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Pierres vivantes - Page 31

  • Faut-il porter le tablier "au-dessus" ou "au-dessous" ?...

     

    Voilà une question qui revient parfois et suscite, dans les parvis comme dans les loges, des commentaires variés et des hypothèses parfois désopilantes, il faut bien l’avouer…

    Heureux celui ou celle pour qui la réponse à une telle interrogation va de soi et peut se trouver par la seule « logique » prétendue que l’on attribue au travail maçonnique. Je ne partage pas du tout ce point de vue, on s’en doute. Même si le sujet peut sembler assez mince – et il l’est en effet ! – il est aussi exemplaire, si l’on veut bien y songer un instant. La façon de le traiter peut être indifféremment rigoureuse ou fantaisiste, comme n’importe quel autre sujet relatif à la maçonnerie – où l’amateurisme règne souvent en maître. Prenons-le ici comme un sujet « sérieux » et appliquons la méthode qui a fait ses preuves : la preuve par l’histoire et par les documents…

    En premier lieu, de quel tablier parlons-nous ? Si l’on se réfère à la période opérative – comment ne pas commencer par-là ? – le tablier des tailleurs de pierre ne ressemblait que de très loin à celui des modernes francs-maçons. Fait de peau – pas comme ceux qui, de nos jours, ne sont faits que de « simili-cuir », ni du reste comme les délicats tabliers du XVIIIème ou du XIXème en satin ! – il était à la fois résistant et protecteur, donc très long. Il nous en est resté de nombreux témoignages iconographiques. De tels tabliers sont du reste encore en usage de nos jours dans les métiers de a pierre – et quelques autres, comme ceux de la charpente ou de la forge.

     

     

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    Tailleurs de pierres bavarois (début XVIème siècle)

     

    Mais les mêmes sources documentaires nous montrent aussi des ouvriers qui ne portent manifestement aucun tablier, la solidité et l’épaisseur de l’étoffe des leurs vêtements de travail paraissant suffire (?) à la protection conférée par le tablier. Certes, on peut invoquer la liberté de l’artiste ayant « oublié » ce détail vestimentaire, mais comment récuser aussi l’exactitude éventuelle de ces représentations, vu leur fréquence ?

     

     

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    Quoi qu’il en soit, Tour donne à pense que les plus anciens maçons « non opératifs » anglais ont arboré de tels tabliers. Le plus bel exemple – et l’un des plus anciens – est figuré vers 1736 dans la fameuse œuvre de Hogarth, La Nuit,  qui dépeint le pittoresque spectacle d’un Vénérable passablement aviné, raccompagné chez lui par un Tuileur complaisant.

     

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    Dans des textes maçonniques du début du XVIIIème, on trouve d’autres gravures qui illustrent la mythologie opérative de l’Ordre maçonnique et le grand tablier de tailleur de pierre y figure en bonne place.

    Des tabliers de ce modèle nous sont du reste parvenus et l’on peut en admirer quelques exemplaires dans le musée de la Grande Loge Unie d’ Angleterre à Londres.

    Il est clair que ces tabliers se mettent sur les vêtements que l’on porte et qu’ils protègent – ainsi que celui qui en est revêtu – par leur grande capacité d’enveloppement.

    Mais à mesure que l’on s’est éloigné de cette référence opérative, les tabliers se sont modifiés de deux manières : en premier lieu, leur taille a été réduite – de vêtement de travail, ils sont devenus des éléments du « décor » d’un maçon. Ensuite, ils se sont peu à peu ornementés – jusqu’aux sophistications incroyables et les prouesses de la passementerie du XVIIIème siècle français !

    Il faut cependant signaler que l’usage de ces longs tabliers, s’il a été abandonné dans les loges bleues, n’a pas totalement disparu de la pratique maçonnique. Dans le grade de Maître Maçon de la Marque, d’origine britannique, lors de la cérémonie « d’avancement », le candidat est conduit à revêtir pendant un temps ce que les rituels anglais nomment un « working apron », c’est-à-dire tout simplement un long tablier de travail opératif, comme celui qui est figuré plus haut. Il va de soi que ce tablier, qui enveloppe presque tout le corps, se porte habituellement après qu’on a laissé « tomber » la veste…

    S’agissant du tablier « spéculatif », en consultant l’iconographie, on voit que si l’Angleterre a privilégié le port du tablier sur la veste, en revanche en France ou même aux États-Unis, à la même époque, les usages ont varié. Enfin, en Ecosse et en Irlande, jusqu’à nos jours, c’est toujours sous la veste que se porte le « décor » du maçon !

    Quand la maçonnerie passe en France, dans le premier quart du XVIIIème, on ne dispose pas de document, mais dès 1745 les célèbres gravures attribuées à Lebas nous procurent une documentation très intéressante sur ce sujet. L’une de ces planches montre que le tablier est apparemment placé sur l’habit, au moins quand on peut interpréter les images et sous réserve de la fidélité de l’auteur aux usages réels des loges de son époque.

     

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    En Angleterre même, au cœur du XVIIIème siècle, en 1735, on observe des usages plus diversifiés : le Grand Maître, situé de face, porte son tablier sous l'habit, mais le personnage vu de dos nous montre la ceinture de son tablier, porté par conséquent sur l'habit...

     

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    Aux États-Unis, à la fin du XVIIIème siècle, la fameuse fresque qui met en scène Washington, posant la première pierre du Capitole, est sans équivoque.

     

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    Cette façon de porter le tablier sous l’habit se retrouvera encore en France  sous le Premier Empire.

    Les francs-maçons anglais, de nos jours, sont très dignes sur les photos de loges où, tous grades confondus, le tablier est toujours parfaitement ajusté sur la veste.

     

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    C’est l’usage également habituel aux États-Unis où il n’est cependant pas difficile d’observer que la tenue vestimentaire des Frères est largement plus casual – disons : « détendue » – qu’en Grande-Bretagne, c’est le moins qu’on puisse dire !

     

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    Si l’on considère que ce sont les Grands Maîtres qui donnent l’exemple – et comme en douter ? (!) – alors les trois Grandes Loges « Sœurs », Angleterre, Ecosse, Irlande affichent sans équivoque leurs usages officiels.

     

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    Portrait peint du Duc de Kent, Grand Maître de la Grande Loge Unie d’Angleterre

     

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    Le Grand Maître Maçon de la Grande Loge d’Ecosse

     

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    Le Grand Maître de la Grande Loge d’Irlande


    N’oublions pas non plus qu’en Grande-Bretagne, il y a aussi des femmes francs-maçons – notamment au sein de l’Order of Women Freemasons qui compte quelques milliers de membres. Les « Frères » – c’est ainsi que se nomment les Sœurs en Angleterre ! – portent leur tablier sur leur robe…mais ajoutent sur le tout une sorte de surplis blanc – en anglais gown, qui peut se traduire, selon le contexte, par « robe », « blouse » ou même « toge ». On observe aisément, sur cette photo, que cette robe ouverte est faite d’un tissu blanc semi-transparent qui laisse entrevoir…le tablier !

     

     

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    Pour en revenir aux États-Unis, les usages y sont en réalité très variés, comme le suggère cette photo où, côte à côte, un Grand Maître et un Vénérable de loge n’ont manifestement pas le même dress code !...

     

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    Que penser de tout cela ? Simplement une chose : en ce domaine, là encore, la coutume l’emporte sur le raisonnement. On peut en effet tout « justifier » et son contraire.

    On peut affirmer, comme certains, que la veste est sur le tablier car l’on travaille en « bras de chemise » et qu’on reprend ensuite sa veste. Pourquoi pas ? On a cependant vu plus haut que cette distinction entre la veste et le pantalon n’avait guère de sens sur un chantier du  Moyen Age, à une époque où la composition du costume était très différente. On entend aussi dire, parfois, autant en Écosse qu’en Irlande, que les opératifs ne mettaient précisément pas de veste, puisqu’ils travaillaient, et que seuls les spéculatifs (les Gentlemen Masons) l’ont « ajoutée » au vêtement du maçon : une thèse largement conjecturale, rigoureusement non documentée et qui sent assez fort l’explication verbale…

    On peut également plaider que la maçonnerie étant justement devenue spéculative, et le tablier purement « décoratif », c’est uniquement l’apparence qui compte. Il faut pouvoir observer les détails de ce tablier et laisser à chacun la possibilité de décrypter tous les symboles dont, peu à peu, il se chargera, à mesure que des grades nouveaux seront inventés.

    Au passage, n’oublions pas non plus que vers la fin du XIXème, et jusqu’à l’avant-guerre, il était habituel en France pour un Maître maçon, toutes obédiences confondues, de ne plus porter de tablier : à cette époque, la question ne se posait donc plus…

    Les anglais, de nos jours, respectent presque infailliblement la règle du « tablier sur la veste »…sauf exception ! Et cette exception – qui est aussi une règle habituelle, on l’a vu, chez les irlandais et les écossais – permet de souligner un autre point : ce sont finalement les règles de l’élégance qui dictent la solution.

    En effet, de deux choses l’une :

    -          Ou bien l’on porte un habit formel, habit « à la française » ou tenue de cérémonie (type « veste à queue de pie ») et, sur un tel vêtement, appliquer un tablier produirait inévitablement un effet gauche et d’un mauvais goût complet. Dans ce cas, le tablier trouve naturellement sa place sous la veste d’habit. Le fréquent usage de ce genre d’habit au XVIIIème et au XIXème siècles explique simplement qu’on y ait souvent porté le tablier « sous la veste ».

    -          Ou bien l’on a revêtu un costume de ville classique, ce qui est le plus habituel de nos jours, et le port du tablier « en-dessous » entraîne alors une conséquence qui saute aux yeux, si je puis dire : les pans droits (et plus encore si l’on est resté un adepte du costume croisé) masquent presque totalement le tablier – sauf à laisser la veste déboutonnée, et encore ! Du reste, même en Ecosse, où la règle habituelle est "la tablier sous la veste", il est spécifié dans les documents écrits remis aux Frères que si l'on porte un tel vêtement, le tablier doit préférablement être ajusté au-dessus, pour qu'au moins la bavette en soit visible. Sinon, visuellement, je trouve aussi que l’effet produit n’est pas très heureux, mais c’est encore une question de goût. Une photo récente, venue d’Irlande, en fournit une illustration parfaite…

     

     

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    En revanche, et tout s’éclaire, si l’on porte, comme les Ecossais, l’habit traditionnel avec le spencer et le kilt, la veste haute, pourtant correctement boutonnée), avec ses pans coupés et évasés laisse largement apparaître tous les détails du tablier.

     

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    On voit que le tablier prend alors naturellement la place de cet attribut vestimentaire majeur du costume traditionnel écossais qu’est le sporran - la sacoche porte-monnaie – lui-même généralement très ornementé et donc bien visible...

     

     

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    Ce détail d’une statue récemment réalisée en mémoire de Robert Burns, le poète national écossais, lauréat de la loge Canongate Kilwinning, le montre également très bien. Même avec un habit dont les pans étaient longs en arrière, sur le devant ils étaient coupés et le tablier apparaissait ainsi sans difficulté bien qu’il fût théoriquement porté, selon la coutume écossaise, « sous la veste ».


     

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    On finit d’ailleurs par se demander si l’attachement persistant de l’Irlande et de l’Écosse – qui ont apparemment harmonisé leurs pratiques maçonniques dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle – à cet usage, ne réside pas essentiellement dans leur volonté de se démarquer à tout prix des coutumes anglaises ! Mais c’est là une autre histoire…

    Finalement, la leçon générale de cette revue de l’élégance maçonnique tient en peu de mots. Point besoin de références laborieuses à de prétendus usages opératifs. Tout délire symbolique sur le sens de l’une ou l’autre des manières de porter le tablier est également sans valeur aucune.

    La règle générale est donc très simple : un tablier est fait pour être vu !...

     

     

     

  • "Martinisme" et franc-maçonnerie : les équivoques spirituelles du Régime Ecossais rectifié (3)

    Je poursuis mon inventaire des problèmes et des équivoques que suscite encore en bien des esprits, le RER  dans ses rapports avec le "martinisme" (Voir les deux premières parties, 1, 2)

    La dernière opposition entre Martinès et Saint-Martin est plus subtile, plus nuancée mais pourtant plus significative et, me semble-t-il, elle a rarement été mentionnée – si elle l’a jamais été. Elle concerne le statut de la matière et du corps.

    martines-pasqually.jpegOn se souvient de la geste cosmogonique et anthropogonique que rapporte  Martinès dans son Traité – récit qui n’est qu’une glose de l’Ancien Testament et s’inspire en partie de la littérature midrashique, et notamment de Genèse Rabbah. Or, cette fresque mythique présente la condition de l’homme comme celle d’un prisonnier, jeté dans la matière en punition (Martinès dit « en pâtiment »), conséquence de sa faute (que Martinès appelle sa « prévarication »). De ce constat on a pu déduire, hâtivement et par erreur, je crois, que le martinèsisme était gnostique. Il ne fait pourtant que paraphraser toute la tradition vétéro-testamentaire, et que reprendre aussi, au passage, la fameuse allitération des pythagoriciens – « sôma, sèma », c’est à-dire, « le corps est un tombeau ». Nulle part Martinès, dans son Traité, ne laisse entendre que la matière est l’œuvre d’un Dieu mauvais, d’un Démiurge pervers qui veut nous tromper, s’opposant au Dieu bon qui aspirerait à ce que nous quittions la fange du monde.Jmaistre.jpg

    On ne peut ici que rappeler ce fameux mot de Joseph de Maistre  – qui s’y connaissait en matière d’orthodoxie –, disant des martinistes, qu’il avait bien connus, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg : « Souvent je les ai tenus moi-même tenus en pâtiment quand il m’arrivait de leur soutenir que ce qu’ils disaient de vrai n’était que les vérités du catéchisme couverts de mots étranges ». Gnose, assurément ; gnosticisme hétérodoxe, sûrement pas. C’est en tout cas ma conviction profonde.

    Mais il faut reconnaitre que les formules employées par Martinès sont frappantes et c’est ici que Saint-Martin, sans changer au fond la doctrine de son maître, lui apporte, notamment dans ses fameuses prières, un éclairage bien différent. Par exemple dans ce passage de sa première prière, où l’âme, depuis son exil terrestre, s’adresse à Dieu :

    « Abolis pour moi la région des images ; dissipe ces barrières fantastiques qui mettent une immense intervalle et une épaisse obscurité entre ta lumière et moi et qui m’obombrent de leurs ténèbres. » [1]

    Ces barrières sont pourtant bien de Dieu, mais pour le salut de l’homme. Selon Saint-Martin, qui nous donne une clé pour comprendre Martinès, la matière n’est donc pas une punition en elle-même, elle n’est pas mauvaise en soi, elle n’a même pas, à vrai dire, de réalité substantielle. Elle n’est qu’une idole, un prestige, un voile que Dieu ôtera un jour pour nous révéler sa gloire. Elle est ainsi, paradoxalement, le lieu et presque le moyen de notre futur salut. La perspective change alors entièrement.

    Or, c’est ici le lieu d’aborder le troisième et dernier sens que l’on conférait communément au mot « martinisme » à la fin du XVIIIème siècle et au début du XIXème : il désignait tout simplement les maçons du Régime Ecossais Rectifié ! A cette aune, tous les maçons rectifiés seraient donc des martinistes sans forcément le savoir…

    Chacun comprend sans peine pourquoi on se permettait alors une telle généralisation – on pourrait dire une telle confusion. C’est évidement parce que chacun savait, plus ou moins, l’influence que la doctrine de Martinès avait exercé dans la fixation des rituels rectifiés des grades symboliques – surtout ceux de la dernière révision, tardivement opérée par Willermoz vers 1788 – et aussi la place considérable qu’occupaient ses enseignements, quelque peu mis en cohérence par Willermoz et ses amis, dans les Instructions de la Profession et le la Grande Profession, le Graal du RER à cette époque.

    J’ai longtemps soutenu, comme d’autres, cette vision simple et satisfaisante selon laquelle Willermoz, après la disparition de Martinès et la déroute des Elus Coëns, avait formaté les rituels du RER en y incluant subtilement la doctrine – une grille d’explication du symbolisme rectifié – mais en renonçant tout à fait à la théurgie. Puis, un jour, je me suis aperçu que cette analyse était en partie erronée.

    Dans une contribution qui me fut demandée, voici près de dix ans, pour le volume de Mélanges offerts à Antoine Faivre, un article intitulé « Le concept de parathéurgie chez J.-B. Willermoz et dans la maçonnerie rectifié », et auquel je me permets de renvoyer car il aborde quantité de sujets différents, j’avais pris, pour illustrer mon propos, l’exemple de la fonction de la matière dans le rituel d’ouverture de la loge rectifiée au premier grade. Cet essai ne faisait du reste que prolonger, en élargissant la perspective, l’étude majeure initiée par mon maître René Désaguliers, et qu’il me revint de compléter et de publier après lui, « Signification cosmologique des Lumières d’Ordre dans le Régime Ecossais Rectifié », publiée à l’époque par Renaissance Traditionnelle.


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    J’en rappelle lest points essentiels : l’illumination d’Ordre de la loge rectifiée, lors de l’ouverture des travaux, met en place la naissance de la matière selon le schéma martinèsiste, n’hésitant pas à faire des emprunts textuels, quoique non avoués, à plusieurs rituels coëns. C’est dire que cette matière subtile, impalpable – Martinès dit joliment : « spiritueuse » – devient le cadre même du travail maçonnique ou, plus précisément, la base à partir de laquelle le maçon rectifié doit s’élancer, à travers les grades et les classes du Régime, vers son sommet tout spirituel. Ainsi, dans le RER, grâce à Martinès et peut-être à Saint-Martin, par le ministère de Willermoz, la matière n’est pas un boulet qui nous retient dans le monde mais, si j’ose dire, une rampe de lancement vers le Ciel…

    J’ai alors proposé de nommer « parathéurgie » ce recours subtil, implicite et discret mais intentionnel, à des méthodes et des procédures relevant de la théurgie, dans un contexte qui est explicitement différent. Faite d’allusions, d’incursions brèves mais significatives dans le domaine « spiritueux », cette parathéurgie permet d’apporter à la réforme lyonnaise une interprétation en partie renouvelée, plus en cohérence avec ses antécédents martinésistes et montrant que le fil d’une certaine tradition théurgique n’avait été complètement coupée dans le RER.

    Au point où nous en sommes arrivés de notre examen, j’imagine que nombre de lecteurs se posent depuis déjà un moment une certaine question. La voici : « Mais pourquoi ne parle-t-il pas du martinisme au sens le plus immédiat du terme, celui auquel tout le monde pense spontanément : le martinisme de « l’Ordre martiniste » établi par Papus et ses amis à la fin du XIXème siècle ? »…

    J’y viens précisément, car tout vient à son heure. Comme on place un point d’orgue sur une partition. A cette différence que ce point d’orgue mériterait ici d’être un silence : tout simplement parce que le martinisme, dans le quatrième et dernier sens (moderne) que je viens d’évoquer, n’a pratiquement aucun rapport substantiel avec le Régime Ecossais Rectifié et très peu avec le martinèsisme.

    Je mesure que cette affirmation peut en attrister plus d’un – et en réjouir quelques autres ! Mais je crois aussi que les uns et les autres s’égarent un peu, quoique dans des directions différentes. C’est du reste cet ultime paradoxe qui mérite un bref commentaire.

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    Le martinisme qui nait avec Papus s’est formé dans la confusion, il a été pratiqué dans la confusion, et a semé la confusion dans nombre d’esprits mal informés. Que l’on me comprenne bien : le martinisme papusien est une voie initiatique que je respecte et qui mérite l’intérêt des « hommes de désir ». Pas davantage que le martinèsisme, et même bien moins encore, elle n’est gnostique, pas plus qu’elle n’est théurgique, du reste. Mais son compagnonnage historique avec le RER, classique depuis l’avant-Première Guerre mondiale, ne se justifie pas vraiment. Si ce martinisme de « dernière génération », pourrait-on dire, réclame la filiation spirituelle de Saint-Martin, il n’accorde pourtant à ses œuvres qu’une place assez mince, dans ses rituels en tout cas ; s’il suggère aussi un lien plus lointain encore avec Martinès, il ne porte guère sur ce qui paraissait essentiel aux yeux de ce dernier. C’est davantage par le contexte historique et intellectuel de sa naissance, je veux parler du mouvement occultiste de la fin du XIXème siècle, que l’Ordre martiniste prend tout son sens. C’est au demeurant une question complexe et passionnante, qui ne souffre pas les postures ni les jugements hâtifs.

    Il reste que, depuis des décennies, il y a eu beaucoup de martinistes rectifiés et beaucoup de rectifiés martinistes. Le patronage spirituel de Saint-Martin est leur dénominateur commun, lui qui, si tôt dans sa courte vie, s’était détourné des organisations actives et des structures rituelles !

    Chacun le comprendra : ce n’est donc pas ce sujet-là que j’ai voulu traiter, mais je ne pouvais le révéler qu’en fin d’exposé, pour la clarté des choses. Je pense résolument que le martinisme de Papus n’a pas sa place dans une loge rectifiée. C’est un dossier que l’on pourra du reste rouvrir maintes fois encore…

    Quel bilan provisoire tirer de ce survol ?

    Je m’en tiendrai à une seule idée que je souhaiterais mettre en avant et soumettre à la réflexion – je devrais dire : à la méditation collective. L’idée que le RER n’est pas achevé, loin de là ; l’idée qu’il est encore en cours de fondation et que la trame subtile qui permettra de poursuivre son édification se nomme « martinisme », au sens polyphonique que j’ai tenté de développer ici : on voit qu’il va bien au-delà de Martinès – sans pourtant le renier, ce qui relèverait du révisionnisme historique – et bien au-delà de Saint-Martin lui-même, mais avec son concours, puisqu’il inclut légitimement, sur son propre conseil, l’ancienne et fabuleuse tradition de la théosophie chrétienne.

    Je voudrais laisser le dernier mot à Joseph de Maistre, évoqué plus haut. Toujours dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, évoquant les « Illuminés », c’est-à-dire les martinistes, il les présente ainsi :

    « En premier lieu, je ne dis pas que tout illuminé soit franc-maçon ; je dis seulement que tous ceux que j’ai connus, en France surtout, l’étaient ; leur dogme fondamental est que le Christianisme, tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’est qu’une véritable loge bleue faite pour le vulgaire, mais qu’il dépend de l’homme de désir de s’élever de grade en grade jusqu’aux connaissances sublimes, telles que les possédaient les premiers Chrétiens qui étaient de véritables initiés. C’est ce que certains Allemands ont appelé le Christianisme transcendantal. Cette doctrine est un mélange de platonisme, d’origénianisme et de philosophie hermétique sur une base chrétienne.

    Les connaissances surnaturelles sont le grand but de leurs travaux et de leurs espérances ; ils ne doutent point qu’il soit possible à l’homme de se mettre en communication avec le monde spirituel, d’avoir commerce avec les esprits et de découvrir ainsi les plus rares mystères. »

    Il faut ici, bien sûr, faire la part de l’ironie, du reste affectueuse, dans le propos de Maistre. Mais pourquoi ne pas prendre cette description comme un programme de travail pour le RER d’aujourd’hui ?



    [1] Dix prières de Louis-Clade de Saint-Martin, précédées de « Prier avec Saint-Martin » par Robert Amadou, Paris, Cariscript, 1987.

  • Chevaliers, Templiers et francs-maçons: les sources d'une rencontre (2)

    4. L’irruption du thème chevaleresque dans l’imaginaire maçonnique. - Nous l'avons vu, la chevalerie, exhumée de l'histoire, était de nouveau "à la mode" au début du XVIIIème siècle. Une question se pose alors :  Quand l’idée selon laquelle il existait un lien entre la franc-maçonnerie et la chevalerie fit-elle son apparition ?

    Il est difficile de répondre précisément à cette question, mais quelques indices apparaissent avant 1730 et se multiplient après cette date. En effet, dès 1723, dans les Constitutions publiées par James Anderson pour le compte de la Grande Loge de Londres, il est indiqué,  dans une mention furtive :

    « […] on pourrait montrer que les Sociétés ou Ordres de Chevalerie, militaires aussi bien que religieux, ont au cours des temps emprunté à cette ancienne Fraternité [des francs-maçons], un grand nombre d’usages solennels […] »

    andersonfront.jpgAffirmation au demeurant assez osée, puisque selon toute apparence c’est exactement l’inverse qui s’est produit, et cela sensiblement après qu’Anderson eut écrit ces lignes ! Mais le rapprochement est significatif, non tant d’une thèse historique que le texte souhaiterait défendre – l’histoire, selon Anderson, est de toute façon très hautement fantaisiste – mais du statut que, dès cette époque, on souhaite donner à la franc-maçonnerie. N’oublions qu’après avoir affirmé, dans le même texte, qu’au Moyen Age déjà, à l’époque du Prince Edwin, « la plupart des grands hommes étaient Maçons »  – ce qui, historiquement, n’a proprement aucun sens, cela va de soi –, il rappelle plus loin que désormais – soit dans les années 1720 – « plusieurs nobles et gentlemen du meilleur rang »  s’y sont franchement ralliés, et cette fois c’était parfaitement vrai : depuis deux ans le Grand Maître, le Duc de Montagu,  était noble, premier d’une longue lignée – par surcroit Chevalier de Jarretière, le plus prestigieux Ordre de la Couronne – et la composition sociologique de la maçonnerie londonienne évoluait alors à vive allure.

    Mais c’est en France, vers le milieu de la décennie 1730, que les choses semblent se préciser. L’homme qui va le premier établir dans un texte promis à un destin sans égal, un lien de génération entre la chevalerie et la franc-maçonnerie est un Écossais de naissance qui fit toute sa carrière – et notamment sa carrière maçonnique – en France : André Michel « de » Ramsay, dont la noblesse écossaise présumée fut reconnue en France pour l’admettre lui-même dans l’Ordre de Saint-Lazare en 1723, et qui, après avoir été le disciple de Fénelon, devint à la fin de 1736, l’Orateur de la Grande Loge – c’est-à-dire du petit cénacle d’aristocrates placés autour de celui qui faisait office de Grand Maître, Lord Derwenwater, jacobite qui mourut pour cette raison sur l’échafaud à Londres en 1746.


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    Ramsay, "inventeur" de la légende templière ?...


    Fréquentant un milieu ou abondaient les stuartistes – ceux-là mêmes qui dès le XVIIème siècle se nommaient les « Cavaliers » – ,  converti au catholicisme, mais ayant reçu la lumière maçonnique en 1730 dans loge Horn,  à Londres – loge aristocratique à laquelle appartenaient à la fois Anderson et Désaguliers – , Ramsay composa à la fin de l’année de 1736 un discours qu’il prononça certainement une fois à Paris et qu’il prévoyait de lire à nouveau lors d’une assemblée de Grande Loge en mars de l’année suivante, ce dont Fleury, son protecteur qui gouvernait alors la France, lui fit interdiction. Il importe peu ici que Ramsay soit alors officiellement sorti de l’histoire maçonnique – tout en maintenant discrètement, on le sait aujourd’hui, ses contacts maçonniques et donc aussi son influence. Le Discours qui porte son nom fut largement connu, très diffusé, lu et relu, au point qu’il fut un peu comme la déclaration de principes et le programme intellectuel d’une très grande partie de la maçonnerie française au XVIIIème siècle.

    Or, dans ce texte, Ramsay avance les affirmations suivantes :

    « Du temps des guerres saintes dans la Palestine, plusieurs Princes, Seigneurs et Citoyens entrèrent en Société, firent vœu de rétablir les temples des Chrétiens dans la Terre Sainte, et s'engagèrent par serment à employer leurs talents et leurs biens pour ramener l'Architecture à primitive institution. Ils convinrent de plusieurs signes anciens, de mots symboliques tirés du fond de la religion, pour se distinguer des Infidèles, et se reconnaître d'avec les Sarrasins. On ne communiquait ces signes et ces paroles qu'à ceux qui promettaient solennellement et souvent même au pied des Autels de ne jamais les révéler. Cette promesse n'était donc plus un serment exécrable, comme on le débite, mais un lien respectable pour unir les hommes de toutes les Nations dans une même confraternité. Quelques temps après, notre Ordre s'unit intimement avec les Chevaliers de S. Jean de Jérusalem. Dès lors et depuis nos Loges portèrent le nom de Loges de S. Jean dans tous les pays. Cette union se fit en imitation des Israélites, lorsqu'ils rebâtirent le second Temple, pendant qu'ils maniaient d'une main la truelle et le mortier, ils portaient de l'autre l'Epée et le Bouclier. »

    On mesure sans peine la nouveauté extraordinaire de ce récit.

    En premier lieu, il récuse clairement toute origine ouvrière et corporative de la franc-maçonnerie. Du reste, un peu plus haut, dans le même texte, Ramsay avait déjà suggéré un parallèle évocateur :

    « Les ordres Religieux furent établis pour rendre les hommes chrétiens parfaits; les ordres militaires, pour inspirer l'amour de la belle gloire; l'Ordre des Free-Maçons fut institué pour former des hommes et des hommes aimables, des bons citoyens et des bons sujets, inviolables dans leurs promesses, fidèles adorateurs du Dieu de l'Amitié, plus amateurs de la vertu que des récompenses. »

    Toute idée d’une origine « opérative » de la franc-maçonnerie paraissait donc inenvisageable pour Ramsay et ses amis et il y a fort à parier que nombre de francs-maçons de leur époque partageaient ce sentiment.


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    En deuxième lieu, il renonce à toute mythologie biblique. Il renvoie même explicitement, pour donner à la maçonnerie des antécédent historiques, aux « fameuses fêtes de Cérès à Eleusis dont parle Horace aussi bien qu’ [à] celles d'Isis en Egypte, de Minerve à Athènes, d'Uranie chez les Phéniciens, et de Diane en Scythie ». Mais si la franc-maçonnerie, dans sa forme présente, possède un lien d’origine avec la Palestine, c’est dans un contexte chrétien qu’il se situe, selon Ramsay, précisément au moment des croisades.

    Enfin, il est dit très clairement que la franc-maçonnerie est le résultat de « l’union » avec un Ordre de chevalerie, en l’occurrence celui de Saint-Jean de Jérusalem, c’est-à-dire celui des Hospitaliers ! Contrairement à une légende tenace, ce n’est pas Ramsay qui a introduit les Templiers dans la franc-maçonnerie : il ne souffle pas même un seul mot à leur sujet…

    En revanche, les conséquences de ce Discours, et de la thèse qu’il propose pour la première fois, s’imposent immédiatement par l’évocation des fondateurs qui « pendant qu'ils maniaient d'une main la truelle et le mortier, portaient de l'autre l'Epée et le Bouclier. » Cette image, clairement empruntée à Néhémie, 4, 11-12, formera précisément la trame du premier grade chevaleresque de l’histoire maçonnique, celui de Chevalier de l’Orient ou de l’Epée, très vraisemblablement apparu au début des années 1740, peut-être même un peu plus tôt. Le thème en est la reconstruction du Temple de Jérusalem détruit par Nabuchodonosor, grâce au décret de Cyrus libérant les Juifs et autorisant leur retour en Palestine. Ce grade restera, notamment à Paris, le grade maçonnique majeur, le nec plus ultra de son temps, jusqu’au début des années 1750. On a vu qu’une longue préparation du public, par toute une littérature consacrée à la chevalerie, rendait cette évolution naturelle et aisée. Le thème de la chevalerie était dans l’air du temps avant de pénétrer dans celui des loges.

    Cela ne se fit pas du reste, sans quelques contestations – ce qui démontre bien son caractère de nouveauté. Ainsi, en 1737, on s’émeut dans une loge parisienne, des « innovations qui sont faites dans la loge du Grand Maître (Derwenwater) comme de tenir l’épée à la main lors des réceptions […] et les frères ont ajouté que l’ordre n’était pas un ordre de chevalerie. »

    Ce n’est qu’une fois ce premier pas franchi qu’apparaitra une nouvelle version de la chevalerie maçonnique, destinée à supplanter toutes les autres : celle qui met en scène le retour des chevaliers du Temple. (à suivre)