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Généralités - Page 21

  • Avec ou sans gants ?

    Je voudrais m’efforcer d’apporter quelques éléments de réponse à la question suivante : les gants sont-ils un symbole (ou un élément du décor) maçonnique parmi les plus importants, l’un de ceux sans lequel la maçonnerie perd une partie de son sens ? En un mot : sont-ils indispensables ?

    Quand on interroge la tradition maçonnique la plus anciennement attestée, à travers les documents écrits let les sources iconographiques, le verdict est assez simple : la réponse est non…

    Soulignons d’abord qu’aux Etats-Unis par exemple, ils sont pratiquement inconnus en loge bleue et que, lorsqu’on les porte, ils concernent surtout les Officiers. En Angleterre, leur port n’est absolument pas obligatoire en loge – même s’il est très répandu. Aux termes des Constitutions anglaises, c’est un usage qui dépend, théoriquement, de la décision du Vénérable de chaque loge – lequel, en pratique suit la tradition locale et le sentiment majoritaire de ses Frères. Dans les hauts grades anglais – on dit plutôt là-bas les side degrees –  les gants sont encore plus rares, sauf dans certains Ordres sur lesquels je reviendrai, mais où ils prennent cependant une sens tout à fait différent de celui qu’on peut leur accorder en loge bleue.

    Mais revenons  à l’origine des choses…

    Un héritage opératif ?

    La première idée qui vient à l’esprit est que nous tiendrions les gants de nos « ancêtres » les maçons opératifs, et nombre d’auteurs ont rappelé des passages de textes médiévaux montrant que le Maitre devait fournir des gants à ses ouvriers…sauf que ça ne marche pas tout à fait !

    L’inspection des sources iconographiques montre que les opératifs sont le plus souvent représentés sans porter de gants pendant leur travail et, du reste, il en est de même encore aujourd’hui, même si cela n’est plus conforme à certains règlements de « sécurité du travail ». Mais c’est là une autre histoire.

     

    Macons médiévaux.jpg

    Ont-ils des gants ?

     

    Certes, les gravures ne sont pas des photos, elles n’en ont pas forcément la précision et surtout elles autorisent souvent des « libertés d’artiste », mais les premières gravures maçonniques montrant des réunions de loges ne font jamais apparaître clairement de gants. Si l’on ne disposait pas de certains textes, on en viendrait même à douter qu’ils aient été portés par les francs-maçons à cette époque ancienne.

     

     

     

     La Grande Loge de Londres en 1735 : toujours pas de gants...

     

    L’apparition des gants

    Il faut en effet reconnaitre que les gants ont en revanche une grande ancienneté dans les textes maçonniques.

    Dès les Statuts Schaw (encore « opératifs ») de 1599, on voit que les « Fellows of the Craft » (Compagnons du Métier), lors de leur admission à cette qualité, doivent offrir une paire de gants…à tous les autres membres de la loge ! Au XVIIème siècle encore, à Melrose ou Aberdeen, dont les témoignages d’archives nous sont parvenus, ils doivent de même faire présent d’un « tablier de satin et d’une paire de beaux gants » à chacun de leurs Frères.  Cette règle était encore en vigueur à Haughfoot, en 1754, en plein cœur du XVIIIème siècle.

    Du reste, les sources externes confirment ces usages : la divulgation intitulée A Mason’s Examination, publiée en 1723 dans la Flying Post de Londres, nous apprend que

    « lorsqu’un franc-maçon est admis, il doit faire présent à la Confrérie d’une paire de gants d’homme et une autre de femmes, ainsi que d’un tablier de cuir… »

    On voit donc ici, si l’on lit bien, que c’est l’inverse de ce qui se produira par la suite.

    En effet, le témoignage suivant est français, et ce n’est pas n’importe lequel : la divulgation du Lieutenant de police René Hérault (1737), soit la plus ancienne description d’une cérémonie de réception aux grades d’apprenti et de compagnon en France. C’est là qu’on peut lire pour la première fois que le nouvel initié reçoit une paire de gants pour lui et une autre « pour celle qu’il estime le plus ». A partir de cette époque, de telles mentions se retrouveront, jusqu’à nos jours,  très communément dans les textes maçonniques français … mais pas dans les textes anglais ! L’usage de donner les gants au candidat – et d’en offrir aussi à sa compagne – serait-il une invention française ? Sur le second point, j’incline très fortement à le penser.

    A ce propos, en Grande Bretagne, dans certains Ordres maçonniques, le port des gants est absolument obligatoire. C'est le cas chez les Knights Templar et les Knights of Malta. Leur modèle est parfaitement fixé mais leur signification est également tout autre : ils rappellent qu'ils servaient à tenir l'épée destinée à occire les infidèles...

    Gants de Knights Templar

     

    Enfin, il est inutile de préciser que, vers la fin XIXème siècle, toujours en France, avec la simplification des rituels dans toutes les loges, et sans doute jusqu’à l’avant-guerre, les Frères ne portaient souvent plus de tablier.  Il est évident qu’ils ne portaient pas davantage de gants : dans ma jeunesse maçonnique à la Grande Loge de France, au début des années 80, j’ai encore connu de vieux Frères qui s’y refusaient avec beaucoup de dignité…

    Le sens et l’usage des gants

    A la lumière de ces sources, rapidement évoquées, on peut s’interroger sur le sens qu’il faut accorder à a présence –  inconstante – des gants dans le décor maçonnique. Il est clair que la référence opérative est ici parfaitement dépourvue de pertinence : c’est même ici un total contresens. Il faut bien plutôt rapprocher ce présent des gants à leur statut social, au XVIIème ou au XVIIIème siècle (et jusque tard dans le XIXème siècle dans certains milieux) : une marque d’honneur, un signe d’autorité. C’est parce que les maçons se distinguent des autres qu’ils portent des gants, et non pour rappeler leur improbable origine ouvrière. Les enrichissements dont les Anglais ont pourvu les gants en loge, et particulièrement les impressionnants gauntlets – aujourd’hui encore utilisés dans certaines loges anglaises par les Officiers et toujours en Grande Loge –  sont à cet égard révélateurs et montrent bien que l’aspect honorifique et ornemental et « décoratif », l’a rapidement emporté.

     

     Deux Vénérables Frères anglais munis de leurs gauntlets

     

    Notons aussi que les textes les plus anciens mentionnant les gants n’en disent pas beaucoup à leur sujet, ni sur leur signification même. Du moins pas avant 1730, dans la célébrissime divulgation, de Samuel Prichard, Masonry Dissected, qui révèle pour la première fois un système en trois grades séparés et distincts, culminant avec le grade de Maître. On y trouve la première version connue de la légende d’Hiram et l’on peut y lire que lorsque le cadavre du Maître eut été retrouvé,

    « Quinze Compagnons du Métier assistèrent à ses Obsèques avec des Tabliers et des gants blancs ».

    Il se peut donc que la fortune des gants dans la franc-maçonnerie spéculative soit plus directement liée à l’innocence que proclament les francs-maçons par rapport au meurtre du Maître Hiram.

    Comme les gants sont, néanmoins, entrés dans la pratique maçonnique, leur usage soulève des questions concrètes. Parmi elles, la suivante : « Quand doit-on ôter ses gants en loge ? »

    De nos jours la maçonnerie britannique, par exemple, y a répondu de façon explicite. Si les gants sont en usage dans une loge – ce qui, encore une fois, n’est pas une obligation – tous les Frères doivent les porter (aux USA, je l’ai dit, ce port est souvent limité aux Officiers de la loge) et ils ne doivent jamais les ôter, sauf pour les candidats pendant les cérémonies des trois grades (car ils vont prêter un serment sur le « Volume de la Loi Sacrée » la main droite nue) et aussi le Vénérable élu, identiquement, lors de son serment d’Installation.

    Une autre question est souvent posée à propos de la chaine d’union, pratique habituelle en France mais à peu près inconnue en Grande-Bretagne : faut-il enlever ses gants avant d’y prendre part ? La réponse, si l’on veut bien y réfléchir, n’est pas si évidente…

    L’habitude d'enlever les gants pour la chaine d’union, en France, me parait en fait procéder de deux réflexes bien plus que d'une réflexion appropriée ou d'une tradition sérieuse. Premièrement, on confond la chaine d'union avec le serrement d'une main pour saluer quelqu’un : les convenances exigent alors que l'on ôte son gant – sauf pour un militaire, car le gant fait partie de son uniforme. N'est est-il pas de même pour un maçon ? Du reste, lorsque deux Frères anglais se congratulent en loge, à l'occasion de l’installation du Collège des Officiers par exemple, ils se serrent la main (ils ne se font surtout jamais la "bise" !) et pour ce faire ils gardent leurs gants. Ensuite, il y a cette idée qui traine partout, même non formulée, selon laquelle la chaine d’union "transmet un fluide" à travers les Frères (ou Sœurs) et que les gants s'opposeraient à cette progression ! C'est à mon avis de la mauvaise littérature et si c'est la seule raison – non dite –  de retirer ses gants, alors c'est une mauvaise raison.
    Qu’on les conserve ou non, je préfère qu'on se concentre sur le sens de ce qui suit : un moment de communion fraternelle...

     

    Le mot de la fin....

     

    apprenti de wirth.jpg

     ...même Oswald Wirth les a oubliés...

  • Faut-il "marquer les angles" ?

    Une origine anglaise

    Cette question est souvent posée car cette pratique, qui consiste à faire un léger arrêt pour former avec les pieds un angle droit lorsqu’on déambule autour de la loge, reçoit souvent des interprétations à la fois abusives et tout simplement erronées.

    Il faut d’abord rappeler un fait très simple : l’usage de « marquer les angles » est d’origine purement anglaise – cela se dit « squaring the lodge » – et fut parfaitement inconnu de la tradition maçonnique française pendant tout le XVIIIème siècle, encore au XIXème et même pendant une bonne partie du XXème siècle…

     

     

    Freimaurer_Initiation.jpg

     

    A cette époque, un maçon français ne savait pas ce que signifiait "marquer les angles"...

     

     

    Et encore, le squaring n’est-il pas universel ni observé de temps immémorial en Angleterre même : on ne le pratique que pendant les pérambulations du candidat, lors des cérémonies de réception aux trois grades, sous la conduite du Deuxième Diacre au premier grade et du Premier Diacre pour les deux grades suivants. En toute autre circonstance, on se déplace librement dans une loge anglaise, sans marquer les angles ni d’ailleurs respecter un sens de déambulation particulier. Dans la plupart des loges – mais pas dans toutes – l’espace central de la loge est d’ailleurs libre, car il n’y a pas de tableau au sol ni de chandeliers ou de colonnes au milieu de la loge. On sait en effet que le tableau du grade, en Angleterre, repose le plus souvent contre le plateau du Deuxième Surveillant, lequel siège au sud – mais c’est un usage que ne prescrit officiellement aucun rituel anglais.

    Les meilleurs spécialistes du rituel, outre-Manche, de H. Inmann à Harry Carr en passant par E. H. Cartwright, ont plusieurs fois rappelé que cette façon de se déplacer ne doit pas donner lieu à des mouvements mécaniques qui confinent au grotesque. Il s’agit, soulignent-ils, de marquer avec un peu de gravité la solennité des cérémonies et non de singer on ne sait quel exercice militaire ou de se livrer à des contorsions inesthétiques. Il semble en fait que le squaring ne se soit vraiment répandu en Angleterre qu’après l’Union de 1813 qui a tendu vers une certaine standardisation du rituel, avec la montée en puissance de loges d’instruction comme la Loge de Perfectionnement Emulation de Londres, raffinant toujours davantage et visant à une perfection formelle toujours plus grande. Les auteurs anglais signalent aussi que certaines loges ont tendance à étendre le squaring mais que tout abus en ce domaine est à proscrire. Dans nombre d’autres cérémonies maçonniques que celles de réceptions aux trois grades (dédicace de locaux maçonniques, consécration de loges) on peut aussi observer à l’occasion de tels déplacements « à l’équerre ». Encore une fois, la tendance anglaise est de privilégier la retenue et de ne pas en faire un système.

    La pratique de marquer les angles n’a en tout cas jamais fait partie des usages maçonniques français, ni dans le Rite Français – le plus ancien dans notre pays, dérivant du système de la première Grande Loge de 1717, introduit en France vers 1725 – ni dans le Rite Écossais Rectifié, très précisément codifié à la fin du XVIIIème siècle avec un grand raffinement rituel, toujours pratiqué de nos jours, et qui l’ignore absolument. On pourrait encore citer d’autres Rites disparus.

     

     

    Ces dignes Frères ne "marquent les angles" autour du tapis que pendant une Cérémonie - et seuls le Candidat et le Diacre qui l'accompagne s'y astreignent...

     

    Une ancienneté … très récente !

    La question se pose alors : quand et pourquoi a-t-ton introduit cet usage en France ? La plupart des textes demeurent muets mais il est assez facile de déduire que, comme beaucoup de pratiques rituelles jugées « très anciennes » dans certains Rites – comme le REAA notamment –, cela ne remonte guère au-delà des années 1950…

    A cette époque la maçonnerie française, se relevant difficilement du traumatisme de la guerre, a commencé une réflexion sur elle-même, tant à la Grande Loge de France qu’au Grand Orient, les deux Obédiences alors très largement dominantes. Une volonté de « retour aux sources » s’est manifestée un peu partout et elle a pris des formes très diverses. On peut en donner quelques exemples.

    La Bible, qui avait disparu de l’immense majorité des loges de la GLDF, fut de nouveau rendue obligatoire en 1953, et l’année précédente, un nouveau rituel y avait introduit l’allumage rituel des flambeaux, ce qui ne s’était jamais vu au REAA. Mais le GODF ne fut pas en reste : dès le milieu des années 1950, alors même qu’on publie le rituel « Groussier » qui marque un retour vers des formes rituelles plus substantielles dans le Rite Français, un petit groupe de Frères, sous la conduite éclairée de René Guilly, y commence un travail d’archéologie maçonnique qui devait aboutir au Rite Moderne Français Rétabli – devenu ensuite le Rite Français Traditionnel – visant à retrouver les formes symboliques, et plus encore l’esprit, de la première maçonnerie française du XVIIIème siècle.

    Le fait de marquer les angles, du reste non documenté dans les rituels de cette période, a dû apparaître en même temps, sans aucun doute d’abord à la GLDF, déjà soucieuse de « régularité » et songeant à copier certaines pratiques anglaises jugées plus « traditionnelles » – sur un fond de solide méconnaissance des antécédents historiques de ces pratiques…

    Avec la foi des convertis, on est même allé bien plus loin que les Anglais, qui ont pourtant inventé le squaring : on s’est mis à l’utiliser pour tout déplacement en loge, et naturellement en dehors des cérémonies elles-mêmes. On a même vu, par la suite, des loges du GODF, suivant pourtant la tradition purement continentale du Rite Français, se mettre à l’adopter par « rigueur rituélique » !

    Trêve de fraternelle ironie : c’est incontestablement un usage qui peut donner une certaine dignité dans les travaux, et c’est pour cela qu’il a été inventé. Il a été introduit originellement pour rappeler au candidat qu’il « trace » la loge par son parcours symbolique lors de sa réception aux différents grades. Si l’on veut en faire un usage constant, pourquoi pas ? Mais à condition de comprendre et de ne pas oublier qu’il s’agit d’une convention récente, que toute la tradition maçonnique française, depuis ses origines, s’en est passée, et qu’en ce domaine tout zèle intempestif risque fort de produire un effet contraire à celui qu’on recherchait…

     

  • La franc-maçonnerie est-elle en deux, trois ou quatre grades ?... (1)

    Beaucoup connaissent, sans doute, le passage fameux qui figure dans l’article II de l’acte d’Union de 1813 qui vit la naissance de la Grande Loge Unie d’Angleterre – par fusion de la Grande Loge des Modernes de 1717 et de celle des Anciens, apparue en 1751 : « La maçonnerie pure et ancienne est composée de trois grades et pas davantage, à savoir ceux d’Apprenti Entré (Entered Apprentice), de Compagnon du Métier (Fellowcraft) et de Maître Maçon (Master Mason), y compris l’Ordre Suprême du Saint Arc Royal de Jérusalem (Royal Arch) ».

    On a souvent commenté, avec un léger sourire, la formulation délicieusement équivoque, illustration de la « logique floue » si propre aux anglo-saxons, qui évoque ainsi la notion de « trois, et trois seulement, y compris le quatrième » ! Tel n’est pas ici mon propos. Cette conception qui cache, en l’occurrence, beaucoup de conflits de l’histoire maçonnique anglaise non (ou mal) résolus en 1813, a une portée bien plus générale.

     

     

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    L'acte d'Union de 1813: "Trois grades et pas davantage..."

     

    Tout maçon français a en effet entendu, plus d’une fois dans sa vie et souvent dès le début de sa « carrière » maçonnique, que la maçonnerie symbolique « culmine » avec le grade de Maître « qui est le dernier de maçonnerie symbolique et confère tous les privilèges de la maçonnerie ». Sous des mots parfois différents, c’est bien la même idée qui est convoyée.

    Dans un post précédent j’ai déjà évoqué, et je n’y reviendrai pas ici, une partie de ce que révèle cette conception : une certaine méfiance envers les hauts grades – réticence, voire hostilité, dont les motivations sont du reste très diverses – et de toute façon, la volonté très nette, surtout en France, de marquer une franche césure entre ces derniers et les trois premiers grades, lesquels sont supposés former un monde en soi.

    Or, un regard un peu attentif sur l’histoire maçonnique, et sur l’histoire du développement du système des grades symboliques en particulier, montre que cette vision des choses et doublement erronée. En premier lieu parce que les trois premiers grades ne sont nullement homogènes et ne se sont associés que par l’addition de deux sous-systèmes (les deux premiers grades d’un côté, puis le troisième de l’autre), ensuite parce que toute l’histoire maçonnique démontre de façon assez frappante que ce que les anglais appelaient en 1813 « la maçonnerie pure en ancienne », est bien en quatre grades, et non en trois, et cela presque depuis les origines de la maçonnerie spéculative organisée…

    1.       La maçonnerie est en deux grades

    Le plus ancien système maçonnique connu, celui que l’on pratiquait en Écosse à la fin du XVIIème siècle, et dont a hérité la première Grande Loge de Londres jusque vers 1725 au plus tard, est un système complet en deux grades, il n’y a pas le moindre doute à ce sujet.

    Dans la pratique écossaise, au sein d’une maçonnerie encore largement professionnelle – mais pas nécessairement « opérative » car elle comprenait déjà de nombreux métiers sans caractère artisanal, comme de petits commerçant et de petits fonctionnaires locaux – on recevait dans la loge le premier grade : celui d’Apprenti Entré. En fait, pour les « vrais » ouvriers du métier, ce grade n’était pas celui que l’on conférait à un tout jeune homme sans expérience. Pour être reçu Apprenti Entré, il fallait déjà plusieurs années de pratique auprès d’un Maître bourgeois, chez qui l’on avait été simplement enregistré ou immatriculé (registrered or booked). En d’autres termes, l’Apprenti Entré n’était pas un néophyte dans son métier. Mais il était alors – et alors seulement – « entré » dans la loge. Il pouvait alors quitter son Maître et trouver de l’emploi.

    Pour beaucoup d’artisans, au XVIIème siècle, la « carrière » maçonnique s’arrêtait là, du reste ! Ils personnifiaient en quelque sorte, sans le savoir, cet idéal de modestie maçonnique qu’on entend si souvent évoquer dans nos loges : celui de « l’éternel Apprenti » !

     

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    "Eternel Apprenti ?"  - En Écosse, au XVIIème siècle, c'était souvent vrai...

     

    Donc, dans cette maçonnerie « opérative » d’Écosse – à ne pas confondre avec la « maçonnerie écossaise » – la maçonnerie ne consistait même tout simplement qu’en un seul et unique grade…

    Mais souvent on pouvait, après quelques années, accéder au grade de Compagnon du Métier. Une seconde cérémonie, dont les détails nous sont connus, le permettait. Cela ne conférait rien de plus dans la pratique quotidienne du métier. Ce grade n’avait en fait qu’un seul avantage : il donnait la possibilité de devenir Maître de l’Incorporation – la Guilde des Maîtres bourgeois. C’est pourquoi nombre d’ouvriers, sans fortune et sans moyens, ne jugeaient pas « utile » d’accéder à ce grade car la perspective de venir « Maître » de l’Incorporation – un statut purement civil, sans cérémonie particulière – leur était à peu près interdite.

    Mary's Chapel, Edinburgh - La plus vieille loge du monde...

     

    Un premier point mérite ici d’être souligné. Dans la pratique écossaise, un maçon « régulier », si l’on peut dire – disons : professionnellement en règle et seul capable d’être employé par un Maître de l’Incorporation – devait avoir été reçu dans la loge. Les autres « maçons de la campagne », dénommés cowans en Écosse, ne jouissaient pas de ce privilège de l’emploi et se trouvaient réduits à des travaux subalternes. Or, pour prouver la qualité d’Apprenti Entré – le minimum nécessaire –, en un temps ou l’écriture n’avait pas la diffusion qu’elle a acquise depuis lors, on confiait au nouveau reçu un mot, le Mot du Maçon (Mason Word). Et ce mot, donné à l’Apprenti, était en réalité composé des deux mots J et B, connus aujourd’hui pour être diversement mais toujours séparément donnés, l’un à l’Apprenti, l’autre au Compagnon.

    En 1691, le pasteur Robert Kirk, rapportant les coutumes de l’Écosse, parle du Mot du Maçon comme « d’une tradition rabbinique en forme de commentaire sur le nom des deux colonnes Jakin et Boaz qui étaient placées à l’entrée du Temple du roi Salomon à Jérusalem ». On le voit : le premier système maçonnique est un système en deux grades dont les secrets essentiels – et souvent les seuls qu’on estimait utile de posséder – étaient renfermés dans le premier !

    Le second point qui mérite d’être souligné concerne la dénomination exacte du deuxième et dernier grade de ce système le plus ancien : on l’appelait « Fellowcraft or Master ». Comprenons bien : il ne s’agissait pas de deux grades distincts, mais d’un seul et même grade qui portait ensemble deux noms.

    Dans le contexte écossais, on comprend sans difficulté ce que cela signifiait : en étant Compagnon du Métier (Fellowcraft) dans la loge, on devenait éligible à la fonction de Maître (Master) dans l’Incorporation. En d’autres termes, un Compagnon du Métier était ainsi un Maître en puissance. Mais cette dernière qualité ne lui serait jamais conférée par la loge, mais seulement par la Guilde des Maîtres – s’il avait la chance d’y être un jour admis…

    Or, lorsque ce système fut exporté vers l’Angleterre, à Londres au début du XVIIIème siècle, il y fut d’abord pratiqué d’une manière sans doute très proche « rituellement », mais avec une différence de taille : la dualité d’appellation « Compagnon ou Maître », parfaitement explicable dans le contexte écossais, n’avait plus guère de sens à Londres où cette alliance de la loge et de l’Incorporation n’existait pas, l’organisation du métier de maçon y état tout à fait différente.

    C’est peut-être pour cette raison simple –  mais pas forcément suffisante ! – que l’idée a pu naître que le « grade » de Maître (jusque-là le mot « grade » n’existe pas dans les textes maçonniques) était un complément nécessaire. C’est à Londres, dans des conditions encore mal élucidées, que ce grade va surgir. Pour autant, ce ne sera pas la naissance d’un « système en trois grades symboliques » qui en résultera, mais bien plutôt l’ajout d’un grade d’une nature entièrement différente et, pendant longtemps, administré séparément comme tel : le grade purement spéculatif de Maître Maçon… (à suivre)