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Histoire - Page 7

  • La franc-maçonnerie est-elle théiste, déiste ou bien encore… « adogmatique » - et depuis quand ?

    Voilà une sempiternelle question qui se noie malheureusement souvent dans les méandres de la politique maçonnique, avec un peu d’ignorance des sources et pas mal de mauvaise foi. Je dis tout de suite que je ne répondrai pas à la question que je pose : cette réponse dépend de la conscience de chacun et je ne prétends pas imposer la mienne. Je ne veux pas, comme d’autres et pour la nième fois, vous exposer « ma » conception du GADL’U ! On sait ce que j’en pense...

    Mais suite à un post de F. Koch sur le GADL’U   (à l’occasion de la sortie du Lexique des symboles maçonniques co-écrit avec A. Bauer), j’ai dû intervenir sur le blog La Lumière pour apporter quelques précisions historiques et renvoyer à quelques sources du XVIIIème siècle, non pas pour faire prévaloir mon point de vue, mais afin de fournir à tous et à toutes des éléments pour se forger une opinion, au-delà des postures individuelles qui encombrent les forums maçonniques.

    Ces blogs ne sont pas toujours, je le constate avec tristesse, des lieux possibles d’un dialogue vraiment serein et maitrisé. On m’y a notamment accusé de proférer « une énorme contre vérité au sujet du GADL’U», ou encore « d’être partisan », parce que j’avais simplement  rappelé, dans un strict verbatim,  les propos du futur (ou déjà) Grand Maitre de la GLAMF, lequel  avait dit en toutes lettres que les « athées et les agnostiques » ne devraient pas avoir leur place dans son Obédience.

    Encore une fois, le débat absurde et fatigant qui consiste à rechercher quelle est l’Obédience la nombreuse, la plus puissante, la plus régulière, la plus « traditionnelle » – avec le flou le plus absolu qui s’attache à ce dernier mot –, ne m’intéresse pas. J’ajoute qu’en ce qui me concerne, maçon attaché aux plus anciens usages de l’Ordre, pour qui le GADL’U est naturellement Dieu, et la maçonnerie exclusivement spirituelle et initiatique, je ne pense même pas que cette Obédience « parfaite » soit la mienne !

    Mais je crois aussi que c’est l’occasion de faire calmement et précisément le point sur certains aspects de ce problème, mais pas sur tous évidemment, car le champ est énorme…

    Anderson déiste ?

    Quelques fondamentaux tout d’abord.

    La franc-maçonnerie est née dans une Europe unanimement chrétienne, elle emprunte nombre de ses symbole et presque tous ses récits légendaires à la Bible, et elle a fait depuis toujours de ce livre sacré la base de son enseignement. Ce n’est pas une opinion, c’est un constat. Nier cette évidence relèverait du révisionnisme pur et simple.

    Il est cependant classique, depuis le courant du XXème siècle en France, de proposer une lecture « déiste », voire « laïque » du Titre Ier des Constitutions d’Anderson de 1723. Tout le monde connait ce texte, mais l’a-t-on seulement bien lu ?

    On pourrait penser que sa lecture est simple. On croit trop souvent qu’elle peut être simpliste. On commet alors deux erreurs méthodologiques terribles : la première est de n’en citer que des passages, la seconde est de les extraire de leur contexte. Avec un tel procédé, on court tout droit au contresens.

    Premièrement, voyons le contexte. Il est double : c’est d’abord le fait que ce texte a été rédigé dans l’Angleterre du début du XVIIIème siècle où, déjà, l’appartenance religieuse était considérée comme en partie  constitutive  de l’identité sociale : pas de rattachement religieux, pas d’identité complète.

    En outre, la rédaction a été placée sous la responsabilité immédiate de deux ecclésiastiques. L’un d’eux, Jean-Théophile Desaguliers, fils d’un pasteur huguenot français chassé par Révocation de l’Édit de Nantes, lui-même chapelain de grands aristocrates, avait été solennellement ordonné comme Ministre dans l’Église d’Angleterre et en avait donc accepté sans équivoque tous les enseignements fondamentaux ; on l’a dit « unitarien » (c’est-à-dire refusant la conception trinitaire du Dieu chrétien) en raison de sa proximité  avec Newton, qui l’était sans doute – et avait pour cette raison, par faveur spéciale, obtenu le droit de ne pas « prendre les ordres divins », c’est-à-dire être ordonné dans l’Église, comme il aurait dû l’être pour professer à Cambridge ! – mais Désaguliers, quant à lui, ne nous a laissé, en ce domaine, que deux sermons et quelques passages de sa correspondance qui expriment des sentiments religieux tout à fait classiques pour un homme de son état.  Le second, James Anderson, pasteur presbytérien, sera notamment l’auteur en 1733 d’un violent pamphlet précisément dirigé contre les unitariens, un livre intitulé Unity in Trinity and Trinity in Unity, ce qui en dit long sur le libéralisme théologique prétendu de cet Ecossais virulent…

     

     Jean-Théophile Désaguliers

    Un digne Ministre de l’Église d'Angleterre

     

    Imaginer que ces hommes aient pu éprouver la moindre sympathie pour les « athées » (stupides ou non !) et les « libertins », relève de la plus pure fantaisie.

    C’est, je crois à Maurice Paillard, un respectable érudit français qui vivait à Londres que l’on doit, dans l’édition qu’il fit en 1952 des Constitutions, la thèse selon laquelle il faut distinguer le « stupide athée » de « l’athée stupide », cette dernière traduction étant retenue par lui ! En d’autres termes, selon la rhétorique aventureuse de Paillard, le texte d’Anderson n’exclut pas les « athées intelligents » ni les « athées raisonnables »[1]. C’est ainsi que Paillard, en toute honnêteté intellectuelle, j’en suis sûr, avait fait figurer une dédicace « Au Grand Orient de France [dont il était membre] pour son attachement aux principes maçonniques tels qu’ils sont admis dans l’Obligation Concernant Dieu de la Religion des Constitutions d’Anderson »…ce qui laissait gentiment entendre que les maçons anglais, quant à eux, y avaient bel et bien renoncé – au profit d’une « dérive dogmatique » !  Cette plaisante lecture est souvent colportée sans autre examen. On a pourtant de la peine à concevoir qu’un homme intelligent – et Paillard l’était sans doute – ait pu écrire une telle niaiserie.

    On sait qu’en anglais, l’adjectif se place nécessairement devant le substantif  –  sauf dans de rares archaïsmes, comme Prince of the Blood Royal  – et que, par conséquent, l’expression « atheist stupid » (!) n’existe pas. Si Anderson avait écrit, par exemple « an atheist when he is stupid » ou « an atheist who is stupid », on pourrait en effet discuter mais là, le doute n’est évidemment pas permis. Dans « stupid atheist », selon un stylistique alors très classique, l’adjectif stupid est ce que l’on appelle une épithète homérique : il explicite une valeur – un « prédicat » – contenu dans le substantif, et ne lui ajoute rien mais ne fait que le souligner.  Un athée, selon Anderson, est nécessairement stupide (ce qui, du reste, ne veut pas dire « idiot », mais simplement « aveuglé, frappé de stupeur »), sinon il ne serait pas athée – de même que, en français, quand on parle de nos jours d’un « sombre idiot », ce n’est pas pour suggérer qu’il existerait aussi de « brillants idiots »…

    Mais que dire du « libertin irréligieux » ! Tout d’abord, le mot « libertin », au XVIIIème siècle, en français comme en anglais, désigne simplement celui qui « se fait une espèce de profession [c’est-à-dire de « déclaration de foi » !] de ne point s’assujettir aux loix (sic) de la Religion, soit pour la croyance, soit pour la pratique » (Dict. Acad. Fr., 1740). Là encore, l’épithète est homérique : par définition, un libertin est irréligieux : imagine-t-on un « libertin religieux » ? Cela aurait été, au regard du vocabulaire de ce temps, une simple contradiction dans les termes.

    On le voit, en dépit des pénibles contorsions sémantiques de Paillard, il va de soi, et ce n’est pas la découverte du siècle, que les Constitutions d’Anderson excluent tout simplement  les athées et les libertins – c’est-à-dire ceux qui n’ont pas de religion !

    Vient alors le morceau de bravoure, quand le texte du Titre Ier se poursuit : « Il est maintenant considéré plus expédient de seulement les astreindre à cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord, etc. » Cette fois, entend-on dire, pas de doute : on décrit bien une « religion minimale », se bornant aux principes moraux qui sont énoncés : « hommes bons et loyaux, ou homme d’honneur et de probité, etc. ». Certes, mais c’est ici que le saucissonnage du texte conduit aux pires contresens…

    En effet, Anderson a précisé, juste avant, que « dans les temps anciens les maçons étaient tenus, dans chaque pays, d’être de la religion, quelle qu’elle fût, de ce pays ou de cette nation, etc. » Mais de quoi parle-t-il au juste ? Ces paroles sont-elles des fleurs de rhétorique ou renvoient-elles à quelque chose de précis ?

    L’Angleterre a connu pendant environ 150 ans, entre les années 1530 et l’avènement et la fin du XVIIème siècle, une longue et douloureuse période de guerres, religieuses et politiques à la fois. Ce n’était qu’une des répliques de l’affrontement européen entre les Protestants et les Catholiques. Tout avait commencé en Allemagne, on le sait.[2] Après bien des querelles, on était parvenu, en 1655 à Augsbourg, à une sorte de compromis. Il établissait un principe simple pour  chacun des états du Saint Empire – qui en comptait des centaines, parfois réduits à une simple « ville libre » : la religion obligatoire était celle du souverain de cet Etat. Les princes et les seigneurs étaient désormais libres de choisir, pour eux et leurs sujets, entre les deux confessions chrétiennes. Les sujets en désaccord avec la religion de leur suzerain avaient en revanche le droit d’émigrer ! Cujus regio, ejus religio : c’est sur cette base que la paix relative fut obtenue en Allemagne.

    C’est au fond en application de ce principe qu’en France la Réforme fut persécutée : le roi de France était catholique ! En Angleterre, Henri VIII rompit avec Rome pour des motifs matrimoniaux mais lui-même, en dehors de la prééminence du pape, admettait tous les dogmes de la foi catholique. Il n’en fut pas de même de son successeur, le trop jeune Édouard VI, placé sous l’influence d’un entourage qui fit prévaloir une forme de calvinisme. Puis, avec Mary Tudor, Bloody Mary (« Marie la Sanglante »), de funeste mémoire, le catholicisme revint en force en même temps que les bûchers et les échafauds, avant que l’avènement d’Elizabeth Ière ne permette une sorte de compromis final (les XXXIX Articles de 1563) dont devait naître l’anglicanisme – une religion à « géométrie variable ».

     

     1563 : les bases de l'anglicanisme sont enfin posées...

     

    Pendant toutes ces années, en Angleterre, c’est au nom du principe « Cujus regio, ejus religio » que les protestants ont été pourchassés par les souverains catholiques, et les catholiques étripés par les souverains protestants ! C’est à cette sombre époque (« dans les temps anciens… »), alors heureusement révolue, que fait évidemment allusion Anderson. Désormais, en Angleterre, quelle que fût l’opinion religieuse du roi, on pouvait avoir la foi de son choix – même si les catholiques furent encore marginalisés et brimés et ne retrouvèrent tous leurs droits qu’en 1829 ! C’est pourquoi, après avoir évoqué « la religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord », et qui repose sur les grand principes moraux communs à toutes les confessions chrétiennes, Anderson souligne que l’on doit laisser naturellement « à chacun ses propres opinions [religieuses], et surtout il ajoute : « quelles que soient les dénominations ou confessions qui aident à la distinguer ». Cette dernière précision recèle encore un piège…

    En anglais, le mot « denomination » est un faux ami : il ne veut pas dire simplement « dénomination » comme en français, c’est un mot qui désigne spécifiquement une église particulière ! Chacun, pour Anderson, est en effet nécessairement membre d’une « dénomination » spécifique, c’est-à-dire d’une Église parmi tant d’autres désormais toutes autorisées, de même que chacun adhère à une « confession » – c’est-à-dire une déclaration de foi propre à cette Église. En d’autres termes, si l’on fait la part du style lourd et emberlificoté d’Anderson – un très mauvais écrivain ! –, il dit simplement que tout maçon est nécessairement croyant (« ni athée, ni libertin »), qu’il a donc nécessairement une Église (« dénomination ») mais qu’il est entièrement libre de la choisir et de se retrouver, par conséquent, avec les autres maçons, sur les valeurs morales qui leur sont communes (« cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord »). «  Ainsi, conclut-il,  la maçonnerie devient le Centre d’Union et le moyen de nouer une amitié sincère entre des personnes qui n’auraient que rester perpétuellement étrangères » –  et qui pendant 150 ans n’avaient pas cessé de s’entretuer au nom de leur foi persécutée…

    Que l’on me comprenne bien : je ne suis pas en train de proposer, après tant d’autres, ma propre vision contemporaine des Constitutions de 1723, en tordant plus moins le texte au gré de ma fantaisie ! J’essaie seulement d’éclairer son contexte pour faire saisir comment on le lisait en son temps : Anderson, presbytérien farouche, mais désormais libre de son culte dans une Angleterre anglicane, faisait de la maçonnerie le carrefour tant attendu de tous les chrétiens, croyants et libres. C’est en cela que consiste le fameux « universalisme andersonien » qui donne lieu à tant de méprises – et de récupérations diverses et parfois presque comiques. Que cela nous plaise ou non, que nous adhérions ou non à la vision qu’il exprime – c’est là un autre sujet – il ne faut pas faire dire à Anderson ce qu’il n’a jamais voulu dire, et son texte n’est ni déiste, ni  laïque : une telle idée, s’il avait pu la comprendre, l’eût même évidemment scandalisé…

    Au XVIIIème siècle, les Anglais, les plus en avance de leur temps, n’ont pas inventé la laïcité : ils ont conçu et mis en œuvre les droits civiques, le parlementarisme et la liberté religieuse : c’est leur œuvre immortelle, et la maçonnerie en fait partie.

    Encore un ultime exemple qui montre, une fois de plus, l’importance du contexte : on entend également souvent dire que dans ce texte, en dehors de l’intitulé du Titre Ier  « Concernant Dieu et la Religion », il n’est jamais question de Dieu ! De là à dire que l’on s’en passait déjà ou que le Grand Architecte de l’Univers y était déjà « un symbole librement interprétable », il n’y a qu’un pas. Que doit-on en penser ?

     

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     La version de 1723...

     

    Simplement ceci : le Titre Ier représente 11  lignes à la page 50 d’un ouvrage qui en compte 91. Je suggère, quant à moi, de lire l’ouvrage en entier, en commençant par la page 1, par exemple…

    Le début de l’ouvrage, qui représente 48 pages exactement, est une histoire du métier de maçon et de la franc-maçonnerie – histoire naturellement fabuleuse, légendaire et mythique, mais peu nous importe ici. Elle commence, comme il se doit, au Paradis ! Or que lit-on dans les deux premières lignes du texte ? Ceci : « Adam, notre premier parent, créé à l’image de Dieu, le Grand Architecte de l’Univers… » No comment.

    En veut-on davantage ? Alors passons à la page 24. En évoquant le règne d’Auguste, Anderson insère entre parenthèses un commentaire ainsi conçu : «C’est sous son règne que naquit le Messie de Dieu, le Grand Architecte de l’Eglise ». 

    SI j’ose m’exprimer ainsi – moi, l’incorrigible parpaillot –, la messe est dite….

    Le prétendu tournant de 1738

    Je ne voudrais pas fatiguer mes lecteurs mais il faut évoquer tous les problèmes que suscite une lecture non pertinente d’un texte que, par ignorance ou par désinvolture, l’on détache de la culture qui l’a vu naître. On affirme volontiers que le texte de la version de 1738 (2ème édition des Constitutions) marque un début de « recul dogmatique » par rapport à « l’universalisme » prétendu de la 1ère édition et préfigure l’évolution « abusivement religieuse » dont la maçonnerie britannique nous donnerait encore le spectacle. Voyons donc cela brièvement...

    La rédaction du Titre Ier de la version de 1738 diffère en effet de celle de 1723. Elle fut pourtant  publiée sous la signature du même auteur et reçut la même approbation de la Grande Loge de Londres. Or, que dit-elle ?

    « I. Concernant Dieu et la Religion

    Un maçon est obligé de par sa tenure d’observer la loi morale, comme un vrai Noachide; et s’il comprend bien le Métier, il  ne sera athée stupide ni libertin sans religion, ni n’agira jamais contre la Conscience.

    Dans les temps anciens, les Maçons Chrétiens devaient se conformer aux usages chrétiens de chaque pays où ils voyageaient ou travaillaient. Mais la maçonnerie existant en toutes les nations même de religions différentes, le seul devoir est aujourd’hui d’adhérer à cette religion sur laquelle les hommes sont d’accord (laissant à chaque Frère à garder ses opinions particulières), c’est-à-dire d’être hommes bons et vrais, ou hommes d’honneur et de probité, par quelque Noms, Religions ou Croyances qui puissent les distinguer : car ils s’accordent tous sur les trois grands Articles de Noé[3], et c’en est assez pour préserver le ciment de la loge. Ainsi la maçonnerie est le Centre de leur Union, et le moyen de concilier des personnes qui auraient dû, autre­ment, rester perpétuellement éloignées.»

    On a prétendu très souvent que cette nouvelle rédaction, évoquant les Noachides, une référence évidemment biblique, préfigurait une sorte de resserrement religieux et « dogmatique »[4] que d’aucuns déplorent dans la maçonnerie anglaise de nos jours. C’est à partie de 1738 que la maçonnerie d’Outre-Manche aurait commencé à s’engager sur une pente dangereuse…

    Or, qu’en est-il ?

    Ceux et celles qui ont pris la peine de lire tout ce qui précède le comprennent immédiatement : le texte de 1738, bien loin d’être une fermeture, est au contraire une réelle ouverture vers toutes les religions de la Bible, et non seulement vers les Chrétiens, clairement les seuls concernés (Catholiques contre  Protestants) par la première rédaction ! En renvoyant à Noé, bien avant Moïse, on inclut les Juifs qui, précisément commencèrent alors à être admis dans les loges en Angleterre – et en furent bannis presque partout ailleurs en Europe jusqu’à a fin du XVIIIème siècle, voire plus tard ! Rappelons que les lois noachides étaient celles que, selon le judaïsme traditionnel, pouvait suivre tout non-juif pour être considéré comme un « Gentil vertueux », susceptible d’avoir part au « monde à venir ». Dans les Actes des Apôtres, Luc rapporte que, lors du « Concile de Jérusalem » (vers l’an 50), sous la présidence de Jacques et en présence de Pierre, on convint d'imposer aux païens qui se convertissaient à la foi en Jésus-Christ (ce qui ne s'appelait pas encore le christianisme), des obligations inspirées des lois noachides, dont il donne la liste.

    La conception de 1738 est certes fondée sur des références religieuses – exactement comme celle de 1723, on l’a vu ! – mais avec une extension qui préfigure l’évolution dite « non demonational » qui sera finalement consacrée par la Grande Loge Unie d’Angleterre, en 1813, lorsque sera achevée ce que les auteurs anglais nomment encore la « déchristianisation du Métier ». Pas du tout l’amorce de la laïcité, là non plus, mais l’affirmation encore plus large de la liberté religieuse.

    Un dernier détail, pour monter que, décidément, tout est toujours plus compliqué qu’on ne le croit ! C’est dans cette édition de 1738, prétendument marquée par un « recul dogmatique », que l’on trouve pour la première fois dans un texte maçonnique une expression bien intéressante : « Liberté de conscience » (Liberty of Conscience) !

    Non, ce n’est pas une invention du Grand Orient de France à la fin du XIXème siècle – bien qu’il ait donné à ces mots un sens nouveau et différent – mais de la Première Grande Loge au moins dès 1738…et cela désigne alors le droit imprescriptible…de choisir sa religion !

    Dans la suite de l’histoire

    J’entends ici les clameurs : « Quoi ? Vous prétendez donc qu’il n’y a jamais eu de déistes dans la franc-maçonnerie au XVIIIème siècle ? »…

    Mais où aurais-je écrit une telle absurdité ? Bien que sûr que non : je dis seulement que ni Anderson ni Désaguliers n’étaient déistes, et que les Constitutions d’Anderson ne favorisent pas cette vision du monde, rien de plus. L’incroyance est un phénomène qui a commencé à se faire sentir en Europe, et en France notamment, dès le XVIème comme l’avaient déjà montré les travaux fondateurs de L. Febvre[5]. En Angleterre au XVIIIème, et plus encore en France, elle va faire de progrès fulgurants malgré la pression sociale et la censure de l’opinion. Mais elle reste alors un phénomène marginal dans la population générale, toutes les études le montrent aussi[6]. En revanche, une conception épurée, celle d’un Voltaire par exemple, sans doute aussi d’un Montesquieu (qui tous deux furent francs-maçons à presque 50 ans de distance), voire le scepticisme plus net d’un Diderot (qui faillit seulement être initié) et d’un certain nombre d’intellectuels moins connus de leur temps, vont se répandre dans certains milieux cultivés. Or, c’est entre autres ceux où la franc-maçonnerie va recruter. Ce qui veut dire que des athées presque notoires, comme Lalande par exemple, ont pu – en jouant sur les mots, avec leur conscience, ou en passant par un rituel trafiqué ? – devenir francs-maçons. Cela n’est pas douteux.

     

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     Voltaire pensait que les francs-maçons dérivaient des "cornards de Normandie"

     

    Je veux simplement souligner un point : les rituels maçonniques, eux, n’ont pas varié tout au long du du XVIIIème siècle – du moins en France jusque dans le dernier quart du siècle sans doute, alors qu’en Angleterre ils ont été définitivement fixés sur ce point. Dès 1745, dans Le Sceau rompu, on lit que le serment maçonnique s’achève par les mots « Et que Dieu me soit en aide. » Cela ne faisait que rependre la formule identique qu’on trouve chez Prichard en 1730, dans Masonry Dissected, ouvrage supposé avoir beaucoup influencé le rituel des Modernes (qui ne seront nommés ainsi que 20 ans plus tard !), et l’on trouve les mêmes mots dans The Three Distinct Knocks, en 1760, présenté comme reflétant le rituel des Anciens – ce qui permet de signaler au passage, j’y reviendrai un jour, qu’il n’y avait pas de différence philosophique ou religieuse essentielle entre les deux. En France, en 1785, lorsque le Grand Orient de France fixe les grades de ce qui allait bientôt s’appeler le Rite Français, il retient une formule du même serment qui commence par ces mots : « …devant le Grand Architecte de l’Univers (qui est Dieu)… ». La mention entre parenthèses disparaitra en revanche de la version imprimée « en  1801 » (?) sous le titre de Régulateur du maçon, mais dans le Guide des Maçons Ecossais « de 1804 », rituel fondateur des grades bleus du REAA en France, la loge est ouverte « Au Nom de Dieu et de Saint Jean d’Ecosse », tandis que le serment lui-même, qui comporte aussi la mention « …du Grand Architecte de l’Univers qui est Dieu », s’achève pas cette prescription : «  Le récipiendaire baise trois la Bible », ce que les maçons anglais n’ont jamais cessé d’observer jusqu’à nos jours.

    Pour des rituels « déistes », convenons qu’on aurait pu faire mieux…

    De quoi s’agit-il au fond ?

    Mais pourquoi revenir sans arrêt sur ces questions ? En fait, observons que cela ne pose qu’en France et dans quelques pays latins qui, depuis la fin du XIXème siècle, ont subi son influence culturelle et intellectuelle, y compris dans la maçonnerie. Les effectifs concernés par le rejet d’une vision traditionnellement religieuse de la maçonnerie ne représentent à peine que 10% des effectifs mondiaux, et 90% d’entre eux se trouvent en France ! C’est à cela que se réduit, soulignons-le, ce que l‘on considère parfois comme la « partage » entre la maçonnerie « libérale et adogmatique » et la maçonnerie « régulière »…

    Pour 90% des francs-maçons du monde, de nos jours encore, en effet, la question ne se pose pas et le GADL’U est « un Etre Suprême » – lequel est appelé Dieu, non seulement dans les textes constitutionnels mais aussi et surtout dans les rituels et les serments. Et la Bible est présentée comme la source de tous les enseignements maçonniques, les Anglo-saxons admettant toutefois, par ouverture confessionnelle depuis l’Union de 1813, que l‘on puisse pour le serment – et pour le serment seulement – lui substituer la Livre sacré d’une autre foi religieuse – mais il en faut un qui, par « la sainteté » qui s’y attache, « lie la conscience de celui qui s’engage ».

    Tout cela relève de ce qui est officiel, si j’ose dire, de ce qui est écrit et de ce sur quoi on s’engage par serment. Ce n’est pas rien ! Mais, nous le savons tous, la réserve mentale est possible et, depuis l’origine des temps, les hommes ont parfois prêté des serments en croisant les doigts ou en se disant en leur for intérieur qu’ils  le faisaient sous la contrainte, ou qu’ils préféraient ne pas y voir ce qu’on leur demandait d’y voir, ou que cela ne les empêcherait pas de l’interpréter autrement, bref : ils ont juré au nom de ce à quoi, parfois, ils ne croyaient pas vraiment, ou même pas du tout. Certains de ces menteurs avérés firent même une "belle" carrière...

    C’est ainsi que j’ai connu, en France surtout, mais aussi dans quelques autres pays – y compris anglo-saxons – des Frères qui ont purement et simplement menti parce que leur seul but était « d’en être », et que cela valait bien, selon eux, un petit parjure : cela ne doit pas être nouveau…

    C’est pourquoi, même si je ne partage pas la vision d’une maçonnerie qui ne se réfère ni au sacré, ni à la transcendance, j’ai beaucoup plus de respect pour un Frère (ou une Sœur) qui, en conscience, refuse ces références et le dit, plutôt que pour ceux qui tentent de faire croire, mais en vain, qu’elles ont de la valeur à leurs yeux !

    C’est précisément l’affaire de la CMF (désolé de redescendre de quelques étages !) – laquelle nécessitera vraiment qu’on en écrive une histoire détaillée et dépassionnée dans quelques années, comme un véritable cas d’école (j’en ai réuni les éléments) –, qui a relancé  ce débat impossible. Pourquoi ?

    Simplement parce que l’on a tenté de faire coïncider la vision classique de Frères issus de la « régularité » (je veux parler de la GLAMF) et qui, en dépit de la probable réserve mentale de nombre d’entre eux – on le voit bien aujourd’hui à leurs déclarations publiques – avaient de jure adopté le point de vue anglo-saxon et s’y étaient engagés par serment sur la Bible, avec la conception de ceux qui, depuis la fin du XIXème siècle, ont toujours professé la plus libre interprétation du « vocable » de Grand Architecte de l’Univers, et ont toujours compté dans leurs rangs une notable proportion d’athées et d’agnostiques (je veux parler de la GLDF).

    Lorsque j’ai reçu, à la fin de l’année 2012, la proposition de réponse de la future CMF à l’Appel de Bâle, j’y ai découvert cette formule stipulant que les Obédiences « invoquaient le Grand Architecte de l’Univers ». J’ai aussitôt fait observer que cela ne voulait pas dire grand-chose et ne suffirait pas au regard des Basic Principles de Londres et des mésaventures américaines de la GLDF, retoquée en 2003, dans une atmosphère de vaudeville, par la Commission de reconnaissance des Grandes Loges d’Amérique du nord, sur ce point précisément ! Plusieurs dignitaires ont alors haussé les épaules en m’entendant et ont levé les yeux au ciel. Quelques jours plus tard, l’une des composantes de cette improbable Confédération en genèse proposa ingénument une autre rédaction : le Grand Architecte de l’Univers était remplacé par « Un Etre Suprême et sa Volonté révélée » ! Tollé immédiat ! Branle-bas de combat ! L’union se fissurait déjà ! On maquilla rapidement cette bavure pour revenir à la formulation initiale – avec l’issue que l’on sait. Depuis lors, ladite Grande Loge semble avoir un peu disparu des radars de la CMF et il n’en est plus jamais question dans les déclarations de cette dernière – il s’agit de la GLIF !…

    Reprenons nos esprits et soyons tous honnêtes : la franc-maçonnerie française est diverse à l’extrême. C’est une réalité complexe, aux causes multiples, que nous impose l’histoire. Admettons cette diversité comme un fardeau parfois, mais surtout comme un espoir – voir mon post récent. Et n’essayons pas de jouer sur les mots et de nous mentir à nous-mêmes en même temps qu’aux autres. On a le droit d’être et de penser ce que l‘on veut, mais à condition de le dire clairement. D’être un franc-maçon franc du collier ! C’est tout ce que je me borne à dire et ce que je m’efforce – avec difficulté ! – de faire entendre à tous les excités du web et les trolls de blogs qui s’invectivent mutuellement et profèrent des contre-vérités et des demi-mensonges, mais parfois avec l’approbation muette de leurs dignitaires, pour tenter d’avoir raison contre toute évidence et de nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

    Ce faisant, ils déconsidèrent et défigurent la franc-maçonnerie qui, comme l'indiquait dès 1726 un certain Francis Drake, un éminent maçon de son temps, repose sur trois grands principes – qui sont restés ceux de la maçonnerie anglo-saxonne : la Bienfaisance (Relief), la Vérité (Truth) et l’Amour fraternel (Brotherly Love)…

     



    [1]  En fait, c’est surtout dans son livre Les trois francs-maçonneries, (Opérative-Spéculative-Dogmatique), ou Histoire évolutive de la franc-maçonnerie, 1954, ouvrage érudit mais aussi plein d'imagination, qu'il a développé ces idées. Il était aussi l'auteur d'un mémorable opuscule intitulé La franc-maçonnerie et le Grand Architecte de l'Univers destructeur de son idéal !!!...

    [2] A ce propos, ironie de l’histoire, 2017 sera un double anniversaire : le 500ème de la proclamation des « 95 Thèses » de Luther, qui représente le geste fondateur du protestantisme, et…le 300ème de la création de la Grande Loge de Londres !

    [3] Il subsiste d’ailleurs un doute et un débat sur ce que Anderson a précisément en vue. Dans le judaïsme traditionnel, il y a sept lois noachides. Il pourrait cependant s'agir du refus de l’idolâtrie, du blasphème et du meurtre. C'est au fond en cela que consisterait la "religion sur laquelle tous les hommes sont d'accord" évoquée dans la version de 1728...

    [4] Dans le jargon maçonnique français contemporain, c’est un euphémisme pour dire – ou justement, ne pas dire ! – « qui a un rapport avec la religion »….

    [5] L. Febvre, Le problème de l’incroyance en Europe au XVIème siècle – La religion de Rabelais, 1947.

    [6] D. Mornet, dans sa puissante étude, Les origines intellectuelles de la Révolution française, 1715-1787, publiée en 1933, estime que le basculement de l’opinion a commencé à devenir progressivement sensible au tournant des années 1750.   

  • Faut-il partir du pied droit ou du pied gauche ?...

    Voici une question qui a fait couler beaucoup d’encre et suscité des exégèses parfois surprenantes. Il est même arrivé que l’on convoque la Kabbale pour expliquer que dans certains Rites on part du pied droit – le côté de la « Clémence » – et que dans d’autres, c’est du pied gauche – le coté de la « Rigueur » !...

    On peut certes, comme Jonathan Swift – qui passe pour avoir été franc-maçon – considérer que ce problème est d’un intérêt assez mince et relève de la même problématique que celle l’empereur de Lilliput qui souhaitait savoir, si l’on en croit les Voyages de Gulliver, comment il fallait manger les œufs (par le gros bout ou par le petit bout), et qui s’apprêtait à défendre son point de vue par les armes !

    Mais si le sujet est en effet assez mince, il permet au moins d’illustrer une méthode. Pour comprendre le sens et la portée d’un usage maçonnique, l’herméneutique aventureuse, mais si commune, qui consiste à croire que la réponse est dans la question et que, en vertu de la « libre interprétation des symboles », on peut tout imaginer, conduit malheureusement très  souvent à pures élucubrations. Pour trouver le droit chemin la méthode est pourtant simple, c’est toujours la même : pister l’apparition d’un usage dans l’histoire des rituels et la rapporter au contexte, à la fois maçonnique, culturel et même cultuel, qui l’a vu naître. On fait ainsi des découvertes intéressantes.

    Partir du bon pied

    Les plus anciens « rituels », qu’ils viennent d’Ecosse (les manuscrits du groupe Haughfoot, de 1690 à c. 1715) ou anglais, sont davantage des catéchismes, des instructions que des rituels au sens propre. La fameuse Masonry Dissected, la divulgation majeure de Prichard, en 1730, ne nous  en dit pas davantage.

    Lorsque les premières divulgations françaises apparaissent, entre 1737 et 1744, on ne trouve pas de renseignement substantiel sur ce point.  Quand des rituels « bien écrits » de ce qui allait bientôt s’appeler le Rite Français (ou Moderne) sont disponibles, soit vers la fin du XVIIIème (version manuscrite de 1785, version imprimée de 1801, Rituel « Berté » de 1788), on parle des « trois pas d’Apprenti » sans plus de précision. Cependant, les Tuileurs du XIXème siècle, comme celui de Delaulnaye (1813) nous apprend bien que « selon le régime du Grand Orient de France », on part du pied droit pour la marche d’Apprenti – ce que confirme le Tuileur de Vuillaume (1825).

    Il faut ici préciser que les rituels français du XVIIIème siècle, dont ceux du Rite Ecossais Rectifié (1783-1788), ne reprennent pas tous cet usage bien qu’ils soient de type « Moderne » : dans le RER, le candidat part du pied gauche, mais c’est le pourtant toujours genou droit qui est mis à nu (et donc le gauche en pantoufle)[1] ! Avec la présence des trois grandes colonnes Sagesse, Force et Beauté au centre de la loge, c’est donc l’un des deux seuls caractères distinguant ces Rites Ecossais du XVIIIème des rituels plus courants à l’époque – précurseurs du Rite Français.

    La première idée qui se présente naturellement à l’esprit est que l’usage de partir du pied droit – on n’ose dire cette « tradition » – venait précisément de la Grande Loge de Modernes, c’est-à-dire la première, fondée en 1717, et dont dérive les usages maçonniques les plus anciennement connus en France au XVIIIème siècle. Mais nous ne disposons pas de rituel certain du « Rite des Modernes » pour cette période en Angleterre…sauf peut-être dans un texte en français !

    Il s’agit du Franc-maçon démasqué, publié la première fois en 1751, à Londres, « chez Owen Temple bar ». Or ce texte, en partie énigmatique, semble bien pouvoir être considéré comme représentant au moins une version du rituel des Modernes, à Londres, vers le milieu du siècle. C’est d’ailleurs l’avis d’A. Bernheim avec qui il m’arrive souvent d’être d’accord quand il s’agit de parler d’histoire lointaine de la franc-maçonnerie…[2]

     

    Macon démasqué.jpg

     

     Une divulgation problématique mais bien intéressante...

     

    Or ce texte est sans ambiguïté. Il dit que la marche d’apprenti se fait « en avançant le pied droit le premier », ce que les textes français imprimés de la même époque ne disent pas aussi précisément.

    On peut par conséquent admettre, comme hypothèse de travail raisonnable,  que « partir du pied droit » est un usage des Modernes, transmis et conservé en France tout au long du XVIIIème siècle, jusqu’à nos jours dans les Rites qui dérivent du Rite des Modernes, au premier rang desquels le Rite Français.

    Les Anciens roulent à gauche…

    En revanche,  que pouvons-nous dire des Anciens ? Les premiers rituels imprimés qui se rapportent à leurs usages sont de 1760, notamment The Three Distinct Knocks (Les Trois Coups Distincts). Ce texte très élaboré ne dit pas clairement que l’on commence la marche d’apprenti du pied gauche. Cependant on note d’emblée une différence frappante avec tous les rituels français cités plus haut –  et aussi avec Le Franc-maçon démasqué : c’est ici le genou gauche qui est mis à nu (le pied droit en pantoufle), et non le genou droit (avec le pied gauche en pantoufle)! C’est du reste ainsi que, de nos jours encore, se prépare le candidat en Angleterre – et l’on sait que le Rituel de l’Union, en 1813, a fait prévaloir sur pratiquement tous les points les usages des Anciens.

     

     Une divulgation emblématique des Anciens

     

    Il devient alors à peu près évident que dans la tradition des Modernes, le pied gauche est déchaussé et que chez les Anciens, c’était l’inverse. Cela pourrait déjà sembler cohérent avec le fait que le premier pas est fait, chez les Modernes, en partant du pied droit, et chez les Anciens en partant du pied gauche.

    C’est de cette source que provient peut-être l’usage au REAA de partir du pied gauche – comme l’annoncent déjà sans équivoque les Tuileurs de Delaulnaye et de Vuillaume. On sait en effet que les grades bleus du REAA furent compilés en France en 1804 à partir d’une source essentielle, le rituel des Anciens que les fondateurs du REAA avaient pratiqué en Amérique. Il reste cependant que dans ce rituel, le Guide des Maçons Ecossais, qui est une synthèse maladroite et un peu bâclée entre le Rite des Anciens et un Rite Ecossais du XVIIIème siècle français (donc de type « Moderne »), on a mixé, à la hâte et sans trop de discernement, des éléments souvent incohérents. Ainsi, dans le Guide, on part bien du pied gauche, mais l’on a conservé, comme dans les Rites Ecossais du XVIIIème siècle, la préparation physique avec « le genou droit nud et le soulier gauche en pantoufle ».

     

     

     Un melting pot maçonnique...

     

    On ne sait donc trop si le REAA tire son choix du « pied gauche en premier » des Rites Ecossais antérieurs ou du Rite des Anciens. Mais nulle part, dans les rituels Ecossais du XVIIIème siècle, qui sont par ailleurs, répétons-le, de type Moderne – avec en particulier l’ordre J. et B. (voir plus loin) pour les deux premiers grades et les deux Surveillants à l’ouest – on ne justifie d’aucune manière cette inversion, seulement partielle puisque la préparation physique, elle, n’a pas changé…

    Il nous reste donc à tenter de comprendre pourquoi les Modernes commençaient à droite et les Anciens à gauche.

    Le retour des Colonnes

    On sait que, entre les Modernes et les Anciens, l’une des différences tenait à l’ordre des mots des deux premiers grades : chez les Modernes c’était J. au premier grade et B. au second, et le contraire chez les Anciens. Là encore, on a dit beaucoup de choses sur les raisons de cet ordre différent...

    Je ne reviendrai pas ici en détail sur ce sujet que j’ai traité ailleurs[3], mais la thèse classique admise par la Grande Loge des Modernes elle-même en 1809 – selon laquelle, « vers 1739 » les Modernes auraient délibérément inversé l’ordre ancien – ne tient plus guère aujourd’hui. Il est bien plus vraisemblable que cette différenciation fut plus tardive, en tout cas postérieure à l’apparition de la Grande Loge dite des Anciens, et nul ne peut dire qui a commencé à changer quelque chose. Certes, on sait aujourd’hui que la position archéologique, dans le Temple de Jérusalem, était bien B. au nord et J. au sud, mais cette perspective n’est jamais évoquée par quiconque au XVIIIème siècle et ne sert jamais de justification. Rappelons que dans la polémique assez peu reluisante qui a opposé les deux Grandes Loges anglaises pendant 60 ans, Laurence Dermott, le chef de file des Anciens, disait que les Modernes ignoraient tout simplement la signification J. et de B. , et que c’était la raison de leur « erreur » : selon lui, les Modernes croyaient que J. renvoyait au « rhum de la Jamaïque » et B.  à celui de la Barbade !...

    C’est ici qu’on peut faire une hypothèse. Je soupçonne qu’il y a un rapport entre l’ordre inverse des deux mots, d’une part, et la préparation inversée des candidats et leur marche, d’autre part. Or, si on lit simplement la Bible en oubliant l’archéologie, on ne lit pas que J. était au sud, mais qu’elle était « à droite » et que l’autre colonne, B., était « à gauche ».[4]

    Les Modernes, avec J. pour mot de l’Apprenti partaient du pied droit, et les Anciens, avec B., partaient du pied gauche…[5]

    Cette question de l’inversion des colonnes a pris tellement d’importance dans leur querelle, que j’incline à penser qu’elle a pu aussi influencer le « pied de départ ». En tout cas, après l’Union de 1813, la Loge de Réconciliation qui a travaillé entre 1813 et 1816 pour fixer le rituel de l’Union – celui que sont supposées pratiquer toutes les loges anglaises de nos jours – a adopté à la fois le départ du pied gauche et la préparation physique correspondante (et non celle des Modernes, comme l’ont fait les Rites Écossais en France)[6]… en même temps que l’ordre « ancien » des mots, comme si tout cela avait à ses yeux une secrète cohérence !

    Je laisse à chacun le soin de méditer cette hypothèse, qui est n’est pas entièrement démontrée, je l’admets, et le cas échant de la contester. Une recherche documentaire plus approfondie viendra peut-être la contredire.

    Il reste qu’avec une série de bons rituels convenablement datés et une Bible – de présence celle du Roi Jacques pour les références anglaises (King James Version) – on peut comprendre presque toute la maçonnerie…ou du moins éviter les plus graves élucubrations !

     



    [1] Le même paradoxe, que j’appelle « l’inversion partielle », s’observe dans le Rite Écossais Philosophique de la fin du XVIIIème siècle.

    [2] Masonic Catechisms and Exposures, AQC 106, 1994.

    [3] R. Désaguliers, Les deux grandes colonnes de la franc-maçonnerie, 4ème éd. Revue et corrigée par R. Dachez et P. Mollier, Paris, 2012, Chapitre II « Le problème de l’inversion des mots des deux premiers grades », pp.33-63.

    [4] Rappelons que dans la tradition des Hébreux puis des Juifs, on désignait le nord et le sud en regardant l’est : le nord est alors à gauche et le sud à droite. Et n’oublions pas que le Temple de Salomon s’ouvrait à l’est, et qu’on regardait donc vers l’ouest en y entrant…

    [5] I Rois, 7, 21-22.

    [6] Il faut observer que dans le Rite des Modernes comme dans celui des Anciens, le genou est découvert du côté qui effectuera le premier pas, et c’est encore de ce côté que l’on s’agenouillera pour le serment. Ce parallélisme, qui a peut-être un sens, est perdu dans les Rites Ecossais sans qu’on en connaisse la raison…pour autant qu’il y en ait une !

  • REGULARITE ET RECONNAISSANCE : REFLEXIONS HISTORIQUES SUR UNE EQUIVOQUE MAÇONNIQUE

    Un ouvrage à venir, dont les « bonnes feuilles » ont été publiées sur un blog « ami », et dû à la plume inspirée (?) d’Alain Bernheim, cloue au pilori un certain nombre d’auteurs, dont votre serviteur, d’autres vivants mais aussi des morts qui n’échappent pas à la verve incendiaire de l’auteur. Attendons que l’ouvrage – déjà primé par la Grande Loge de France avant d’avoir paru (!), ce qui est assez original et en dit long – soit effectivement publié pour dire ce que l’on doit en penser. Je n’y manquerai pas, et avec moi tous les auteurs mis en cause, on s’en doute.

    On peut en effet chercher, par légèreté, par duplicité ou par calcul, à tout rendre incompréhensible et douteux. En attendant, et sans verser dans la polémique acide et outrageante qui n’est pas mon style mais qui imprègne malheureusement, semble-t-il, le factum dont je viens de parler, voici quelques réflexions inspirées par une lecture sereine et intellectuellement honnête de l’histoire maçonnique. Elles ont pour ambition d'éclairer et non rendre confus les lecteurs. A chacun de s’en emparer librement et de les juger sans a priori.

     

    Une fois de plus, les feux de l’actualité maçonnique relancent le débat sur la « régularité », question cent fois soulevée en France depuis des décennies, alimentant bien des fantasmes et autant de gesticulations oratoires.

    L’objet de la présente note n’est pas de faire le tour d’un sujet infiniment plus complexe que ne le pensent certains, mais d’apporter à la réflexion commune quelques éléments objectifs, tirés de l’histoire, pour tenter de mieux comprendre les enjeux. Il semble en effet que les prises de position publiques des uns et des autres empruntent beaucoup plus souvent à l’art de la posture qu’à une analyse tant soit peu documentée de la question...

    Des préliminaires équivoques

    Or, avant d’être l’histoire d’une idée, l’histoire de la régularité est celle d’une équivoque.

    Rappelons d’abord, pour planter le décor, la manière dont la régularité est le plus souvent présentée en France.

    Il y aurait, d’un côté, les « Anglais » et ceux qui se rattachent à leur bannière, défendant une conception « déiste » – ou « dogmatique » – de la franc-maçonnerie, (voire, selon certains, une conception « mystique » ! ) et qui, de ce fait, imposeraient la croyance en Dieu comme « la base, la pierre angulaire, le ciment et la gloire de notre vieille confrérie », pour reprendre le mots d’Anderson qui, pour sa part, les appliquaient seulement à l’ amour fraternel…

    Il y aurait, de l’autre côté, une maçonnerie française classique, en tout cas continentale et majoritaire sur cette rive de la Manche, libérale, progressiste et « adogmatique » par essence, profondément attachée à la liberté « absolue » de conscience – et même à l’origine de ce magnifique concept –, fièrement opposée au dogmatisme des Anglais.

    D’un côté l’impérialisme spiritualiste, de l’autre la liberté philosophique : le choix serait donc simple et son issue déjà inscrite dans les termes mêmes qui l’exposent. Malheureusement, il s’agit-là d’une laborieuse caricature qui ignore ou méconnaît la montée en puissance d’une vision de la maçonnerie qui, en Grande Bretagne, ne s’est constituée que sur deux siècles au moins et qui surtout, pendant la même période, n’a pas sensiblement différé de celle qui prévalait en France.

    Rappelons ici cette vérité élémentaire que l’histoire documentée établit sans aucune difficulté : du début du XVIIIème siècle au milieu du XIXème, aux particularités nationales près, touchant à la culture des peuples et à leur façon d’exprimer certaines choses, la franc-maçonnerie a partagé le même esprit et pratiquement les mêmes rituels des deux côtés de ce que nous nommons la Manche et que les Britanniques s’obstinent à appeler le British Channel. Opposer les deux, comme on pourrait opposer deux mondes inconciliables dès l’origine, est donc illusoire et tout simplement erroné. Mieux encore : si l’expression « liberté de conscience » a bien fait son apparition assez tôt dans le vocabulaire maçonnique, ce ne fut pas en France, où la notion n’eut que très tardivement dans le XIXème siècle une connotation maçonnique. La première mention qui en fut faite dans un texte maçonnique se trouve dans l’édition de 1738 – pas celle de 1723 ! – des Constitutions d’Anderson (cette version que l’on dit parfois « régressive » par rapport à la première) : James Anderson revendique pour tous cette liberté mais il entend aussi sous ce terme (liberty of conscience), comme on l’entend encore de nos jours dans les pays anglo-saxons, la liberté religieuse.[1]

     

     

     

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    C'est là qu'on énonce la "liberté de conscience"...

     

    Quant à la propagande présumée d’une certaine maçonnerie anglaise pour le « dogmatisme religieux » et ses prétendues obsessions « spiritualistes », il n’est que de lire les propos très récents de son Député Grand Maître – le n°3 de la Grande Loge Unie d’Angleterre – pour s’en faire quelque idée :

    « Lorsque nous parlons de notre Pure et Ancienne Maçonnerie, nous devons être absolument clairs sur le fait que nous appartenons à une organisation laïque [secular], c’est-à-dire une organisation non-religieuse  […] La Franc-Maçonnerie, comme nous le savons tous, n’est ni un substitut de religion ni une alternative à la religion. Elle ne s’occupe certainement pas de spiritualité et ne possède aucun sacrement ; […] L’Ordre cherche à encourager les hommes à être loyaux envers leur pays, à respecter la loi, à s’efforcer au meilleur comportement, à prendre en considération ses relations avec les autres et à se rendre toujours plus utiles à leurs frères en humanité, en d’autres termes, à poursuivre une vie morale ».[2]

    Qui ne souscrirait, en France, à un tel programme qui bannit toute spiritualité  « religieuse » comme étrangère au champ de la franc-maçonnerie? Qui récuserait cette affirmation de « laicité » ?

    Mais nous sommes en Angleterre, où rien n’est simple. Jonathan Spence ajoute aussitôt :

    « Cependant nous sommes une organisation laïque qui soutient la religion. La croyance en un Etre Suprême est une exigence absolue pour tous ses membres »…

    « Laïque » et pourtant « religieuse » : telle est la franc-maçonnerie anglaise. On pourrait dire du franc-maçon anglais, comme les personnages de Montesquieu parlant d’Uzbek, dans les Lettres persanes : « Comment peut-on être ‘anglais’ [ou ‘persan’]? »…

    Quittons donc les caricatures, les faux-semblants et les simplifications réductrices pour tenter de nous approcher d’une réalité complexe. Il faut faire ici une archéologie de la régularité.

    Les premières mentions de la régularité.

    Puisque tout a commencé en Angleterre – qu’on le veuille ou non –, voici près de trois siècles, c’est dans les plus anciens textes maçonniques de la première Grande Loge « de Londres et de Westminster », fondée en 1717, qu’il convient de rechercher les premiers éléments du débat.

    L’émergence d’une Grande Loge prétendant à la suprématie sur toutes les loges « particulières », rapidement et suggestivement dénommées « loges subordonnées » (subordinate), ne se fit pas sans difficulté ! C’était une innovation de taille dans l’histoire du Métier. En témoignent les multiples essais de résistance qui s’observèrent dès le début : non seulement des loges qui refusèrent pendant longtemps de rejoindre le giron londonien, mais aussi d’autres, comme celle d’York, affirmant – sans preuve absolument convaincante – une lointaine ancienneté et s’érigeant dès 1725 en Grande Loge de toute l’Angleterre (Grand Lodge of All England at York) ! Bien sûr, on ne peut ignorer la grande querelle qui structura véritablement toute l’histoire maçonnique anglaise entre 1751 et 1813 : la querelle des Antients et des Moderns, opposant la première Grande Loge de 1717 à celle fondée à Londres par des émigrés d’origine irlandaise. La question de l’obédience maçonnique – au sens strict : «à qui obéit-on- ? » –  fut donc au centre de la vie maçonnique anglaise pendant tout le XVIIIème siècle et trouva son épilogue en 1813 avec la création de la Grande Loge Unie.

    C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la première notion de régularité : au XVIIIème siècle, est régulière, en Angleterre, une loge qui se soumet à une Grande Loge…et qui lui paie ses capitations ! Du même coup, ses membres ont droit à la solidarité de cette Grande Loge, préoccupation maçonnique essentielle du temps, exprimée par la création chez les Modernes, dès 1724, du Comité de Charité.

    « Regular », en anglais, veut dire avant tout ; « normal, habituel, classique ». On opposera très tôt aux loges « régulières » les loges « clandestines » (clandestine) : le reproche qu’on leur adressait n’était pas quelque différence philosophique ou religieuse, mais leur statut indépendant ou leurs origines incertaines. Il n’est alors jamais question d’autre chose.

    En France, on qualifiera ainsi le Grand Maître Louis de Clermont de «  Grand Maître de toutes les loges régulières du Royaume » et une liste de celles-ci, reprenant cette formule, sera même publiée en novembre 1744. Le mot « régulier », sans doute en raison du contexte catholique, a dû prendre en France une connotation plus ou moins « monastique » – mais pas en Angleterre où les communautés monastiques avaient été dissoutes depuis 1536 : étaient régulières les loges qui, en France, se soumettaient à une « règle » : celle de la Grande Loge – c’est-à-dire, pendant longtemps, guère autre chose que l’entourage immédiat du Grand Maître se formant en une loge de Grands Officiers, dite « Grande Loge ».

     

     

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    Le Grand Maitre de "tous les loges régulières" du Royaume

     

     

    Résumons : aussi bien en France qu’en Angleterre, la régularité fut pendant longtemps une affaire purement administrative et ne concernait que les loges d’un pays donné par rapport à la ou les Grande(s) Loges(s) qui prétendai(en)t y exercer une autorité.

    Les relations avec les autres pays

    La question de la régularité, de nos jours, est pourtant avant tout une affaire de relations internationales entre Grandes Loges. Or, cette question a été évoqué très tôt, elle aussi, en des termes assez peu dramatiques, au demeurant. Ainsi, en 1738 encore, Anderson signale que depuis la création de 1717, des Grandes Loges ont vu le jour hors de l’Angleterre et il cite « les Loges d’Écosse, d’Irlande, de France et d’Italie » qui, « assumant leur indépendance, ont leur propres Grands Maîtres, bien qu’ayant les mêmes Constitutions, Devoirs et Règlements [que l’Angleterre][3].

    On voit par conséquent que la question des relations internationales a commencé par un constat très pacifique.

    On ne pouvait en effet mieux dire et c’était si vrai que l’article VIII des General Regulations de 1723 se trouve intégralement et fidèlement traduit dans l’article 16 des Règlements généraux adoptés à Paris le 11 décembre 1743, quand fut élu le Comte de Clermont :

    « Si plusieurs maçons s’ingèrent de former une loge sans la permission du Grand Maître, les Loges régulières ne doivent point les soutenir ni les avouer pour des frères qui ont de l’honneur et qui sont dûment formés [en Loge] ».

    Le terme « reconnaissance » (recognition) lui-même, pendant tout le XVIIIème siècle et une grande partie du XIXème, n’a guère concerné que le statut des Frères en particulier : étaient-ils reconnus par leur loge, ou appartenaient-ils à une loge elle-même reconnue par la Grande Loge ? Il s’agissait essentiellement, et même exclusivement, d’une affaire intérieure à un pays donné.

    Lorsque la Grande Loge d’Angleterre établissait des relations avec d’autres Grandes Loges établies dans d‘autres pays, elle ne parlait jamais de « reconnaissance » mais elle échangeait parfois des garants d’amitié : à cela se bornèrent les relations maçonniques internationales jusqu’au cœur du XIXème siècle. Tout au long du XVIIIème siècle un maçon voyageant en Europe exhibait son diplôme ou son « Certificat de Grande Loge «  (Grand Lodge Certificate ) et il était très généralement reçu sans que soit jamais évoqué la question de la « régularité » : il émargeait à une Grande Loge et cela suffisait. Il y avait sans nul doute, à cette époque, un véritable « espace maçonnique européen…

    En 1765, la Grande Loge des Modernes conclut un traité avec la première Grande Loge de France. Il y était seulement stipulé qu’aucune ne créerait de loges sur le territoire de l’autre, ce que l’Angleterre s’empressa du reste de ne pas respecter en fondant la loge L’Anglaise de Bordeaux en 1766 ! De même, en 1775, il y eut un projet de traité entre la Grande Loge des Modernes et le jeune Grand Orient de France – héritier institutionnel de la première Grande Loge de France. Or, ce traité ne put aboutir, mais la cause de cet échec est loin d’être philosophique : le Grand Secrétaire d’Angleterre, Heseltine, jugea simplement inadmissible la formulation de l’article 1 du projet soumis par le Grand Orient :

    « L’égalité étant la base de notre Ordre, la Grand Orient de France et celui d’Angleterre [sic] traiteront d’égal à égal ».

    C’est donc sur un différend de préséance, et non sur une querelle « doctrinale », qu’échoua le projet. Il faut pourtant souligner au passage, comme l’a noté malicieusement mon aimable contradicteur Alain Bernheim[4] – qui demeure un grand chercheur lorsqu’il n’épanche pas sa bile –, qu’en 1814, un an après la création de la Grande Loge Unie, celle-ci comptait 647 loges tandis le Grand Orient de France en affichait 886 : « l’égalité » penchait pour le moins du côté de la France…

    Il n’empêche que sous le Premier Empire, alors que guerre faisait rage entre les deux pays, des officiers français, prisonniers sur les pontons anglais et désireux de se constituer « régulièrement » en loge, tous membres du Grand Orient de France, sollicitèrent et obtinrent des autorités maçonniques une surprenante patente dont les premières lignes en disent long sur les conceptions maçonniques de leur temps :

    « Au Nom et sous les Auspices du Grand Orient de France,

    Et sous la protection immédiate de Sa Seigneurie, le Très Puissant, Très Illustre et Respectable Frère Lord Moira, Grand Maître en exercice de tous les Loges Régulières de Grande-Bretagne [….] »[5]

    C’est ainsi que l’Angleterre n’eut jamais de relations officielles avec le Grand Orient de France car telle n’était pas alors la coutume, ce qui n’empêchait nullement, de part et d’autre, de « reconnaitre » pleinement la qualité maçonnique « régulière » des uns et des autres. Autant dire, pour évoquer l’événement qui est dans tous les esprits – le fameux Convent de 1877–, qu’à cette occasion la Grande Loge d’Angleterre ne résolut donc jamais de rompre des relations qui n’avaient jamais été officiellement sanctionnées par aucun traité !

    Un réexamen soigneux de cette affaire est ici nécessaire pour comprendre la situation contemporaine.

    Le tournant de 1878

    Il n’est pas question de revenir sur les antécédents de la décision de 1877, cela relève d’une autre étude. Toutefois, il faut souligner qu’à la fin du XIXème siècle, les informations circulant plus vite et plus largement qu’au XVIIIème, la France et l’Angleterre étaient en outre engagées dans une politique européenne des nationalités qui les séparaient à nouveau sur bien des points, une initiative de cette nature ne pouvait demeurer sans réponse de Londres. Après l’embellie du Second Empire, les relations franco-anglaises se tendirent de nouveau pendant le dernier quart du siècle, tension qui culminera avec la crise de Fachoda (1898) qui faillit entrainer une guerre.

    En outre, l’évolution politique et religieuse des deux pays avait été sans commune mesure d’une rive de la Manche à l’autre : l’Angleterre victorienne, au faîte de sa puissance et de sa gloire, avait pétrifié son image, sa structure sociale et son idéologie autour de trois piliers institutionnels ; 1. la monarchie – le 27 avril 1876, Victoria était devenue Impératrice des Indes et régnait désormais sur un domaine « où le soleil ne se couchait jamais » ; 2. l’Eglise d’Angleterre  – en 1867, la première Conférence de Lambeth avait, à l’initiative de l’archevêque de Cantorbéry commencé à fédérer toutes les églises anglicanes dont les principes recteurs seront formellement fixés dans un texte (le Quadrilatère de Chicago-Lambeth) entre 1886 et 1888, donnant une charpente doctrinale définitive à la Communion anglicane dans le monde ; 3. enfin la Grande Loge Unie d’Angleterre – dont les principaux dignitaires se recrutaient dans les deux institutions précédentes.

    Lorsque le Grand Orient – concurrent historique en termes d’influence en Europe – tourna le dos à la croyance obligatoire en Dieu, introduite en 1849 seulement dans sa Constitution, l’Angleterre ne put que réagir, et pour la première fois de son histoire, sur ce point de doctrine.

    Mais contrairement à ce qui est souvent rapporté, elle ne rompit pas des relations qui, nous l’avons vu, n’avaient jamais existé. Elle chercha une solution pragmatique à un problème pratique : quelle attitude adopter à l’égard de maçons français, membres de Grand Orient de France, qui se présenteraient en visiteur dans une loge anglaise ? Gageons, du reste, que ce problème était assez théorique et que le cas devait se présenter rarement !

    La solution adoptée fut simple et elle est riche d’enseignements bien qu’on n’en parle jamais. Le 16 mars 1878, après plusieurs mois de réflexion, la Grande Loge Unie adopta la résolution suivante :

    « La Grande Loge Unie d’Angleterre, toujours désireuse de recevoir, dans l’esprit le plus fraternel, tous les Frères appartenant à toutes les Grandes Loges étrangères dont les travaux sont conduits selon les anciens Landmarks de l’Ordre, dont le premier et le plus important est la croyance au Grand Architecte de l’Univers, ne peut reconnaître (cannot recognise) comme vrais et véritables Frères ceux qui auront été initiés dans des Loges qui nient ou ignorent cette croyance. »[6]

    Plus précisément encore, il fut arrêté qu’on ne recevrait un visiteur dans une Loge de la Grande Loge Unie que si ce dernier, à défaut de produire un certificat de sa Grande Loge conforme à cette exigence (c’est-à-dire faisant mention explicitement du GADLU), pouvait confirmer par serment sur la Bible sa croyance personnelle en un Être Suprême [7]: à la régularité obédientielle on substituait, en quelque sorte, une régularité personnelle. C’était aussi la première fois que le terme « reconnaissance » (recognition) était appliqué à d’autres Grandes Loges et aux relations internationales, il faut le souligner : il n’en avait jamais été question auparavant. Ce système survécut, pour la France surtout qui avait justifié cette décision, jusqu’en 1913, date de création de la première obédience « régulière » – parce que reconnue comme telle – en France.

    Les Basic Principles de 1929

     

    «  Le Très Respectable Grand Maître ayant exprimé le désir que le Bureau établisse une déclaration des Principes de Base sur lesquels cette Grande Loge puisse être invitée à reconnaître toute Grande Loge qui demanderait à être reconnue par la Juridiction Anglaise, le Bureau des Propositions Générales a obéi avec joie. Le résultat, comme suit, a été approuvé par le Grand Maître, et formera la base d'un questionnaire qui sera retourné à l'avenir à chaque Juridiction qui demandera la reconnaissance Anglaise. Le Bureau souhaite que non seulement ces obédiences, mais plus généralement l'ensemble de tous les Frères de la Juridiction du Grand Maître, soient entièrement informés de ces Principes de Base de la Franc-maçonnerie auxquels la Grande Loge d'Angleterre s'est tenue tout au long de son histoire.

     

    1. Régularité d'origine ; c'est-à-dire que chaque Grande Loge doit avoir été établie légalement par une Grande Loge dûment reconnue ou par trois Loges ou plus régulièrement constitués.
    2. Que la croyance en le Grand Architecte de l'Univers et en Sa volonté révélée soient une condition essentielle de l'admission des membres.
    3. Que tous les initiés prennent leurs Obligations sur, ou en pleine vue, du Volume de la Loi Sacrée ouvert, de manière à symboliser la révélation d'en haut qui lie la conscience de l'individu particulier qui est initié.
    4. Que les membres de la Grande Loge et des Loges individuelles soient exclusivement des hommes, et qu'aucune Grande Loge ne doit avoir quelque relation maçonnique que ce soit avec des Loges mixtes ou des obédiences qui acceptent des femmes parmi leurs membres.
    5. Que la Grande Loge aient un juridiction souveraine sur les Loges qui sont sous son contrôle; c'est-à-dire qu'elle soit une organisation responsable, indépendante, et gouvernée par elle-même, disposant de l'autorité unique et indiscutée sur les Degrés du Métier ou Symboliques (Apprenti, Compagnon et Maître) au sein de sa juridiction; et qu'elle ne dépende ni ne partage en aucune manière son autorité avec un Suprême Conseil ou un autre Pouvoir qui revendiquerait quelque contrôle ou supervision que ce soit sur ces degrés.
    6. Que les trois Grandes Lumières de la Franc-maçonnerie (à savoir le Volume de la Loi Sacrée, l'Equerre et le Compas) soient toujours exposées quand la Grande Loge ou ses Loges subordonnées sont au travail, la première d'entre elles étant le Volume de la Loi Sacrée.
    7. Que la discussion de sujets politiques ou religieux soit strictement interdite au sein de la Loge.
    8. Que les principes des Anciens Landmarks, des coutumes et des usages de la Fraternité soient strictement observés. »

     

    L’énoncé des règles de reconnaissance, laquelle renferme de façon ambiguë la notion de régularité (puisque celle-ci est la condition sine qua non, nécessaire mais pas suffisante, de la reconnaissance : s'y ajoutent des considérations à la fois administratives et géopolitiques), ne survint donc que très tardivement – soit très récemment, en 1929 : ce fut l’équivalent, pour la Grande Loge, du Quadrilatère de Lambeth pour l’Église d’Angleterre…

    Cette époque n’est du reste pas quelconque dans l’histoire de l’Empire britannique. Elle correspond au début du basculement, de l’émiettement – puis, à peine quinze ans plus tard, de l’explosion – de cet Empire que Londres tentera de récupérer sous la forme de Commonwealth. De même que le gouvernement de Sa Majesté s’efforçait de trouver les moyens de conserver son influence future sur des pays qu’attirait le « Grand Large » et le goût de l’indépendance, de même les autorités maçonniques anglaises, qui avaient constitué des loges et des districts directement rattachés à Londres partout dans l’Empire, recherchèrent le moyen de formuler les règles qui permettraient à ces loges – et aux futures Grandes Loges indépendantes qui allaient inévitablement en naître – de maintenir un lien avec la « Grande Loge Mère » (Mother Grand Lodge). En échange de l’acceptation par elles de ce statut d’honneur pour la Grande Loge Unie d’Angleterre, ces nouvelles Grandes Loge seraient « reconnues ».

    L’application de ces règles ne posa aucune difficulté pour les Grandes Loges issues de l’ancien « système unique » de la Grande Loge anglaise à travers le monde : élevées dans les principes anglais, partageant largement sa culture, les nouvelles puissances maçonniques (comme l’Inde par exemple) ne virent aucune difficulté dans l’énoncé de ces règles qui, pour elles, allaient pratiquement de soi.

    Le problème vint plutôt de la nécessité, qui apparut rapidement, de les étendre à des Grandes Loges indépendantes depuis toujours mais qui recherchèrent avec plus ou moins d’avidité – souvent pour obtenir un supplément de légitimité – la reconnaissance de Londres. La Grande Loge Unie ne se fit guère prier pour entrer dans ce jeu : elle avait trouvé le moyen d’étendre et même d’institutionnaliser son privilège d’honneur dans la communauté maçonnique internationale – cela même que le Grand Orient de France, pour des raisons sans rapport avec un quelconque débat métaphysique, lui avait refusé dès 1775 ! C’est pourtant ici que le choc des cultures commença à se manifester.

    Il serait trop long de reprendre ici la liste des incidents qui, surtout après la dernière guerre, ont émaillé le monde de la régularité anglo-saxonne. Si de nombreuses Grandes Loges furent reconnues, d’autres fut « déreconnues » pour des raisons au reste peu nombreuses qui tinrent presque toujours à la question du Volume de la Loi Sacrée (Volume of the Sacred Law) et l’affirmation de la foi en Dieu, Grand Architecte de l’Univers – comme en Belgique encore en 1979, ce qui a conduit  la déreconnaissance de la Grande Loge de Belgique et la création subséquente de la Grande Loge régulière de Belgique, laquelle n’a depuis lors jamais plus varié sur sa doctrine. La question des intervisites « irrégulières » (les autres critères n’ayant pas été remis en cause) a également joué dans ces incidents avec la GLUA, mais moins qu’on ne le croit : la Grande Loge suisse Alpina fut inquiétée et les relations avec Londres suspendues pour 12 à 15 mois, en 1965 puis en 1971, pour cette raison. Alpina donna à chaque fois l’assurance que cela ne se renouvellerait plus (?) et la reconnaissance fut rétablie ! La GLUA, qui rectifia sa position en quelques mois dans les deux cas, nota à cette occasion que plusieurs Grandes Loges régulières européennes ne l’avaient pas suivie dans son action de déreconnaissance initiale : on voit bien que certains principes semblent donc plus fondamentaux que d’autres…

    L’examen soigneux des Principes de 1929 montre du reste que quelque points ce texte sont très liés à la culture maçonnique anglaise et ne peuvent, en toute rigueur, être appliqués qu’à des traditions maçonniques qui s’y rattachent directement.

     

    Les Trois Grandes Lumières :

    inconnues sous cette forme en France pendant tout le XVIIIème siècle...

     

    Prenons un simple exemple, certes un peu technique et qui passe souvent inaperçu mais qui est en soit très révélateur. Le point numéro 3 de 1929 exige que les « Trois Grandes Lumières de la Franc-Maçonnerie » (le Compas, l’Equerre et le V.S.L.) soient exposées et servent de support au serment. Or, il s’agit-là, rappelons-le, d’une disposition propre à la tradition des Antients, celle qui, pour l’essentiel, a triomphé lors de l’Union de 1813. Pour toutes les traditions maçonniques qui se rattachent aux Moderns – les plus anciens, on s’en souvent ! – les « Trois Grandes Lumières » existent (les trois « objets » sont présents), mais pas sous ce nom ni selon cet arrangement. Tout au long du XVIIIème siècle en Angleterre chez Modernes comme partout en France, et en France tout au long du XIXème siècle, sur la Bible – ou l’Evangile – c’était l’épée du Vénérable qu’on posait, et rien d’autre. Dans le Rite Français (du moins dans sa forme « traditionnelle » d’origine), le Compas est sur le plateau du Vénérable et l’Équerre sur le coussin qui sert au serment. Dans le Rite Écossais Rectifié – une Rite de type « Moderne » – le Compas et l’Équerre sont constamment entrecroisés et placés sur le plateau du Vénérable mais à distance de la Bible sur laquelle on ne trouve, là encore, que l’épée.

    En somme, pour remplir à la lettre toutes les exigences des Basic Principles, il faut être anglais ou pratiquer…le Rite anglais ![8] Ici comme ailleurs, des « accommodements raisonnables » et une certaine marge d’interprétation sont donc nécessaires, et les Anglais l’ont tacitement admis.

    La situation contemporaine

    Le système anglo-saxon de la régularité a subi quelques assauts au cours des années récentes.

    Le premier, dont on parle peu alors qu’il est très significatif, concerne le « principe de juridiction territoriale exclusive », qui stipule qu’il ne peut y avoir qu’une seule Grande Loge régulière par pays. On doit observer qu’il ne figure absolument pas dans les Basic Principles. Il s’agit d’une pratique héritée de l’usage américain qui imposa, au cours du XIXème siècle, pour des raisons de paix civile au sein d’une jeune nation, qu’il n’y ait qu’une seule Grande Loge pour chacun des États de l’Union. Il faut cependant constater que peu à peu, tacitement en tout cas, l’Angleterre a appliqué ce principe.

    La situation moralement insupportable créée par la dualité des Grandes Loges « causasiennes » - c’est-à-dire « blanches » – et des Grandes Loges de Prince Hall – c'est-à-dire « noires » –  aux États-Unis, a cependant obligé l’Angleterre à ne plus se retrancher derrière ce principe et à reconnaître finalement, dans le courant des années 1990, deux Grandes Loges par État aux USA! Il faut également mentionner le cas spécial de l’Allemagne qui, après la guerre, a rassemblé les morceaux épars d’une histoire maçonnique agitée pour former la confédération des Grandes Loges Unies d’Allemagne, toutes réunies sous un chapeau théorique, seul reconnu par Londres.

    Le système de la régularité internationale n’est donc pas un monolithe, c’est au contraire un univers contradictoire ou des obédiences connues et non reconnues par Londres se côtoient dans un espace théoriquement commun. Bien des combinaisons sont donc possibles, du moins théoriquement et jusqu’à un certain point : il y a des bornes (landmarks) à ne pas franchir.

    Il reste en effet que, aux yeux des Anglais, seule la reconnaissance par Londres est la « vraie » régularité mais c’est généralement le terme d’un long processus. Or sur ce point la GLUA n’a jamais, jusqu’ici, souffert le moindre compromis sur les principes. En cela, n’en déplaise notamment à Monsieur Bernheim qui veut semer la confusion dans les esprits et qui prend en l’occurrence ses désirs pour des réalités, je constate une fois de plus et je réaffirme cette évidence qu’il n’y a pas de régularité (au sens anglo-saxon du terme, le seul qui intéresse tout le monde) sans sa reconnaissance explicite ! Si tout le monde, comme c'est devenu un jeu en France, est régulier dans son coin, reconnu par soi-même, alors le mot "régulier" n'a plus aucun sens - ce que je ne suis pas éloigné de penser, du reste...

    Presque tous les cas de « déreconnaissance », on l’a déjà dit, ont été liés au non respect par une Grande Loge de la clause concernant la croyance en un Etre Suprême. Les spéculations de certains sur les prétendues différences qui existent entre la version de 1929 des Basic Principles et la rédaction « moderne » de 1989 ne doivent pas induire en erreur : cette dernière fut un projet jamais adopté et qui ne figure nulle part dans les documents officiels actuels de la GLUA, et notamment pas dans son Book of Constitutions ! Les déclarations récentes du Député Grand Maître, évoquées plus haut, sont parfaitement claires :

    « La croyance en un Être Suprême est une exigence absolue pour tous ses membres »

    La doctrine anglaise n’a donc pas changé et ne changera pas de si tôt. Il s’agit là d’une donnée essentielle de la culture anglaise où l’appartenance religieuse est en partie constitutive de l’identité sociale.[9]

    Plus récemment, l’accent a été également porté sur interdiction, d’ailleurs ancienne, des intervisites avec les obédiences irrégulières – c’est-à-dire non reconnues, car une obédience « régulière et non reconnue », objet bizarre, est traitée par les Britanniques exactement comme une obédience irrégulière, cela va de soi. Il est certain que si l’on peut éventuelle mentir – à soi-même ou aux autres – à propos du Grand Architecte de l’Univers, il est plus difficile de jouer avec les intervisites. Les embarras de vocabulaire de certains responsables maçonniques français, au cours des derniers mois, l’ont tristement illustré. Il regrettable que dans cette affaire qui a défrayé la chronique maçonnique française depuis deux ans, et créé bien du désordre, mais qui semble parvenir à son terme prévu, on ait feint de croire que cette règle était devenue obsolète ou qu’il y avait « avec le ciel des accommodements ». Il n’en est rien. Les Grandes Loges régulières ne se font pas fait faute de le rappeler avec la plus grande clarté à qui veut les entendre – mais quand on ne veut pas entendre...

    Toute la question est plutôt de savoir si les Anglo-saxons vont finir par comprendre que ce qui vaut pour eux et chez eux doit être adapté pour s’harmoniser avec une culture continentale européenne sensiblement différente de la leur.

    Ne jugeons donc pas trop hâtivement mais cherchons nous-mêmes à comprendre et prenons en compte des éléments qui n’appartiennent pas forcément à notre propre culture. Aux postures commodes, tentons de substituer une approche ouverte et compréhensive. Elle passe notamment par une meilleure connaissance de l’histoire des uns et des autres.

    Produit d’une histoire complexe et mouvementée, la franc-maçonnerie européenne s’est composée plusieurs visages en bientôt trois siècles. Tous proviennent cependant d’une source commune dans laquelle on peut se reconnaître ou dont on peut, au contraire, se distancier, mais qu’en aucun cas on ne doit ignorer si on veut comprendre en profondeur une institution parfois aussi mystérieuse pour ses adeptes qu’elle l’est aux yeux du grand public.

    Au tournant de son histoire marquée par un passé glorieux, confrontée aujourd’hui à un certain déclin en Angleterre comme aux États-Unis, la franc-maçonnerie s’interroge elle-même sur son avenir et sur l’opportunité de réexaminer ses fondements et peut-être une partie de ses pratiques. Si un plus grand nombre de francs-maçons français, se montrant moins bardés de certitudes, faisaient de leur côté un peu de ce chemin, ce qui est vu parfois comme un conflit déchirant de la maçonnerie mondiale apparaitrait peut-être pour ce qu’il est vraiment : un malentendu qu’un nouveau « tunnel sous la Manche » – intellectuel cette fois – pourrait sans doute aplanir.



    [1] Epître dédicatoire, p. v.

    [2] Jonathan Spence – Discours du Député Grand Maître, 14 septembre 2011 (Site de l’UGLE).

    [3] The New Book of Constitutions, 1738, p. 196.

    [4] Une certaine idée de la franc-maçonnerie, Paris, 2008, pp. 46-47.

    [5] J.H. Thorp, French Prisoners Lodges, Leicester, 1900, p. 88.

    [6] Gould’s History of Fremasonry, Londres, 1886-1888, III, p.26.

    [7] M. Brodsky, The Regular Freemason, a short history of masonic regularity, AQC 106 (1993), 112.

    [8] Les rituels du REAA pour les grades bleus, seulement rédigés en 1804 (Guide des Maçons Ecossais), satisfont exactement ces critères car ils reposent précisément, pour l’essentiel, mais avec d’importantes modifications, sur une traduction du rituel des Antients, précisément…

    [9] Du reste, les mésaventures de la Grande Loge de France devant la Commission de reconnaissance des Grandes Loges des USA, en 2003, ont porté sur le même point et montrent que les maçons américains, quoi que certains d’entre eux laissent entendre parfois, sont sur la même ligne que les Anglais en ce domaine.