum2. Quoi qu’il en soit, ces théories ne reposent que sur de rares textes et quelques rapprochements de formes architecturales et n’ont jamais convaincu les historiens de l’architecture.

     

    QC.jpeg

     

     Comme les "Quatre Couronnés", les Maîtres Comacins

    appartiennent à la légende et non à l'histoire...

     

    Or, les Maîtres Comacins ont pénétré l’historiographie fantaisiste de la franc-maçonnerie car ils furent opportunément identifiés à d’improbables « maçons errants », supposés avoir été les fondateurs des premières loges maçonniques, et dont il n’est pas fait mention avant le début du XVIIIe siècle. En 1691, un érudit anglais, John Aubrey, dans son Histoire naturelle du Wiltshire, qui ne sera publiée qu’en 1847, écrivit :

    « Sir William Dugdale m’a dit il y a de nombreuses années que vers l’époque de Henri III3, le pape octroya une bulle ou lettres patentes, à un groupe de francs-maçons (Free-Masons) ou architectes italiens pour voyager à travers toute l’Europe afin d’y construire des églises. C’est d’eux qu’est provenue la Fraternité des francs-maçons ou maçons adoptés. Ils sont connus pour avoir entre eux certains signes ou marques (attouchements ?) et mots de guet : elle a existé jusqu’à nos jours. »4

    Dès 1719, Richard Rawlinson, éditeur d’une œuvre posthume d’Elias Ashmole, Les antiquités du Berkshire, y ajoute une courte biographie de l’un des premiers francs-maçons spéculatifs dont le nom nous soit connu et rapporte, en évoquant cette appartenance maçonnique d’Ashmole, des propos presque identiques à ceux de John Aubrey. L’œuvre de ce dernier n’avait pas encore été publiée, mais Rawlinson avait eu accès au manuscrit. En 1750 enfin, le petit-fils de Christopher Wren, l’inoubliable concepteur de la cathédrale Saint-Paul de Londres, publiant les Parentalia ou Mémoires de la famille Wren apportait encore une révélation de cette nature :

    « Wren était d’avis que ce que nous appelons aujourd’hui communément le Gothique devrait être plus justement et véritablement dénommé l’architecture sarrasine perfectionnée par les chrétiens. [...] Les Croisades donnèrent aux chrétiens qui y participèrent une idée des travaux des Sarrasins, travaux qui furent par la suite imités par eux en Occident. Des Italiens (au nombre desquels se trouvaient quelques réfugiés grecs), ainsi que des Français, des Allemands et des Flamands, se réunirent en une Fraternité d’architectes, avec l’aide de bulles papales leur conférant des privilèges spéciaux. Ils portaient le titre de francs-maçons (Freemasons) et errèrent d’une contrée à l’autre selon qu’ils trouvaient des églises à construire car à cette époque il s’en élevait énormément en tous lieux, par piété ou par émulation. Ils possédaient une organisation réglée et lorsqu’ils se fixaient à proximité de l’édifice à construire, ils établissaient un campement de baraques (Huts). Un géomètre (Surveyor) les commandait en chef, un contremaître (Warden) choisi dans chaque groupe de dix hommes commandait aux neuf autres. »5

     

    WrensTomb13.jpg

     

    Ces trois mentions, qui se réfèrent évidemment à une source unique, sont également l’unique origine de cette légende. On n’en trouve évidemment aucune trace dans les Anciens Devoirs ni dans les Constitutions d’Anderson en 1723 – pourtant peu exigeantes sur la rigueur historique. On chercherait vainement la moindre allusion qui la corrobore un tant soit peu dans les textes médiévaux – nul, en tout cas, n’en a jamais trouvé, y compris parmi les partisans de cette théorie.

    Pourtant, là encore, dès 1803, James Hall, dans son Essay on Gothic Architecture, reprend le thème et l’étoffe un peu en spécifiant que les Maîtres Comacins avaient eu « le pouvoir de prendre des apprentis, et d’admettre ou d’accepter dans leur compagnie des maçons approuvés. » Il va sans dire qu’aucune source nouvelle n’est sollicitée pour asseoir une telle révélation. Le travail d’enrichissement ne va pas moins se poursuivre avec en 1835 James Hope qui publie un Historical Essay on Architecture, très estimé, où il précise, détail révélateur, que l’autorité de Sir Christopher Wren, qui s’attache à la théorie des Maîtres Comacins, lui donne tout son poids. Or, comme on l’a vu, jamais Wren n’a rien affirmé de tel, mais seulement son petit-fils, trente ans après sa mort du célèbre architecte, qui rapporte selon la tradition de son père que Wren « était d’avis » que les choses se seraient passées ainsi – et notons que Wren, de toute façon, ne parle pas des Comacins !

    Le travail de Merzario, en 1893, amplifia cette jeune légende mais, grâce à l’ouvrage de Leader-Scott, The Cathedral Buillders : The Story of a Great Masonic Guild, en 1899, les idées de Merzario, devenues accessibles aux lecteurs anglophones, connurent une diffusion très large. Le dernier à s’en emparer, mais pas le moindre, sera Joseph Fort Newton, un franc-maçon sans doute sincère mais exalté, doublé d’un pseudo-historien qui en 1914 publia The Builders, une sorte de compilation ahurissante de tous les ragots accumulés depuis alors presque deux siècles sur l’histoire de la maçonnerie : un livre sans méthode ni esprit critique, aujourd’hui illisible. Cette pénible somme, bourrée d’erreurs, de citations erronées, de théories sans preuve, fit la fortune définitive des Maîtres Comacins. On n’a pas cessé, depuis lors, de recopier pieusement cette fable.

    Pourtant, dès 1788, un auteur anglais, T. Pownall, lui-même enclin à y adhérer, avait accompli la formalité élémentaire requise de tout historien en cette circonstance : il avait tenté de vérifier les sources. Il raconte qu’ayant pris contact dès 1773 avec le bibliothécaire du Vatican, il lui avait demandé de retrouver la trace des fameuses bulles. Le pape lui-même en avait vivement encouragé la recherche. L’enquête soigneuse était restée infructueuse6. Depuis lors, le silence obstiné des archives n’a fait que confirmer l’absence de ces prétendues lettres papales.

    On colporte donc encore parfois une histoire dont on a montré, voici plus deux siècles, qu’elle ne reposait sur rien...

    En résumé, on peut dire que si certains ont présenté les Maîtres Comacins comme les acteurs d’une révolution architecturale à travers l’Europe médiévale, c’est en vertu d’une théorie pour le moins fort contestée, et depuis longtemps, par la plupart des historiens de l’architecture. Si, en revanche, on veut faire d’eux les précurseurs de la franc-maçonnerie, le dossier est tout simplement vide.

    La leçon est rude mais l’historiographie foisonnante de la franc-maçonnerie nous réserve d’autres surprises…

     

     _______________________________________________

    [1]. G. Merzario, I Maestri Comacini : Storia artistica di mille due cento anni 600-1800, Milan, 1893. D’autres étymologies, que je n’examinerai pas ici, ont cependant été proposées.

    [2]. On sait aujourd’hui que ce n’était aucunement l’objet de ces associations funéraires. J’y reviendrai un jour... Cf. G. Teresio Rivoira, Origini dell’architettura Lombarda, Rome, 1901, vol.1.

    [3]. Il s’agit ici du roi d’Angleterre qui régna de 1216 à 1272.

    [4]. D. Knoop, G.P. Jones, D. Hamer, Early Masonic Pamphlets, Manchester, 1943, p. 44.

    [5]. Gould, History of Freemasonry, 3rd ed. 1951, I, pp. 137-138.

    [6]. Gould, op. cit. p. 139.