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La Loge - Page 4

  • "J'ai bien reçu mon salaire"...

    Quand un maçon a été intéressé par les travaux auxquels il vient de prendre part, que la soirée s’est bien déroulée, que les débats lui ont plu, il se sent obligé de le témoigner en disant avec effusion : « J’ai bien reçu mon salaire ! ». C’est une coutume charmante. Elle appelle cependant quelques commentaires.

    On chercherait vainement au XVIIIème siècle, et encore pendant une bonne partie du XIXème, la moindre allusion à des questions de salaire – de même qu’on ne disait comme aujourd’hui, pour désigner le passage d‘un grade à un autre, que l’on recevait à cette occasion « une augmentation de salaire ». La raison en est simple : les aristocrates puis surtout les bons bourgeois et les dignes notables qui composaient alors l’essentiel des loges, ignoraient absolument le salaire, rémunération réservées aux ouvriers du monde industriel, absents de la franc-maçonnerie jusqu’à une époque tardive dans le XIXème siècle.

    Il faut s’y résoudre : ce vocabulaire, dont n ne trouve guère de trace avant le premiers tiers du XIXème siècle, de façon éparse, se généralisera bien plus tard et doit, pour l'essentiel, être considéré surtout comme un héritage récent de l’ouvriérisme qui, avec une orientation philosophiquement progressiste et politiquement socialisante, a peu a peu établi ses assises dans la franc-maçonnerie française à partir de la IIIème République.

    On pourrait faire observer que cet usage est bien innocent, plutôt sympathique et ne porte tort à personne – d’autant que la plupart des francs-maçons contemporains sont eux-mêmes devenus des salariés. Certes. Toutefois, il ne faut pas méconnaître les messages subliminaux que convoient les mots les plus anodins. A force de parler de « chantier » – au lieu de « tenue » –, « d’atelier » – au lieu de « loge » – et « d’ouvrier touchant son salaire » pour désigner le franc-maçon spéculatif du XXIème siècle, on perpétue évidemment le mythe des origines, au-delà même de l’ouvriérisme du XIXème siècle, c’est-à-dire la conviction que la franc-maçonnerie ne tire sa légitimité que par sa référence fondatrice aux « oeuvriers des chantiers du Moyen Age ».

    Or cette conviction, outre qu’elle est en grande partie historiquement infondée,[1] ne peut qu’alimenter une autre idée, bien plus pernicieuse : de même que ces ouvriers « ne savaient ni lire ni écrire », de même la « culture » en général ne serait pas essentielle à la démarche maçonnique : la rude franchise et le « bon cœur » naturel de l’ouvrier doivent suffire.  N’oublions pourtant jamais que ceux qui ont créé la franc-maçonnerie spéculative l’ont fait, soit pour mettre en place une structure et un réseau d’entraide et de solidarité humaine, soit pour s’emparer d’un corpus allégorique mis au service d’un projet intellectuel, et pour nulle autre raison.


    Les "Opératifs" de Stretton : une forgerie pseudo-opérative

    qui a totalement abusé René Guénon...


    Dans cette référence lexicale au monde ouvrier, référence prise au pied de la lettre, il y a aussi l’idée, assez populaire dans les loges, que c’est précisément en retrouvant le message des opératifs, en travaillant au besoin de ses mains – réputées « intelligentes » – qu’on peut le mieux comprendre la maçonnerie. Ici se profile l’alliance imprévue et assez surprenante de l’ouvriérisme, déjà évoqué, et d’une influence guénonienne à travers le thème, cher au Maître du Caire, de la « dégénérescence spéculative » opposée à « l’authenticité opérative ». Cette opinion, qui soulève bien plus qu’il n’y paraît des problèmes fondamentaux quant à la compréhension même de ce qu’est la franc-maçonnerie, et repose sur de graves méprises, a fait l’objet de divers commentaires.[1] Pour aller à l’essentiel, outre qu’elle est très imparfaitement fondée dans l’histoire de la maçonnerie, je l'ai dit,  elle méconnaît simplement le fait que la transformation spéculative de la franc-maçonnerie – de quelque manière qu’elle se soit opérée – a en effet introduit une mutation d’une nature telle qu’elle rend illusoire et tout simplement dépourvue de sens toute tentative de retour à l’origine : le travail intellectuel sur des concepts n’est pas le travail matériel sur des pierres, et si un lien peut certainement se concevoir entre les deux, il est et ne peut être que d’ordre exclusivement métaphorique.

    En d’autres termes, et pour évoquer une autre mode maçonnique contemporaine, si un stage de taille de pierre peut être intéressant, enrichissant et curieux, il faut dire simplement mais sans crainte qu’il n’est réellement d’aucune utilité pour structurer le travail maçonnique qui, de nos jours, est purement intellectuel et moral. Par conséquent, si nous parlons d’ouvriers et de salaire, ne soyons cependant pas dupes de ces coutumes verbales, récentes dans l’histoire de l’Ordre, et qui risquent de nous faire oublier son objet essentiel, lequel est aujourd’hui d’édifier des œuvres de l’esprit et de nous bâtir nous-mêmes en tant qu’êtres humains, et non de nous aider à construire notre maison de campagne...

     
    N.B. Merci à Richard B. de ses judicieuses remarques.

    [1] Cf. notamment : R. Dachez, « René Guénon et les origines de la franc-maçonnerie – Les limites d’un regard », in Etudes d'histoire de ésotérisme (dir. J.P. Brach et J. Rousse-Lacordaire), Paris, 2007, 183-200.

  • Tracer le tableau de loge ?

    On entend par « tableau de loge » ou « tapis de loge », le tracé symbolique qui, dans la plupart des Rites, est placé au centre de loge et change de composition selon le grade auquel la loge travaille. Cela, en anglais se dit « tracing board ». Cette dernière expression pourrait également se traduire par « planche tracée » mais aussi et surtout « planche à tracer » – ce qui, dans le cadre maçonnique français, renvoie à tout autre chose [1], et permet une fois de plus de souligner les pièges de la traduction de l’anglais maçonnique au français maçonnique…

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    Tableau de la Loge d'Apprentif-Compagnon (1744)


    Il reste que l’origine des tracing boards est complexe. Rien n’indique, bien sûr, que pendant la période opérative il y ait eu quoi que ce fût de comparable dans les ateliers de travail qu’étaient les loges de chantier. Dans beaucoup de cas, comme à York où la trace en demeure, la loge était adjacente à la chambre du trait (tracing house) sur le sol de laquelle on traçait les épures et les gabarits. Le souvenir de cet usage peut expliquer aussi que les tapis de loge reposent le plus souvent sur une sorte de damier de cases noires et blanches, le « pavé mosaïque » (mosaic pavement), dénomination elle-même énigmatique et dont la signification a donné lieu à des interprétations diverses. De même, en Ecosse, dont nous viennent les plus anciens rituels maçonniques connus à ce jour (1696-1715), il ne semble pas y avoir eu de tableau au centre de la loge. Ces dernier n’apparaît et ne nous est iconographiquement connu que vers la fin des années 1730 et le début des années 1740, en France comme en Angleterre. A partir ce cette date, la documentation est très abondante et sûre.

    Il faut noter à ce propos que les Ancients, la Grande Loge rivale de celle de 1717 - dite des Moderns - ignoraient l'usage du tableau. Le centre de la loge répondait, chez les Anciens, à un agencement précis, mais le tableau n'y figurait pas, alors que les Modernes en faisaient un élément essentiel au centre de la loge. D'où le compromis curieux de l'Union de 1813 : on garda le tableau des Modernes, mais pas au centre la loge. Il fut déposé debout contre le plateau du 2ème Surveillant...

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    Plan de la Loge des Anciens (1760)

    A l’origine, on a de nombreux témoignages que, les loges se réunissant dans des locaux temporaires, le plus souvent des auberges, l’on traçait le tableau à même le sol, soit au charbon soit à la craie, et qu’on l’effaçait ensuite. Mais dès le début des années 1740, par commodité mais aussi pour assurer l’exécution d’une compostions graphique et symbolique toujours exacte, on prit l’habitude de les réaliser sur des supports de bois ou de toile que l’on disposait sur le sol pendant le temps des travaux. Très tôt dans le XVIIIème siècle, cette habitude s’est universellement imposée et il n’y a plus jamais été dérogé.

    Dans les décennies récentes, un usage est apparu en France, dans certains milieux maçonniques – et dans quelques loges c’est même devenu une coutume établie – consistant à tracer le tableau avant chaque tenue, à la façon ancienne, et considérant que ce tracé symbolique « extemporané » est le seul qui puisse vraiment permettre d’ouvrir la loge.  Très clairement, c’est une manifestation sympathique mais assez dogmatique d’une forme d’extrémisme maçonnique.

    Ce qui importe, c’est la composition du tracé figurant sur le tableau. Il est indifférent que ce tracé soit à chaque fois renouvelé où qu’il figure, préparé à l’avance et donc parfaitement réalisé, sur un support permanent. Affirmer que la tracé manuel de la loge est un acte presque sacré qui crée l’enceinte de la loge, comme on l’entend souvent dire, procède d’une vision presque magique de l’ouverture des travaux, sur fond de guénonisme à prétention opérative – notamment par le biais d’une référence en réalité peu pertinente à la pratique « compagnonnique » de « l’art du trait ». Cela ne porte tort à personne, bien sûr, mais ne doit pas être considéré comme une procédure plus authentique ni plus « traditionnelle » que celle qui consiste à recourir aux tableaux tout prêts.


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    En revanche, l’étude des tableaux, leur commentaire et leur interprétation libre mais fondée sur des références cohérentes, sont des tâches essentielles à la compréhension du corpus symbolique de la franc-maçonnerie et des enseignements qu’il renferme. Plutôt que de passer du temps à tracer d’une main malhabile des tableaux souvent incomplets ou arbitraires, il est préférable de le consacrer à une pratique elle-même fort ancienne et regrettablement délaissée, mais remise en vigueur dans plusieurs loges de la Loge Nationale Française, notamment au Rite Français Traditionnel : la tenue autour de la « planche à tréteaux » (trestle board) dont nous avons de nombreux témoignages iconographiques au XVIIIème siècle. Les Frères, réunis au centre de la loge, sont autour d’une table dressée sur des tréteaux et sur laquelle repose le tableau lui-même – au lieu qu’il soit déposé sur le sol comme à l’ordinaire. Les Officiers sont placés autour de ce tableau et le travail se fait sous la direction du Vénérable Maître. On peut alors étudier et commenter les différents éléments du tableau qui sont sous les yeux des Frères et alterner ce travail avec la citation et le commentaire des Instructions qui s‘y rapportent dans les différents grades.

    On mesure alors pourquoi, au XVIIIème siècle, pour désigner le tableau, on disait simplement "la loge"...

    [1] Cela désigne, notamment, le compte rendu écrit des travaux que le Secrétaire doit faire approuver à la tenue suivante.  Quant  à la  « planche à tracer », elle qualifie ce sur quoi le Maître Maçon doit travailler.

  • Parole et silence

    C’est un usage constant des loges maçonniques, en France, que d’imposer à l’Apprenti d’observer le silence pendant tout le temps de son apprentissage – généralement un an ou plus. Une fois encore, cette pratique n’est pas d’une grande ancienneté.

    Au XVIIIème siècle elle n’avait tout simplement pas lieu d’être car, le plus souvent, on était reçu « Apprentif-Compagnon » en une seule soirée et une seule cérémonie. Mais, plus tard, quand l’habitude a été prise de séparer les trois grades – même si les délais de progression sont restés assez courts, de l’ordre de quelques semaines, pendant encore très longtemps – ladite « règle du silence » n’eut pas davantage de sens. En effet, le silence suppose que, normalement, on s’exprime, notamment pour présenter des planches ou prendre part au débat qui les suit. Or, cette conception du travail maçonnique est récente : au XVIIIème et encore en grande partie au XIXème siècle, ce travail consistait essentiellement dans la pratique des cérémonies et la lecture des catéchismes traditionnels. De loin en loin quelques « discours » distrayaient la loge, mais c’était plutôt rare. Du reste, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis par exemple, la situation n’a pas changé : on n’y lit pas de planches en loge et la règle du silence des Apprentis y est donc inconnue, car sans objet…


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    Toutefois, puisque la pratique maçonnique française  est d’entendre des exposés et de les commenter, le silence des Apprentis est-il pour autant à rejeter ? Sans doute pas, à condition de ne pas en faire un dogme. Sachant que l’on n’a pas à faire à un « usage immémorial » du Métier, mais à une règle introduite dans l’histoire récente de l’Ordre, on peut l’observer avec mesure. Il est assez normal, du reste, qu’un Apprenti ne songe pas immédiatement à demander la parole en loge : son silence est le plus souvent spontané, sans qu’on ait besoin de le lui imposer. Mais il peut arriver, en revanche, notamment lorsque la loge étudie les Instructions de son grade, qu’un Apprenti soit même invité par le Vénérable à donner son sentiment, à exprimer son avis, à poser des questions. 

    Il faut donc voir dans le silence des Apprentis un usage naturel qui exprime une réserve bien compréhensible de la part d’un membre récemment admis, mais nullement un landmark intangible dont la transgression serait une faute impardonnable. Ce qui est impardonnable, en maçonnerie comme ailleurs, c’est d’appliquer sans discernement des usages arbitraires dont on ignore l’origine et le sens.

    On peut en rapprocher la règle qui veut qu'on ne prenne la parole qu'une seule fois au cours d'une Tenue. Curieusement, on entend généralement un Frère citer ladite règle pour justifier le fait qu’il va prendre la parole pour la deuxième ou la troisième fois, ce qui semble démontrer qu'elle n’est invoquée, ou presque, que lorsqu’on la transgresse !

    Toujours est-il que cette volonté, récente dans l’histoire de la maçonnerie française, de réguler le discours en loge, s’inscrit dans un contexte bien particulier. Lorsqu’une loge nombreuse engage un débat nourri sur un sujet éventuellement sensible – de nature politique, économique ou sociale , on peut concevoir qu’un strict encadrement du débat soit nécessaire, à la fois pour que tous puissent s’exprimer – car en ces domaines profanes, tout le monde a « quelque chose à dire – et pour éviter qu’il ne dégénère en discussion polémique. Une des façons d’y procéder est alors de limiter le nombre de prises de parole – comme, dans les assemblées parlementaires, on limite le temps de parole...

    Toutefois, dans le cadre du travail normal d’une loge qui se consacre exclusivement à l’aspect philosophique, spirituel et moral du corpus symbolique et rituel de la franc-maçonnerie, une telle prescription n’a en revanche guère de sens. C’est, au contraire, dans l’addition des sentiments de tous les Frères (ou Sœurs), de leurs approches successives, de leurs hésitations et de leurs questions, que la loge élabore collectivement, par un travail progressif, un sens plus éclairé dont chacun peut tirer profit. Certes, il faut éviter de donner aux bavards impénitents trop d’espace – et donc trop de temps ! – mais une remarque bienveillante du Vénérable Maître y pourvoira.

    Une règle plus judicieuse encore serait peut-être de rappeler à certains, de temps à autre, qu’on n’est même pas obligé de prendre la parole une seule fois !…