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Pierres vivantes - Page 30

  • L'Installation secrète du Vénérable : de la Grande-Bretagne à la France, les étapes d'une histoire (1)

    Parmi les usages maçonniques qui suscitent le plus de confusions et parfois d’incompréhension pure et simple, en France, il faut mentionner l’Installation dite « secrète » (dite aussi parfois « ésotérique ») du Vénérable, formule consacrée par l’usage mais qui traduit imparfaitement l’expression anglaise « Inner Working » (littéralement : « travail de l’intérieur »…) car il s’agit d’une cérémonie à laquelle ne peuvent prendre part, en dehors du candidat – le Vénérable qu’on installe –, que ceux qui ont déjà reçu « les enseignements propres à la Chaire de Maitre ». D’origine anglaise, absolument inconnue sous cette forme en France pendant tout le XVIIIème siècle, très peu pratiquée mais néanmoins bien attestée dans notre pays au début du XIXème, nous le reverrons, cette cérémonie n’a fait durablement irruption en France que pendant le premier quart du XXème, dans un cercle alors assez restreint – celui de la Grande Loge Nationale Indépendante  et Régulière pour la France et les Colonies Françaises, ancêtre de la GLNF. Elle ne s’est finalement répandue plus largement qu’au début des années 1960 mais reste souvent largement incomprise.

    Comme il s’agit pourtant bien d’un usage ancien et précieux de la tradition maçonnique, j’ai pensé utile de fournir à celles et ceux que le sujet peut intéresser quelques repères historiques pour mieux comprendre cette question passionnante mais complexe.[1]

     1.       Les origines de l’Installation secrète en Angleterre et en Irlande

    L’Installation selon le Duc de Wharton (1723)

    La plus ancienne cérémonie paraissant spécifiquement liée à l’Installation du nouveau Vénérable Maître dans la Chaire de Maître de Loge se trouve dans le texte même des Constitutions de 1723. On peut y lire, en effet, un Post-Script intitulé : «  Ici suit la manière de constituer une nouvelle Loge, telle qu’elle est pratiquée par sa Grâce le Duc de Wharton, l’actuel Très respectable Grand-Maître, selon les anciens usages des Maçons. »

    Le texte décrit les différentes phases de l’Installation d’un nouveau Maître de Loge, laquelle se fait manifestement en loge ouverte, devant tous les frères réunis. Les seuls passages possiblement relatifs à une cérémonie spécifique sont extrêmement courts et du reste assez énigmatiques :

    « […] Alors le GRAND-MAITRE, plaçant le candidat à sa main gauche, ayant demandé et obtenu le consentement unanime de tous les Frères, dure : Je constitue et forme ces bons Frères en une nouvelle Loge et je vous nomme son maître, ne doutant pas de votre capacité et de vois soins pour préserver le ciment de la LOGE, etc. avec quelques expressions appropriées et utilisées en cette occasion, mais qui ne doivent pas être écrites […]

    « […] Et, après que le candidat aura donné sa cordiale soumission, le Grand-Maître, par des cérémonies précises et pleines de sens, conformes aux anciens usages, l’installera […] »[2]

     

    Anderson Frontispice double.jpg

    Il convient ici de faire au moins deux remarques :

    1°- aucun détail ne nous est donné sur cette « installation » qui n’est pas secrète, et quel qu’ait pu être son contenu, nous ne pouvons actuellement affirmer qu’il était identique à ce que sera plus tard documenté comme étant l’Installation secrète en Angleterre :

    2° - ce cérémonial ne semble avoir été pratiqué que lors de la constitution d’une nouvelle loge. On ne retrouve aucune trace, dans les archives des premières loges anglaises, dans les années 1720-1730, de la moindre allusion à quelque chose de semblable lors du renouvellement régulier – habituellement tous les six mois à Londres, à cette époque – du Maître de Loge.

    On peut donc retenir qu’en dehors de ce passage des Constitutions de 1723, dont la signification même reste largement obscure, il n’existe aucun témoignage documentaire relatif à une Installation – secrète ou non – du Vénérable Maître dans les loges anglaises pour au moins la première moitié du XVIIIème siècle.



    La question du Mot de Maître Installé

    Que les Vénérables anglais n’aient pas été, semble-t-il, cérémoniellement ni, a fortiori, secrètement installés, dans les premières décennies de la Grande Loge de Londres et de Westminster (future Grande Loge dite des Modernes, à partir de 1751), ne signifie pas pour autant que ce qui devait plus tard former le contenu « ésotérique » de l’Installation (à savoir le Mot et l’Attouchement) n’ait pas existé dans les traditions maçonniques anglaise à cette même époque.

    L’examen des plus anciens catéchismes maçonniques[3] le montre bien. C’est ainsi que dans deux textes des années 1720, on les trouve sans ambigüité :

     

    -          The Grand Mystery of Free-Masons Discover’d (GMOFMD), 1724 :

    « Q[estion]. Give me the Jerusalem Word. A[nswer]. Giblin.»

     

    -          The Whole Institutions of Free-Masons Opened (WIOFO), 1725 :

    « You 3rd Word is Gibboram […] and Grip at the Elbow. »

     

    Le mot est ici clairement corrompu mais reconnaissable et son association, dans WIOFO, à un attouchement lié au coude est particulièrement remarquable.

    On notera aussi, mais c’est un autre problème – sauf que, dans cette période fondatrice, tous les problèmes sont liés ! – c’est l’époque où se mit en place progressivement un système en trois grades (la Grande Loge de 1717 ne connaissait, au moins au début des années 1720, que deux grandes d’Apprenti-Entré et de Compagnon du Métier ou Maître – ce dernier n’étant qu’un seul grade portant indistinctement deux noms équivalents.

    Or, il apparait que dans certains cas, dans les divulgations et les catéchismes de cette période, au-dessus des deux premiers grades en J. et B – que ces grades soient eux-mêmes déjà nettement distincts ou paraissent encore très liés – on ne trouve qu’un seul « troisième grade »  avec un mot en G. (c’est le cas dans GMOFD de 1724), et il n’existe alors pas de grade en M.B. ! Cela pourrait signifier que le grade en G. (avec attouchement au coude) a pu être, dans une forme primitive, une alternative au grade de Maître en M.B.[4]

    Le choix final du grade « hiramique » vers 1725-130, avec un mot en M.B., aurait pu laisser au grade concurrent en G. la possibilité d’un autre destin (peut-être en jouant sur le fait que le mot Master est ambigu en anglais : Master désigne aussi bien le Maître Maçon (Master Mason) que le Maître de Loge (Master of the Lodge).

    Dans WIOFO de 1725, il existe clairement une séquence J. et B., M.B., et G., avec les attouchements correspondants aux doigts, au poignet et au coude. On ne peut qu’en rapprocher la remarquable manuscrit Graham (1726), qui présente une importance considérable dans l’histoire de la légende d’Hiram dont il nous fournit les antécédents immédiats. Or, dans la légende de Noé rapportée par ce texte, prototype partiel de celle d’Hiram, on indique que lorsque les trois fils de ce grand prophète relevèrent son cadavre, afin de découvrir les « véritables secrets »,

    « Ils parvinrent à la tombe et ne trouvèrent tien, sauf le cadavre presque entièrement corrompu. Ils saisirent un doigt qui se détacha et ainsi, de jointure en jointure, jusqu’au poignet et au coude.[5] Alors ils relevèrent la corps et le soutinrent en se plaçant avec lui pied contre pied, genou contre genou, poitrine contre poitrine, joue contre joue et mains dans le dos, et s’écrièrent : « Aide-nous, O Père. »

    Le contenu « ésotérique » de l’ensemble Apprenti-Compagnon, Maître et Maître « installé » – ou ce qui devrait être ainsi fixé et qualifié plus tard par la tradition maçonnique anglaise – est donc attesté dans équivoque dès cette époque.

    C’est d’Irlande, une trentaine d’années plus tard, que de nouveaux éléments, cette fois décisifs, vont nous parvenir. (à suivre)



    [1] Ce post, qui comprendra plusieurs parties, reprend en le remaniant un article que j’ai publié dans Renaissance Traditionnelle il y a déjà longtemps : « Les origines de l’Installation secrète, en Grande-Bretagne et en Irlande, et sa diffusion en France du XVIIIème siècle à nos jours, » RT n°100, 1994, pp. 225-241.

    [2] Les passages soulignés l’ont été par moi mais ne le sont pas dans le texte original. La typographie du texte de 1723 a par ailleurs été respectée.

    [3] Je traduis d’après Knoop, Jones & Hamer, Early Masonic Catechisms, Londres, 1943-1963

    [4] Sur tous ces problèmes, et sur toutes les hypothèses qu’ils soulèvent, je ne peux ici que renvoyer à mon livre, Hiram et ses Frères – Essais sur les origines du grade de Maître, Véga, 2010.

    [5] Ce passage est souligné par moi.

  • Un symbolisme médiéval de la pierre

    Le symbolisme de la pierre, l'usage allégorique des différentes formes que ce matériau peut revêtir, la mise en parallèle de la démarche initiatique et de la transformation d'une pierre brute en pierre taillée, sont autant de lieux communs de la pensée maçonnique. C'est encore ce thème qui fut exploité par le cher vieil Oswald Wirth, qui a tant fait pour édifier une véritable mythologie maçonnique moderne, en s'appuyant, comme plusieurs de ses collègues « symbolistes » et leurs successeurs, sur une indiscutable sincérité et une solide méconnaissance de l'histoire et des sources de la tradition maçonnique elle-même...

    La recherche maçonnologique et l'approfondissement de l'historiographie maçonnique, au cours de décennies récentes, ont pourtant mis à mort cette idée simple que le « symbolisme maçonnique » fut une création de la franc-maçonnerie : dans sa presque totalité, il préexistait à l' apparition des premiers francs-maçons et des premières loges. Il puise dans un fond bien plus ancien que la maçonnerie et c'est dans cette tradition, non pont orale, mais largement écrite – pour notre plus grand bonheur – que cette dernière a largement puisé pour étoffer ses rituels et meublé ses loges. On peut en donner d'assez nombreux exemples.

    Ainsi, il a existé, entre la fin du XVème siècle et la fin du XVIIème, toute une littérature, très répandue et fort populaire : la littérature des emblemata, ou littérature emblématique. Il s'agissait de volumes qui contenaient de nombreuses vignettes, figures et illustrations, de qualité très variable au demeurant, représentant des scènes énigmatiques, des « natures mortes », des objets, des signes, toutes  images auxquelles était conféré un sens symbolique, on disait alors « emblématique ». les images en question étaient habituellement accompagnées d'un commentaire ou d'une « devise », une sorte de sentence à la manière antique – elle-même parfois un peu énigmatique – qui en suggérait ou en explicitait plus ou moins clairement le sens. Le jeu consistait à feuilleter ces livres d'emblèmes et à se distraire, seul ou en commun avec des proches ou des amis, en discutant sur ces énigmes et en commentant le beauté ou l'étrangeté des figures. Jeu de société en quelque sorte, mais parfois peut-être jeu plus sérieux qu'il n'y paraissait.

    Toujours est-il qu'au détour des pages de ces recueils curieux, on trouve fréquemment la représentation d'un équerre, posée sur une pierre avec la devise « Dirigit obliqua » (« elle redresse les obliques »), ou encore un compas tenu par une main céleste sortant des nuages. Les triangles et les croix se trouvent abondance, de même que les fils à plomb ou les signes alchimiques. Insistons encore sur ce point : tout cela se situe dans un contexte très antérieur (d'un siècle ou deux) à l'apparition des premières manifestations de la franc-maçonnerie spéculative. C'est bien dans ce répertoire emblématique que les premiers tableaux maçonniques iront puiser sans retenue. Il faut se rendre à cette première évidence : les « symboles maçonniques » ont été dans le domaine public bien avant de pénétrer dans les loges...

    Un autre aspect doit être souligné : la distinction entre la maçonnerie opérative et la franc-maçonnerie dite spéculative, si elle correspond bien à une réalité historique, ne doit pas être surinterprétée. Il faut notamment se souvenir que, pendant toute l'époque médiévale et au cours de la Renaissance encore, l'idée la plus répandue est que dans le monde matériel, comme dans la nature en général, tout fait sens et qu'il existe une lecture subtile du monde qui perçoit en lui un message permanent venu d'un autre ordre de réalité. Dans les sociétés traditionnelles européennes, notamment celles des campagnes et des métiers, des traces de cette pensée ont longtemps subsisté. Rien ne permet donc d'affirmer que les maçons de métier n'aient jamais « moralisé », pour reprendre un terme anglo-saxon, sur les outils de leur art. Du reste, on en possède peut-être une preuve saisissante avec l'équerre du pont de Limerick, en Irlande.

    Au XIXème siècle, lors de travaux rendus nécessaires par l'état de détérioration de ce pont, on découvrit au sein d'une des piles de l'ouvrage, lors de sa démolition, un équerre métallique qui portait ces mots : « I will strive to live with love and care, upon the level, by the square » (« Je m'efforcerai de vivre avec amour et soin, selon le niveau et par l'équerre. ». Formule remarquable dont on peut faire un témoignage ancien du symbolisme maçonnique, dans un contexte qui n'est clairement pas « spéculatif ». La date que porte cet objet est encore plus bien intéressante : 1507 ! C'est donc à l'orée du XVIème siècle, bien avant les Statuts Schaw en Ecosse (1598-1599),  avant les premières versions « proto-spéculatives » des Anciens Devoirs (Old Charges) anglais (dernier quart du XVIème siècle), que ce document apparaît.


     

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    L'équerre de Baal Bridge, Limerick, Irlande


    Peut-on remonter plus loin encore ? Sans doute, mais il faut pour cela aborder un terrain peu arpenté par les historiens de la maçonnerie : celui de la théologie médiévale !

    Il n'est pas entièrement juste de dire qu'au Moyen Age, période de la toute puissance en Europe de l'Eglise catholique, les fidèles étaient tenus dans la plus complète ignorance des récits bibliques ou évangéliques. Certes, il faudra attendre la Réforme pour voir apparaître de nombreuses traductions en langues « vernaculaires » et surtout pour voir peu à peu s'imposer le principe d'un libre accès au sens même du texte sacré – en vertu du « libre examen ». Pour autant, les hommes du Moyen Age, très majoritairement illettrés, n'ont pas été tenus à l'écart de la Bible : au lieu de la leur faire lire, on la leur a montrée...

    Deux grandes sources de connaissance biblique ont été mises à la disposition de tous – ou du plus grand nombre – entre le XIème et le XVème siècle notamment. La première est constituée par les innombrables scènes sculptées dont s'ornèrent les façades des églises et des cathédrales. Loin de se plier à la seule fantaisie des « imagiers », plus ou moins crédités d'une sorte d'hérésie muette par des auteurs imaginatifs mais peu informés, les sculptures en question répondaient en réalité à un programme très normé, fixé selon des règles précises par les commanditaires, c’est-à-dire par des clercs, des moines ou des princes de l'Eglise. Nombre de personnages de ces images de pierre nous semblent aujourd'hui énigmatiques et leurs occupations assez obscures. Il n'en était rien il y a sept ou huit siècles. Leurs représentations sont parfaitement codées et permettaient leur identification aisée par tout un chacun : le juif porte un chapeau pointu, un vieillard barbu doté d'un épée n'est autre que Saint Paul, Saint Jean porte un livre, et Saint Thomas (ainsi que quelques autres) une équerre ! Ces objets associés aux personnages étaient leur « légende », leur étiquette. On invitait ainsi les fidèles a se replonger, lors de chacun de leurs passages près d'un édifice religieux, dans le monde enchanté de la Bible : c'était donc pour eux un monde de pierre peuplé de symboles – mis ces derniers n’avaient rien de spécifiquement maçonnique, cela va sans dire.

    Une autre source de culture biblique se trouvait dans les ouvrages spécialement composés pour l'édification spirituelle et morale des chrétiens : les psautiers illustrés, les bibles « moralisées » et d'autres ouvrages plus savant, comme le fameux Speculum humanae salvationis (le Miroir du salut humain), qui remonte au XIVème siècle.

    Le public auquel était destinés ces ouvrages était mixte, si l'on peut dire. D'un côté, ces livres manuscrits comportaient du texte, soit le texte de la Bible, soit – plus souvent – des passages remarquables du livre sacré, soit encore un mélange entre des citations bibliques et des commentaires plus ou moins élaborés. Ils s'adressaient donc à des personnes sachant lire, une minorité savante au premier rang desquels les prêtres et tous ceux qui avaient une mission d'enseignement auprès du peuple chrétien. Mais la deuxième composante, essentielle, de ces ouvrages était leurs illustrations. Celles-ci reproduisaient les scènes évoquées dans le texte mais s'en éloignaient volontiers pour en figurer le sens moral notamment. Ainsi s'est constitué tout un répertoire de dessins allégoriques, pour ne pas dire de scènes symboliques : songeons par exemple à l'image de Dieu traçant au compas les limites du monde. On peut supposer que ces illustrations permettaient de soutenir le discours d'un clerc qui, en les montrant au peuple, en rendait le message plus frappant. Or, certaines de de ces scènes portant sur la pierre.

    Pour ne mentionner qu'un exemple, mais il est très remarquable, on on trouve dans ces ouvrages de nombreuses représentations de la « pierre de l'angle », ou de la « pierre angulaire », évoquée dans le psaume 118, reprise par les Évangiles et des Épitres qui la rapprochent du Christ lui-même : « la pierre qu'avaient rejetée les bâtisseurs et qui est devenue la pierre d'angle ». A cette occasion, on voit comment l’ambiguïté du texte biblique conduisit, par la nécessité d'une représentation graphique, à l'apparition d'un sens nouveau qui aura peut-être un prolongement direct dans la franc-maçonnerie spéculative elle-même.

    Si l'on examine attentivement les mentions vétérotestamentaires de cette pierre angulaire, on réalise aisément qu'il s'agit d'une pierre en situation basse, une pierre qui fait lien à l'angle de deux murs pour en assurer la cohésion. C'est en ce sens que le texte l'évoque aussi comme un fondement. La reprise néotestamentaire va dans le même sens : le Christ est la pierre d'angle sur laquelle nous pouvons désormais bâtir un nouveau Temple, fait cette fois de « pierres vivantes ». C'est dans un sens proche que Pierre – l'Apôtre – sera ainsi nommé par Jésus pour qu'il soit la base de la nouvelle Église. Or, les représentations qu'on trouve dans les ouvrages mentionnés à l'instant font évoluer « graphiquement » le sens et le rôle de cette pierre.

     

     

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    Speculum humanae salvationis

     

    On trouve ainsi plusieurs représentations, tellement stéréotypées qu'elles paraissent avoir fait l'objet d'un tradition bien établie et assez répandue, où deux ouvriers, au sommet d'un édifice  – le Temple de Salomon fantasmé, car doté d'un plan comparable à celui d'un église chrétienne – pose à son sommet une pierre qui, de pierre angulaire «  de base », devient bel et bien clé de voûte en élévation. On mesure sans peine ce que ce simple changement graphique induit quant au sens profond.

    Or, dans le cours du XVIIIème siècle, en terre britannique, les symboles maçonniques vont s'enrichir d'un pierre de l'angle que l'on trouve dans la maçonnerie dite "de la Marque" (Mark Masonry) et dans le grade suprême de l'Arc Royal. Cette pierre, dans les deux cas – c'est du reste la même – est une clé de voûte, au sommet d'un arc dont elle assure l'achèvement et dont elle garantit la pérennité. Dans la maçonnerie de la Marque, le candidat devra retrouver cette pierre « rejetée » et au grade de l'Arc Royal, elle protégera le lieu où l'on retrouvera le vrai nom de Dieu. Nulle tradition de « opérative », n'aurait légué un tel contresens – à tout le moins une telle confusion – entre une pierre d'angle et une clé de voûte. On ne peut constater que que le modèle invoqué ici est celui des gloses qu'on trouve, au Moyen Age, dans les bibles moralisées et les psautiers illustrés. A ce sujet, n'oublions pas que, comme le montrent les versions les plus anciennes des Old Charges, et notamment le poème Regius, de c. 1390, c'est justement à des clercs que l'on doit la rédaction de ce textes qui régissaient alors  le travail et les usages des maçons de métier...

    D'autres exemples pourraient du reste être trouvés, car de nombreuses formes de pierres existaient dans le répertoire initial de la franc-maçonnerie, et plusieurs ont été ensuite oubliées.[1] Or, pour quelques-unes d'entre elles, il existait aussi des commentaires de même nature et de même origine. C'est là tout un champ à redécouvrir et à explorer pour une exégèse maçonnique qui ne se nourrisse plus seulement d'un symbolisme rudimentaire, de références abusives à une alchimie fantaisiste – pour ne pas parler de délires pseudo-kabbalistique !

    La pierre d'angle de la Marque, la clé de voûte de l'Arc Royal, puisant leurs sources dans la théologie médiévale de la pierre et l'interprétation graphique de la Bible par des moines et des prêtres du Moyen Age ? La thèse doit encore être renforcée, mais les évidences documentaires sont fortes.

    Nul ne sait jamais jusqu'où peut conduire le symbolisme maçonnique – mais il conduit assurément à tout, à condition d'en sortir...



    [1]    Cf. notamment R. Désaguliers, Les pierres de la franc-maçonnerie, Paris, 1995.

  • Chevaliers, Templiers et francs-maçons : les sources d'une rencontre (3)

    5. La constitution de la légende templière . - Au terme d’une assez longue évolution de la franc-maçonnerie spéculative depuis la fin du XVIIème siècle, en Angleterre et en Ecosse, plus de 30 ans après la création de la première Grande Loge à Londres, 25 ans environ après l’introduction de la franc-maçonnerie en France et une douzaine d’années après le Discours de Ramsay apparait enfin le plus ancien rituel maçonnique faisant état d’une origine exclusivement templière de la franc-maçonnerie. (1, 2)

    C’est dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler le Rituel de Quimper, découvert en  1997, que nous est révélé le grade de Chevalier Elu. [1]

    rt151-152.jpgCe grade dont nous ignorons la date exacte de composition – mais sans doute vers la fin des années 1740 – est pour l’essentiel une variante du grade d’Élu des Neuf, un classique grade de vengeance de la mort d’Hiram, l’un des plus anciens hauts grades, du reste. Mais au terme de ce rituel une instruction très détaillée révèle au candidat des secrets inédits. On lui enseigne trois choses : la première est que les Chevaliers Élus – et donc les maçons dont ils forment l’élite – descendent des Templiers ; la seconde est que ces derniers ne faisaient que poursuivre une longue lignée d’initiés remontant notamment aux Esséniens (« Esséens) ; la troisième est que la jonction entre la maçonnerie et les Templiers s’était faite en Écosse où ces derniers auraient trouvé refuge après la destruction de l’Ordre.

    Ce tableau est saisissant car on voit que, dès cette époque, tous les éléments de la légende templière de la maçonnerie sont posés. Les grades d’inspiration templière qui apparaitront  ensuite ne feront que broder sur ce thème, arranger les détails, lier l’ensemble.

    On voit au passage que le thème, déjà classique en 1750, de la vengeance de la mort d’Hiram – du reste déjà polémique car les grades vengeance, dits « à poignard », suscitèrent de nombreuses controverses tout au long du XVIIIème siècle – est ici simplement transposé au cas de Jacques de Molay – un autre « juste » persécuté. En outre, en « récupérant » l’Ordre du Temple, la maçonnerie, déjà convertie à l’idéal chevaleresque depuis quelques années, adoptait ou prétendait faire revivre un ordre à la fois glorieux et disparu – n’appartenant donc plus en propre à qui que ce soit, ce qui n’était évidemment pas le cas de l’Ordre des Hospitaliers mis en avant par Ramsay.

    L’idée que les Templiers s’inscrivaient dans une longue chaine fut, quant à elle, Elu.jpgpeut-être inspirée par les légendes relatives aux « Neuf Preux », classiques depuis le Moyen Age, et qui faisaient même de certains héros de la Bible des « chevaliers » : notamment David – celui qui avait reçu de Dieu les plans du Temple de Jérusalem. Son bénéfice immédiat est évident : elle établit une ingénieuse et opportune liaison entre la Palestine antique et celle des croisades !

    Enfin, troisième jonction, troisième transposition : celle qui passe des « Écossais » – on nommait ainsi depuis le milieu des années 1730, en France comme en Angleterre, les plus anciens maçons de hauts grades – à l’Écosse elle-même, devenue le refuge des Templiers.

    Le plus extraordinaire est que cette synthèse « templaro-écossaise » présente deux particularités, comme l’a brillamment montré l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire maçonnique écossaise [2] : tout d’abord, la légende prête aux Templiers un rôle qu’ils n’ont jamais joué en Écosse, ensuite et surtout cette légende elle-même ne fut connue des Écossais qu’à l’extrême fin du XVIIIème siècle et surtout au début du XIXème, et adoptée tardivement dans leur pays lors de l’arrivée de certains hauts grades exploitant ce thème. En d’autres termes, les maçons d’Écosse ne découvrirent que cinq siècles environ après les faits présumés, et par des « informations » venues du Continent, leur long compagnonnage supposé avec l’Ordre du Temple, sur lequel reposait toute l’histoire ! Il va de soi qu’aucun historien écossais ne lui accorde aujourd’hui le moindre crédit.

    Mais l’essentiel, en la matière, n’est pas la vérité de l’histoire, mais la vérité d’un désir de rattachement à une origine mythique, à la fois prestigieuse et secrète.

    6. La fortune d’une légende.- Le lieu n’est pas ici de retracer l’histoire de tous les grades templiers de l’histoire maçonnique.  Il suffira de mentionner au moins les trois grandes familles qui dérivent du modèle fondamental introduit au plus tard en 1750.

    La première est la Stricte Observance Templière (SOT) dont les premières manifestations remontent  à 1753 environ. Selon son fondateur, von Hund (1722-1776), celui-ci avait reçu à Paris, vers 1743, un grade templier de Charles-Édouard Stuart, celui-ci s’étant présenté sous le nom de l’Eques a penna rubra (« au plumet rouge ») et ayant aussitôt conféré à von Hund le titre de Maître de la VIIème Province (en Allemagne) de la maçonnerie templière !

    On note donc ici la rencontre étonnante de deux grandes légendes maçonniques du XVIIIème siècle : la légende templière, d’une part, et d’autre part, la légende stuartiste. Sans entrer dans le détail de cette dernière, l’on sait que dans les années 1720, quand les émigrés britanniques instituèrent une première loge à Paris, les jacobites étaient évidemment nombreux parmi eux.


    hund_k.jpg

    Baron von Hund (1722-1776)


    Le récit de von Hund – en dehors, évidemment, de la crédibilité même d’une origine templière – a été mis en doute  dès son époque et plus tard par de nombreux historiens. Rien ne permet à ce jour de trancher – hormis le fait que l’invraisemblance d’une rencontre « mystérieuse » avec le Prétendant est très grande, et sans compter que ce dernier affirma clairement n’avoir jamais été franc-maçon. Il reste qu’après la découverte de Quimper, le problème se pose en des termes un peu différents.  Il apparait vraisemblable que le thème templier était déjà présent dans certains cercles maçonniques français dès le début des années 1750. Si le scénario de Hund est peut-être en partie inventé, une transmission d’origine française n’est plus à exclure. Développée en Allemagne, la SOT y connaîtra un  relatif succès et reviendra en France dès 1773 pour donner naissance au Régime Ecossais Rectifié (RER) qui subsiste de nos jours. Toutefois, de nouveau transplanté en terre française, la SOT allemande qui n’hésitait pas à prévoir la récupération des biens matériels du Temple (!) sera plus difficile à soutenir : Willermoz et les siens devront à leur tour détricoter le système et le Convent de Wilhelmsbad, en 1782, s’achèvera par un « Acte de renonciation » délaissant la filiation templière directe au profit d’un héritage de nature plus spirituelle.

    La deuxième famille aboutit au Chevalier Kadosh proprement dit. Cette fois, l’origine allemande est bien plus probable pour ce grade qui apparait vers 1760  du côté de Metz. Bien que se situant dans le sillage du précédent – un « archéo-Kadosh » en quelque sorte – il présente des liens étroits avec le grade de Chevalier de Dieu et de son Temple que cultivait le Chapitre de Clermont, établi à Berlin vers 1759 (à partir d’une source française).  Parmi les enrichissements les plus notables, au moins dans certaines versions, on relève le thème alchimique qui se joint à celui des Templiers : telle aurait donc été la clé de l’immense richesse des Templiers – et la source de légendes complémentaires (et de nombre d’escroqueries) qui ont jeté jusqu’à nos jours quelques esprits légers dans une course sans espoir pour retrouver le « trésor » du Temple. Le Kadosh a finalement prospéré jusqu’à nos comme le 30ème grade du Rire Écossais Ancien  et Accepté (REAA), l’un des plus importants systèmes de hauts grades au monde.


    Kadosh 3.png


    Enfin, il faut rappeler, à la limite de franc-maçonnerie et de la néo-chevalerie, l’extraordinaire destin de l’Ordre du « néo-Temple » de Fabré-Palaprat qui, sous l’Empire, connaîtra de beaux jours et organisera même de fastueuses cérémonies à Paris ! La légende de l’Ordre, qui recruta essentiellement dans les milieux maçonniques, reposait cette fois sur une « preuve documentaire » : la Charte de transmission de Larmenius, en l’occurrence un faux grossier élaboré au début du XVIIIème siècle. Quelques Ordres pseudo-templiers contemporains possèdent encore un lien de filiation avec l’Ordre de Fabré-Palaprat – à défaut d’en avoir avec l’Ordre du Temple lui-même !

    A en juger par l’invraisemblable succès mondial d’une littérature récente, la légende templière en ses multiples avatars a encore de beaux jours devant elle…

     



    [1] R. Kervella et Ph. Lestienne, Un haut grade templier dans les milieux jacobites en 1750, l’Ordre Sublime des Chevaliers Elus, aux sources de la Stricte Observance, Renaissance Traditionnelle, n°112, Clichy, 1997, 229-266.

    [2] R. Cooper, The Knights Templar in Scotland, the creation of a myth, Ars Quatuor Coronatorum, 115 [2002], 94-152.