Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Pierres vivantes - Page 29

  • René Guénon et les origines de la franc-maçonnerie : les limites d'un regard (2)

     

    2. Les sources historiques de René Guénon

    D’où René Guénon tenait-il ses informations sur les destinées de la maçonnerie opérative et les circonstances d’apparition de la franc-maçonnerie spéculative ? Reclus en Égypte depuis le début des années trente, éloigné des grandes bibliothèques publiques européennes et plus encore des grands fonds d’archives maçonniques – qui, du reste, intéressaient alors peu de chercheurs –, il ne pouvait manifestement s’en remettre qu’à des sources imprimées assez classiques. Mais lesquelles ? Il est aujourd’hui possible de répondre en grande partie à cette question importante.

    Tout d’abord, René Guénon lui-même, dans les nombreuses notes de lecture d’articles et de livres qu’il publia pendant plus de vingt ans, a levé un coin du voile.

    C’est ainsi qu’en 1936 il rend compte du tome II de l’Histoire de la franc-maçonnerie française d’Albert Lantoine qui porte, il est vrai, essentiellement sur le XVIIIème siècle.  En revanche, c’est à une période plus ancienne et même déterminante pour les origines de la maçonnerie spéculative qu’il s’intéresse en analysant, en 1938, l’ouvrage d’Alfred Dodd, Shakespeare, creator of freemasonry. Si Guénon, à juste titre, estime peu fondée la thèse de l’auteur, il accompagne cette réfutation de quelques affirmations qui en disent déjà long sur sa vision des choses. Par exemple :

     

    Si Shakespeare, note-t-il, fut Maçon, il dut être forcément un maçon opératif, (ce qui ne veut nullement dire un ouvrier) car la fondation de la Grande Loge d’Angleterre marque bien le début, non point de la maçonnerie sans épithète, mais de cet « amoindrissement » si l’on peut dire qu’est la maçonnerie spéculative moderne.

               

    Le thème de la “dégénérescence spéculative” sera repris en maints endroits mais ce que je relève ici c’est l’idée selon laquelle, au temps de Shakespeare, il n’y aurait eu de “maçons” que les opératifs. Un peu plus loin Guénon surenchérit d’ailleurs, en ajoutant que « c’est un fait que des loges opératives ont existé avant et même après 1717. » Je reviendrai sur la signification profonde de cette dernière affirmation, mais il est remarquable que Guénon se prononce ici sans nuance (« c’est un fait », dit-il) sur l’existence de structures dont la recherche documentaire n’a pourtant jamais pu retrouver la moindre trace en Angleterre à l’époque qu’il mentionne. C’est incontestablement, du point de vue l’historien, une affirmation parfaitement gratuite et surtout infiniment peu vraisemblable. Sur quelles informations précises la faisait-il reposer ? Son article ne le précise pas.

    Il montre néanmoins la même témérité lorsqu’en 1947 il publie le compte rendu d’un autre texte d’Albert Lantoine, une sorte de panorama historique simplement intitulé La franc-maçonnerie, dans l’Histoire générale des Religions éditée par Aristide Quillet. Relativement modéré dans sa critique, Guénon reproche cependant à Lantoine un passage où ce dernier « estime que, dès le XVIIe siècle, [l’ancienne Maçonnerie opérative] était déjà réduite à presque rien et tombée entre les mains  d’une majorité d’acceptés. »  Évidemment sceptique, Guénon poursuit sur un ton quelque peu énigmatique : « Il y a bien des raisons de douter de telles suppositions. »  Soit, mais lesquelles ? Encore une fois, Guénon demeure muet.



    Plus caractéristique encore, son jugement sur un livre utile et sérieux publié en 1950 par Henri-Félix Marcy, Essai sur l’origine de la Franc-Maçonnerie et l’histoire du Grand Orient de France. Tout en estimant ce travail « fort consciencieusement fait », il met en garde le lecteur contre la tournure d’esprit « évidemment très rationaliste » de Marcy et les préventions qu’induit nécessairement chez lui « son éducation universitaire. » C’est là, on le sait, une autre antienne de la rhétorique guénonienne.  « Aussi, ajoute-t-il, bien des choses lui échappent-elles. » Il en veut pour preuve le fait que Marcy juge « très lâche » le lien qui unit la Maçonnerie opérative à la Maçonnerie spéculative. « Du moins, concède Guénon, n’est-il pas de ceux qui nient contre toute évidence l’existence d’une filiation directe de l’une à l’autre. » C’est en effet cette « évidence » qui fait problème ici, puisque trente ans plus tard l’érudition maçonnique anglaise en aura pratiquement fait justice. Marcy, historien probe et rigoureux, alors très au fait des tendances les plus récentes de l’historiographie maçonnique, l’avait sans doute pressenti. Guénon, sans examiner plus avant, ne pouvait l’admettre : il s’en tenait à « l’évidence ».  Mais où l’avait-il acquise ?

    Grâce à un travail auquel a pris part Jean-Pierre Laurant, nous disposons désormais d’un document précieux pour tenter de répondre à cette dernière question : l’inventaire de la bibliothèque de René Guénon, établi dès 1953, soit peu de temps après sa mort. (Accart X., "La bibliothèque "ésotérique" de René Guénon",  RT n°121, 2000).

    La section maçonnique de ce vénérable ensemble renferme plus de 200 titres. Les informations que nous livre leur examen, sur les sources de Guénon en matière d’histoire maçonnique, sont à la fois rassurantes et sans surprise.

    Rassurantes, car Guénon avait bien lu la plupart des auteurs classiques, y compris les Anglo-saxons, ce qui n’était pas forcément la règle chez beaucoup de maçonnologues français il y a cinquante  ans.



    Certes, quelques lacunes sont frappantes et assez regrettables. C’est ainsi qu’on  cherche en vain l’ouvrage majeur de Robert F. Gould, History of Freemasonry (1882-1887), véritable somme fondatrice de “l’Ecole authentique”[1] anglaise de l’historiographie maçonnique, dont Guénon ne pouvait cependant ignorer ni l’existence ni l’importance. De même, parmi les nombreuses revues en langue anglaise, ne figure aucun numéro des Ars Quatuor Coronatorum (AQC), véritable thesaurus de l’érudition maçonnique dans le domaine britannique depuis la fin du XIXème siècle, mais il est vrai qu’à la fin des années 1940 il n’était guère facile de se les procurer en dehors de l’Angleterre.


    En revanche certains ouvrages directement inspirés par l’Ecole authentique sont bien présents, notamment les deux excellents livres de Douglas Knoop : The Medieval Mason (1933), en son temps pratiquement le seul travail sérieusement documenté sur le sujet, et le non moins estimable volume écrit en collaboration avec G. P. Jones et intitulé Genesis of Freemasonry (1947). On relève aussi le très copieux Freemason’s Guide and Compendium de Bernard E. Jones (1950), véritable encyclopédie de la maçonnerie anglo-saxonne où l’on peut trouver d’intéressants renseignements historiques.

    Plus remarquable encore, on trouve les deux précieux recueils de divulgations, rituels et documents maçonniques divers du XVIIIe siècle britannique, Early Masonic Catechisms (1943) et Early Masonic Pamphlets (1945). Vers 1950, deux ou trois exemplaires seulement du premier titre existaient en France dont l’un, ayant appartenu à Marius Lepage, avait fait l’objet d’itératives photocopies…[2]

    Cette vérification est également sans surprise, car les sources de René Guénon – auxquelles, notons-le, il n’a accédé que dans les toutes dernières années de sa vie – sont en parfaite harmonie avec sa conception des origines opératives de la franc-maçonnerie : c’était tout simplement la thèse développée, argumentée et surtout documentée par tous les auteurs anglais depuis Gould. Poursuivie et légèrement enrichie par d’autres chercheurs, elle survivra presque intacte et toujours aussi respectée dans les milieux de l’érudition maçonnique anglaise sous l’appellation de “théorie de la transition“, magistralement exposée encore à la fin  des années 1960 par Harry Carr, dans des termes que n’eût certainement pas désavoués René Guénon.



    En somme, nonobstant ses fréquentes philippiques, Guénon était en plein accord avec les conclusions des historiens britanniques “rationalistes” et attachés à la preuve documentaire, usant sans retenue des méthodes et des instruments de la “recherche universitaire” et de l’érudition classique ! Il s’était donc conformé à la doctrine alors généralement admise. Pour autant, l’eût-il volontiers abandonnée s’il avait connu le revirement profond opéré trente ans plus tard sur le même sujet, en utilisant les mêmes références et les mêmes méthodes ? On peut certainement en douter.

    Nous touchons ici au point le plus faible de la théorie guénonienne sur les origines de la franc-maçonnerie. En effet, la différence majeure entre l’exposé, du reste très elliptique, qu’il en fit en maints endroits et celui, infiniment plus détaillé et informatif, des auteurs anglais, réside surtout dans le fait que pour ces derniers la “transition” désigne un moment de l’histoire maçonnique. Ce passage une fois effectué, et traduisant bien pour eux une réelle continuité avec la maçonnerie opérative, la franc-maçonnerie spéculative lui avait succédé et avait poursuivi son histoire avec la même légitimité.

    Pour Guénon, nous l’avons vu, ce passage fut une dégénérescence, mais il affirmait aussitôt que les loges opératives n’avaient en fait pas totalement disparu et mieux encore, ou plus surprenant, il fera assez souvent allusion à des détails précis des “ rituels opératifs”. Or, cette fois, nulle trace d’informations comparables ne se trouve dans les ouvrages qu’on vient de mentionner.

    Nous parvenons ainsi à ce qui, aux yeux de Guénon, constituait probablement sa source majeure et surtout la plus précieuse. C’est également le fondement de ce que je nommerai, pour ma part, “l’erreur opérative” de René Guenon. (à suivre)



    [1] Très liée, jusqu’à nos jours, à la Loge de recherche Quatuor Coronati 2076, établie à Londres en 1886, cette École historique a introduit à la fin du XIXe siècle, dans le domaine de l’historiographie maçonnique, les mêmes exigences méthodologiques qui, dans le sillage de Fustel de Coulanges, s’imposaient alors en Europe dans toutes le recherches historiques. L’une de ses plus hautes figures, lors de sa fondation, fut Robert F. Gould. C’est dans la revue des AQC que, depuis plus d’un siècle, l’essentiel de ses travaux a été publié.

    [2] L’auteur de ces lignes a du reste le privilège de posséder un jeu de ces vénérables – mais répréhensibles –reproductions.

  • L'Installation secrète du Vénérable : de la Grande-Bretagne à la France, les étapes d'une histoire (2)

    2. Le problème des origines de la maçonnerie irlandaise et la Grande Loge des Anciens (c.1725-1751) – The Three Distinct Knocks (1760)

    Le problème du contenu des grades, qui peut différer parfois considérablement malgré des appellations identiques, est particulièrement bien posé par la maçonnerie irlandaise à ses débuts. Cette question est d’autant plus intéressante que les irlandais ont joué un rôle majeur dans la diffusion de l’Installation secrète.

    Dans le travail fondamental qu’il a consacré en 1928 à cette question, l’historien irlandais Ph. Crossle ("The Irish Rite", Transactions of the Lodge of Research CC, Dublin, 1928, 155-275 - trad. fr. dans RT, n°121 [2000], n°125 et n°126 [2001]) a suggéré, à partir d’arguments documentaires que je reprendrai pas ici, les points suivants : la Grande Loge d’Irlande, dont l’existence est attestée, en tant qu’institution établie, dès 1725 au moins, connaissait dès le début des années 1730 un système d’Installation dont l’aboutissement aurait été, dans les années 1740, le développement de l’Arc Royal, considéré en Irlande comme le couronnement de la maçonnerie symbolique. La qualité de Maître Installé y était en effet – et y demeure – requise pour être admis à ce grade suprême.

    Cette thèse, il faut le reconnaitre, est cohérente avec ce que nous savons des fondateurs, tous irlandais, de la Grande Loge des Anciens, à Londres, en 1751 – elle ne prit le nom de « Grande Loge » qu’en 1753. Lawrence Dermott, son principal animateur, avait été reçu à l’Arc Royal en Irlande vers 1756, ce qui suppose qu’il possédait aussi la qualité de Maître Installé. Avec d’autres irlandais, en « exil » forcé, pour des raisons économiques, chez leurs ennemis anglais, et notamment à Londres, il visita des loges de la Grande Loge de 1717 – la seule qui existât alors. Il aurait constaté des différences jugées profondes avec la tradition reçue en Irlande. En 1751, ces Frères formèrent une Grande Loge « selon les Anciennes Instructions » qui devait engager avec la première Grande Loge une lutte plus ou moins vive pendant près de soixante ans.

    Or, parmi les principaux griefs adressés aux Modernes – ainsi qualifiés, à partir de cette époque, par pure dérision -, figurait notamment celui d’avoir laissé « tomber en désuétude » la cérémonie d’Installation secrète du Vénérable Maître. Les Anciens accordaient à cette cérémonie une importance d’autant plus grande qu’ils considéraient aussi, en vrais maçons irlandais, que l’Arc Royale était le sommet de la maçonnerie, et qu’il exigeait justement la qualité de Maître Installé. Ils maintinrent donc soigneusement, du moins en théorie, la pratique de cette cérémonie.

    Pour en témoigner, le document capital est la divulgation publiée en 1760, Les Trois Coups Distincts, qui dit très explicitement dévoiler le système Anciens. Une place y est faite à l’Installation – cette fois régulière et habituelle, semble-t-il – du Maître de la loge. La description est courte mais très claire.

    Le Vénérable Maître Elu, la loge étant ouverte au grade Maître, s’agenouille et son prédécesseur lui fait prêter une Obligation spécifique, par laquelle il s’engage à ne jamais révéler « le Mot et l’Attouchement appartenant à la Chaire ».

    Puis, le Maître Installateur relève le nouveau Maître et

    « lui murmure à l’Oreille le Mot, qui CHIBBILUM, ou Excellent maçon ; alors, il glisse la Main de la Griffe de Maître jusqu’au Coude, et enfonce les ongles, comme vous le faites pour l’autre Griffe au Poignet. Ceci est le Mot et l’Attouchement appartenant à la Chaire. »

    Il s’agit donc de la plus ancienne description connue, et de la forme la plus simple et la plus primitive, de l’Installation secrète en terre anglaise.

    Quelques observations s’imposent ici :

    1°) L’Installation se réduit à un attouchement et un mot, sans qu’il soit le moins du monde question d’une légende, avec Hiram ou Adonhiram. Cette légende et le personnage qui l’illustre sont d’apparition bien plus tardive (premier tiers du XIXème siècle) et donneront lieu à bien des variantes. Le « Mot » et « l’Attouchement », en revanche, sont fixés dès l’origine et ne varieront plus – malgré une corruption évidente du premier : ils représentent donc bien le nucleus historique fondamental de l’Installation secrète.

    2°) Malgré l’importance que les Anciens paraissent avoir attaché à l’Installation – pour toutes les raisons évoquées plus haut – il n’est pas du tout certain que la pratique en ait été régulière dans leurs loges, au moins dans les premières années.

    Il reste que l’on peut estimer sans erreur que dans le courant des années 1760-1770 (peut-être par le même effet de diffusion suscité par Les Trois Coups Distincts que, trente ans plus tôt, pour le grade de Maître grâce à la Maçonnerie disséquée de Prichard !) la pratique de l’Installation – semi-publique et non pas encore vraiment secrète, on l’a vu – s’est largement répandue, aussi bien chez les Anciens que chez les Modernes, au demeurant, sans doute en raison de l’attrait grandissant que ces  derniers ont éprouvé pour l’Arc Royal qui nécessitait, on l’a dit, la qualité de Maître Installé.

    C’est en fait au moment de l’Union de 1813, soit donc au début du XIXème siècle et pas avant, que le sort de l’Installation secrète, comme un usage désormais essentiel de la maçonnerie anglaise, va se nouer. (à suivre)

     

  • René Guénon et les origines de la franc-maçonnerie : les limites d'un regard (1)

     

      « L’œuvre guénonienne demeure essentielle à l’intelligence maçonnique du présent et de l’avenir. » C’est par cette affirmation sans nuance – et sans réplique – que Jean Baylot, dans une livraison spéciale de la fameuse revue Planète, en 1970, avait qualifié la place de René Guénon dans la franc-maçonnerie.


    Le Maître du Caire (1886-1951)

    Le florilège des citations de la même veine, empruntées aux auteurs guénoniens, pourrait du reste s’allonger indéfiniment. De Jean Tourniac à Jean Reyor ou Denys Roman, pour ne citer que les plus anciens – ses contemporains – et les plus prolifiques, tous ont illustré avec conviction et souvent avec talent l’apport de René Guénon à la connaissance de la franc-maçonnerie ou, plus précisément, à la compréhension que certains francs-maçons peuvent en avoir. Plus de soixante ans après la mort de Guénon, l’influence de sa pensée dans le monde maçonnique demeure réelle, du moins en France, et sa postérité intellectuelle dans les loges est loin d’être négligeable. 

    L’apport de Guénon, en ce domaine, me semble-t-il, est double.

    D’une part, il a contribué à donner aux études symboliques une certaine rigueur et surtout une assise intellectuelle incontestable, les faisant reposer sur une vaste érudition et illustrant avec une réelle maîtrise une méthode comparatiste, dans le sillage – mais l’aurait-il admis lui-même ? – de ce que James Frazer avait introduit en histoire des religions peu avant lui.

    D’autre part, il s’est attaché à théoriser le phénomène initiatique et à montrer le rôle particulier dévolu, selon lui, à la franc-maçonnerie au sein du monde occidental moderne. Il a ainsi été conduit à se prononcer sur la nature spécifique de la tradition maçonnique mais aussi à en désigner les sources. C’est sur ce dernier aspect de son œuvre que je voudrais à nouveau proposer quelques remarques critiques. *

    1. La conception guénonienne de l’initiation maçonnique

    La thèse guénonienne sur les origines de la franc-maçonnerie n’est en fait pas séparable de sa vision globale des modalités mêmes de cette initiation, l’ensemble se décomposant en au moins trois parties distinctes et incomplètement solidaires. Il convient donc de les examiner séparément.

    La première relève de l’un des fondements majeurs de la pensée guénonienne : sa théorie générale de l’initiation. Pour Guénon, comme il l’a maintes fois exposé, l’initiation suppose notamment, pour demeurer valide, une suite ininterrompue des transmissions effectuées de génération en génération d’initiés [1], la moindre faille, la moindre rupture, la moindre lacune compromettant de manière définitive et irréversible toute la succession initiatique. Or, cette vision, qui évoque irrésistiblement la silsilah musulmane que Guénon connaissait évidemment très bien, et dans une moindre mesure la succession apostolique au sein de la tradition chrétienne, soulève d’emblée une difficulté que Guénon a, semble-t-il, assez largement méconnue.

    Lorsqu’une transmission initiatique se fait directement d’initié à initié, comme lorsque le guru initie son disciple ou quand le sheikh transmet la barakah, on voit qu’en dehors de la qualification propre de l’initiateur, que l’on suppose avérée et reconnue, l’exécution du rituel, quelles qu’en soient les modalités, est le lieu unique où la transmission peut éventuellement s’interrompre : quid, en effet, de l’initiateur qui manque au strict respect des formes rituelles prescrites ?

    Le risque, si l’on peut s’exprimer ainsi, semble toutefois minime dans la mesure où ces transmissions sont généralement réduites à très peu d’actes et de mots, la très grande modestie des “moyens matériels de l’initiation”, si l’on me permet encore cette audacieuse formule, garantissant aussi, sans doute, leur relative stabilité dans le temps.

    Or, si l’on étend ce schéma au cas des formes collectives de l’initiation, comme en maçonnerie précisément, la question se pose aussi mais elle acquiert une complexité bien plus redoutable. Où commence, en effet, l’erreur rituelle, et quel est le nucleus fondamental du rituel maçonnique à défaut duquel on passe, pour reprendre une distinction guénonienne, du “rite” à la “cérémonie”, c’est-à-dire de l’initiation au simulacre ?

    Force est de reconnaître qu’aucun interprète autorisé de la tradition maçonnique – à commencer par Guénon lui-même – n’y a jamais répondu de façon exhaustive ni surtout consensuelle. C’est si vrai que quelques auteurs guénoniens ont senti la nécessité d’aborder à plusieurs reprises ce problème, sans toutefois parvenir, il faut le reconnaître, à une solution incontestable.



    Sans doute objectera-t-on aussitôt que l’initiation maçonnique étant collective par nature, la “pseudo-initiation” d’un des membres d’une loge ne devrait pas compromettre la chaîne des transmissions. Jusqu’à quel point cependant ? Nombre de questions pourraient incidemment se poser, par exemple : Quelle proportion de pseudo-initiés la loge pourrait-elle admettre – ou tolérer –, tout au long de son histoire, pour demeurer authentique ? Les dommages seraient-ils les mêmes si le pseudo-initié demeure un membre parmi les autres où s’il vient un jour à exercer, par exemple, les fonctions de Vénérable ?

    On me pardonnera d’avoir, un peu par jeu, poussé jusqu’à l’absurde la vision guénonienne de l’initiation maçonnique. Notons cependant que sa confrontation avec les données de l’histoire suscite déjà, sur ce premier point, d’importantes difficultés. Ne serait-ce, par exemple, que parce que les modalités et le contenu des rituels maçonniques, au moins depuis qu’ils ont laissé des traces documentaires, soit en Écosse dans le courant du XVIIème siècle, manifestaient dès cette époque une  grande diversité et ont constamment connu des mutations importantes, surtout si on les compare à ce que nous savons des pratiques des chantiers médiévaux anglais deux ou trois siècles plus tôt.

    Observons par conséquent que cette question préjudicielle n’ayant jamais été explicitement traitée par Guénon, on doit conclure que sa théorie sur la continuité historique de l’initiation maçonnique suppose bien qu’à aucun moment, dans aucune loge, aussi loin que l’on remonte, la moindre erreur grave ne s’est jamais produite et que les modifications rituelles nombreuses et significatives qui se sont produites au fil des temps, bien avant l’ère des Grandes Loges spéculatives, se sont toujours faites dans l’ordre et selon un plan maîtrisé pour garantir en permanence une pratique infaillible. Le regard de l’historien, on le comprendra sans peine, ne peut ici qu’être marqué du plus grand scepticisme…

    Malgré les difficultés, si on admet pourtant ce premier point acquis, un autre problème surgit, à propos de la loge dans son ensemble cette fois. C’est le deuxième niveau d’analyse de la théorie guénonienne de l’initiation maçonnique.

    En effet, si la continuité initiatique réside dans la succession des loges, il faut alors s’interroger sur leur filiation sans interruption depuis les temps plus reculés. Outre que rien n’atteste que ces loges se soient ainsi “régulièrement” engendrées dans le monde profondément dispersé des chantiers médiévaux, il conviendrait aussi d’établir leur relation avec des organismes antérieurs de même nature. On mesure alors que le travail est pratiquement sans espoir. Les loges du XIIIème ou du XIVème siècle, dont nous avons des témoignages documentaires, répondaient à un état donné de l’organisation sociale de l’Europe et du Métier, sans aucun rapport avec qui pouvait s’observer cinq ou six siècles plus tôt, durant le Haut Moyen Age qui n’en a d’ailleurs laissé aucune trace. En particulier, les quelques tentatives de rattachement des loges médiévales aux anciens Collegia fabrorum de la fin de l’Empire romain n’ont jamais convaincu personne et sont purement fantasmatiques. Dans la même mouvance d’esprit, certains n’ont pas hésité, pourtant, à évoquer une filiation plus impressionnante encore avec les constructeurs des pyramides de l’Ancienne Égypte…

    Il est révélateur – et plutôt rassurant – que Guénon lui-même ne se soit jamais risqué à un pareil exercice,  laissant à d’autres le soin  de régler ces détails qui ne l’intéressaient manifestement pas. Il n’a fait qu’affirmer la pérennité d’une tradition initiatique parcourant les siècles, les mers et les continents, et trouvant sa source première dans une “origine non humaine”. Jean-Baptiste Willermoz, 150 ans plus tôt, dans les Instructions de la Profession et de la Grande Profession, n’avait d'ailleurs pas dit autre chose en contant l’histoire secrète de la “Maçonnerie”, c’est-à-dire les destins de la tradition initiatique qu’il appelait encore “l’Ordre primitif, essentiel et fondamental”, depuis les Égyptiens jusqu’aux loges du Régime Écossais Rectifié, au cœur du XVIIIème siècle, en passant par l’Ordre du Temple…[2]

     

     

    Fragment d'un manuscrit des Instructions de la Profession

     

    En réalité, sur les deux premiers points que je viens d’évoquer, il faut bien mesurer que la vision guénonienne est plus que jamais anhistorique, ce qui ne signifie d’ailleurs nullement, selon moi, qu’elle puisse légitimement se soustraire au tribunal de l’histoire et refuser à bon droit la vérification de l’historien quand celle-ci est possible. On doit simplement comprendre que ces aspects de la doctrine guénonienne ont été élaborés en dehors de toute temporalité, comme une description dans l’absolu de ce que je nommerais volontiers “les formes a priori de l’initiation ”, le cas particulier de la maçonnerie devant s’y adapter dans toute la mesure du possible. Pour cette raison, sans doute, René Guénon n’a jamais cherché à leur désigner la moindre base historique, se bornant à invoquer une référence commode et habituelle à la tradition orale et à rappeler avec constance la disqualification de principe qu’il opposait aux “recherches universitaires” – un trait de son esprit qui invite finalement plus à sourire qu’à débattre.

    Il en va tout différemment du troisième point, ou du troisième niveau, que l'on peut identifier dans notre inventaire : Guénon, en divers lieux de son œuvre, s’est en effet nettement prononcé sur la filiation existant entre la franc-maçonnerie moderne, spéculative, et la maçonnerie ancienne, médiévale et opérative [3]. Mieux encore, il a fait de cette continuité institutionnelle – ne fût-elle que subtilement décelable, nous le reverrons – la condition sine qua non de la légitimité traditionnelle et de la régularité initiatique de la maçonnerie.

    Or, sur ce dernier point, il a clairement foulé le terrain de l’histoire et en a délibérément sollicité les sources. Il convient donc, en premier lieu, d’examiner les siennes. (à suivre)

     



    * Ce post reprend  avec des modifications un article que j'ai publié il a quelques années dans Esotérisme, gnoses & imaginaire symbolique : Mélanges offerts à Antoine Faivre (coll.), Peeters, 2001.

    [1] Que la transmission s’opère d’individu à individu, comme c’est généralement le cas en Orient et parfois en Occident, ou par l’intermédiaire d’un groupe détenteur du pouvoir d’initier, comme c’est le cas de la loge maçonnique.

    [2] A ce propos, on consultera avec profit les aperçus très pertinents contenus dans J. Lhomme, E. Maisondieu et J. Tomaso, Ésotérisme et spiritualité maçonniques, 2002, 2002, : "Guénon et le Rectifié",  et plus récemment J.M. Vivenza, René Guénon et le Rite Ecossais Rectifié, 2007.

    [3] Pour éviter toute équivoque, je précise que par “moderne” et “ancienne ”, je renvoie simplement au fait que la première remonte au début du XVIIIème et la seconde au Moyen Age : il ne s’agit donc nullement ici d’évoquer l’opposition qui existait en Angleterre, dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, entre la Grande Loge des  Moderns  et celles des  Antients - opposition sur laquelle Guénon a d'ailleurs commis plusieurs contresens. .