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  • L'Installation secrète du Vénérable : de la Grande-Bretagne à la France, les étapes d'une histoire (2)

    2. Le problème des origines de la maçonnerie irlandaise et la Grande Loge des Anciens (c.1725-1751) – The Three Distinct Knocks (1760)

    Le problème du contenu des grades, qui peut différer parfois considérablement malgré des appellations identiques, est particulièrement bien posé par la maçonnerie irlandaise à ses débuts. Cette question est d’autant plus intéressante que les irlandais ont joué un rôle majeur dans la diffusion de l’Installation secrète.

    Dans le travail fondamental qu’il a consacré en 1928 à cette question, l’historien irlandais Ph. Crossle ("The Irish Rite", Transactions of the Lodge of Research CC, Dublin, 1928, 155-275 - trad. fr. dans RT, n°121 [2000], n°125 et n°126 [2001]) a suggéré, à partir d’arguments documentaires que je reprendrai pas ici, les points suivants : la Grande Loge d’Irlande, dont l’existence est attestée, en tant qu’institution établie, dès 1725 au moins, connaissait dès le début des années 1730 un système d’Installation dont l’aboutissement aurait été, dans les années 1740, le développement de l’Arc Royal, considéré en Irlande comme le couronnement de la maçonnerie symbolique. La qualité de Maître Installé y était en effet – et y demeure – requise pour être admis à ce grade suprême.

    Cette thèse, il faut le reconnaitre, est cohérente avec ce que nous savons des fondateurs, tous irlandais, de la Grande Loge des Anciens, à Londres, en 1751 – elle ne prit le nom de « Grande Loge » qu’en 1753. Lawrence Dermott, son principal animateur, avait été reçu à l’Arc Royal en Irlande vers 1756, ce qui suppose qu’il possédait aussi la qualité de Maître Installé. Avec d’autres irlandais, en « exil » forcé, pour des raisons économiques, chez leurs ennemis anglais, et notamment à Londres, il visita des loges de la Grande Loge de 1717 – la seule qui existât alors. Il aurait constaté des différences jugées profondes avec la tradition reçue en Irlande. En 1751, ces Frères formèrent une Grande Loge « selon les Anciennes Instructions » qui devait engager avec la première Grande Loge une lutte plus ou moins vive pendant près de soixante ans.

    Or, parmi les principaux griefs adressés aux Modernes – ainsi qualifiés, à partir de cette époque, par pure dérision -, figurait notamment celui d’avoir laissé « tomber en désuétude » la cérémonie d’Installation secrète du Vénérable Maître. Les Anciens accordaient à cette cérémonie une importance d’autant plus grande qu’ils considéraient aussi, en vrais maçons irlandais, que l’Arc Royale était le sommet de la maçonnerie, et qu’il exigeait justement la qualité de Maître Installé. Ils maintinrent donc soigneusement, du moins en théorie, la pratique de cette cérémonie.

    Pour en témoigner, le document capital est la divulgation publiée en 1760, Les Trois Coups Distincts, qui dit très explicitement dévoiler le système Anciens. Une place y est faite à l’Installation – cette fois régulière et habituelle, semble-t-il – du Maître de la loge. La description est courte mais très claire.

    Le Vénérable Maître Elu, la loge étant ouverte au grade Maître, s’agenouille et son prédécesseur lui fait prêter une Obligation spécifique, par laquelle il s’engage à ne jamais révéler « le Mot et l’Attouchement appartenant à la Chaire ».

    Puis, le Maître Installateur relève le nouveau Maître et

    « lui murmure à l’Oreille le Mot, qui CHIBBILUM, ou Excellent maçon ; alors, il glisse la Main de la Griffe de Maître jusqu’au Coude, et enfonce les ongles, comme vous le faites pour l’autre Griffe au Poignet. Ceci est le Mot et l’Attouchement appartenant à la Chaire. »

    Il s’agit donc de la plus ancienne description connue, et de la forme la plus simple et la plus primitive, de l’Installation secrète en terre anglaise.

    Quelques observations s’imposent ici :

    1°) L’Installation se réduit à un attouchement et un mot, sans qu’il soit le moins du monde question d’une légende, avec Hiram ou Adonhiram. Cette légende et le personnage qui l’illustre sont d’apparition bien plus tardive (premier tiers du XIXème siècle) et donneront lieu à bien des variantes. Le « Mot » et « l’Attouchement », en revanche, sont fixés dès l’origine et ne varieront plus – malgré une corruption évidente du premier : ils représentent donc bien le nucleus historique fondamental de l’Installation secrète.

    2°) Malgré l’importance que les Anciens paraissent avoir attaché à l’Installation – pour toutes les raisons évoquées plus haut – il n’est pas du tout certain que la pratique en ait été régulière dans leurs loges, au moins dans les premières années.

    Il reste que l’on peut estimer sans erreur que dans le courant des années 1760-1770 (peut-être par le même effet de diffusion suscité par Les Trois Coups Distincts que, trente ans plus tôt, pour le grade de Maître grâce à la Maçonnerie disséquée de Prichard !) la pratique de l’Installation – semi-publique et non pas encore vraiment secrète, on l’a vu – s’est largement répandue, aussi bien chez les Anciens que chez les Modernes, au demeurant, sans doute en raison de l’attrait grandissant que ces  derniers ont éprouvé pour l’Arc Royal qui nécessitait, on l’a dit, la qualité de Maître Installé.

    C’est en fait au moment de l’Union de 1813, soit donc au début du XIXème siècle et pas avant, que le sort de l’Installation secrète, comme un usage désormais essentiel de la maçonnerie anglaise, va se nouer. (à suivre)

     

  • Petite histoire des rituels maçonniques ”égyptiens” (2)

    Je reprends ici le fil interrompu par "l'actualité" d'une narration dont la première partie est ici.

     

    4. L’ère Ambelain. 

    Détenteur de multiples grades maçonniques dans plusieurs Rites (REAA, mais aussi RER et naturellement Rites égyptiens), mais aussi dans les traditions martinistes ou rosicruciennes, Robert Ambelain a conduit cette évolution à son sommet. Si son apport aux rituels des hauts grades n’est pas très original, on retiendra surtout ici sa refonte complète des rituels et des cérémonies des trois premiers – à partir d’un prétendu « manuscrit de 1824 » qui n’a jamais existé que dans son imagination fertile. Tous les rituels modernes des Rites égyptiens pour les grades symboliques en proviennent, avec d’inévitables variantes de détail.

    Les rituels qui furent publiés suite à la décision du Convent international tenu à Paris en 1965 [1] marquent une rupture nette avec tous les rituels antérieurs des grades bleus, tant pour le Rite de Memphis que pour celui de Misraïm. Seul l’état de déshérence où se trouvaient les Rites égyptiens lorsque Robert Ambelain en reçut le dépôt de Charles Dupont, en 1960, a sans doute permis une reformulation aussi radicale. Rappelons encore une fois qu’au moment de leur premier essor, les Rites égyptiens apparurent comme des variations sur le Rite Écossais. Les rituels de la période « occultiste », évoquée précédemment, étaient presque toujours inspirés du REAA, sans doute considéré comme « plus initiatique » car les rituels du Rite Français alors disponibles étaient d’une assez grande pauvreté, surtout après les réformes intervenues entre 1887 et 1907 au GODF, notamment sous l’influence d’Amiable ou de Blatin.

     

    ambelain.jpg

    Robert Ambelain (1907-1997)

    Une fascinante complexité...

     

    Avec les rituels de Robert Ambelain, tout change. Le plan de la loge revient au schéma de base des « Modernes », c’est-à-dire au plus ancien schéma symbolique de la maçonnerie spéculative : celui de la première Grande Loge de 1717, qui est aussi celui du Rite Français – mais ce changement avait déjà été opéré par Marconis à partir de 1849 apparemment et semble avoir été assez généralement repris après lui. En revanche la disposition de chandeliers est bien celle des Rites Écossais du XVIIIème siècle (une variante du Rite Moderne) : nord-est, sud-est, sud-ouest. Mais c’est dans des détails plus discrets qu’une influence nouvelle se fait sentir : une chandelle apparait sur le plateau du Secrétaire, le Vénérable tient son épée pointe haute, le pommeau contre son plateau, certaines formules sont reprises dans l’invocation qui accompagne la chaine d’union. Il est facile de trouver la source de tous ces emprunts : c’est le RER !...

    Détenteur de tous les grades de ce système maçonnique d’inspiration chrétienne et d’esprit mystique, lié à la tradition martiniste du XVIIIème siècle à laquelle il était lui-même très attaché, Ambelain y avait puisé les éléments essentiels de sa régénération des rituels égyptiens des trois premiers grades, au risque de méconnaître que certains aspects des rituels du RER n’ont de sens que dans le cadre très particulier de la doctrine qui imprègne ce régime maçonnique. [2] Ces emprunts demeurent du reste de portée limitée, les détails des cérémonies de réception aux trois premiers grades reprenant par ailleurs le schéma assez classique du REAA et ignorant les nombreuses spécificités des rituels rectifiés. Seul « l’Autel du Naos », si caractéristique de nos jours des loges de Rite Égyptien, laisse encore persister un lien avec les plus anciens rituels, ceux de 1820 et de 1839.

    5. Le retour des grades égyptiens.

    La question des hauts grades n’avait guère préoccupé Robert Ambelain, hormis le fait qu’il avait composé, en combinant des filiations maçonniques et autres (martinistes, martinésistes, rosicruciennes et gnostiques), une impressionnante pyramide de voies initiatiques et de grades. Pour l’essentiel, l’échelle égyptienne se limitait aux grades classiques du REAA (9ème, 14ème, 18ème, 30ème, 33ème)[3], si l’on met à part le 90ème et le 95ème (souvent qualifiés de « grades hermétiques ») – ainsi que le 66ème, sporadiquement conféré selon la formule établie par Bricaud. Ce schéma demeure à ce jour celui des principales obédiences égyptiennes.

    C’est dire l’importance et la nouveauté considérable de la renaissance des grades spécifiquement égyptiens, survenue lors de la création en 1999 du Grand Ordre Égyptien du Grand Orient de France. S’appuyant sur l’échelle en 33 grades du Rite Primitif de Yarker, cette juridiction a procédé à une refonte majeure et à la réécriture soigneuse de quatre grades typiques de l’échelle égyptienne. Cette mutation constitue-t-elle un tournant majeur, appelé à influencer toute la communauté maçonnique égyptienne ? Seul l’avenir le dira. Système paradoxalement à la fois déjà ancien de près de deux siècles, et pourtant encore jeune, l’échelle des grades égyptiens connaîtra sans doute sur la forme comme sur le fond d’autres évolutions.

    Gageons que l’histoire des rituels égyptiens, que nous avons esquissée ici, est donc loin d’être achevée.



    [1] Rite ancien et primitif de Memphis-Misraïm. Cérémonies et rituels de la maçonnerie symbolique, présentés et commentés par Robert Ambelain, Paris, N. Bussière, 1967.

    [2] Cf. R. Dachez, J.M. Pétillot, Le Rite Ecossais Rectifié, « Que-sais-je ? » n° 3885, PUF, 2010.

    [3] Rappelons que la pratique du 4ème grade (Maître secret) comme grade d’entrée dans les hauts grades du REAA ne s’est généralisée en France qu’au cours des décennies récentes. La plupart des juridictions égyptiennes, qui en fait pratiquent le REAA, se sont généralement alignées sur cette position.

  • Quelques remarques sur les sources du grade d'apprenti du Rite Ecossais Rectifié (RER)

    La structure de la loge, dans le RER, respecte les standards qui correspondent à ce qu’on nommera plus tard, en France, le Rite français, c’est-à-dire ceux de la Grande Loge des Modernes de 1717 : les deux Surveillants de la loge sont à l’Occident, le Second Surveillant du côté la colonne des Apprentis, au nord, laquelle se nomme Jachin et le Premier Surveillant du côté de celle des Compagnons, au Sud, qui se nomme Boaz.

    Cependant dès 1775, époque des premiers rituels français de Stricte Observance Templière, plusieurs éléments très originaux ont fait leur entrée, et tout d’abord ce qu’on nomme les « symboles » du grade, c’est-à-dire des tableaux emblématiques, celui de premier grade représentant une « colonne brisée, encore ferme sur sa base », avec une devise, également propre à chaque grade : pour le premier il s’agit de « Adhuc stat »[1].

     

    Adhuc Stat.jpg

     

    Parmi les innovations introduites au Convent national tenu à Lyon en 1778, il faut notamment  retenir les « questions d’Ordre », qui préparent le candidat à la cérémonie, et les « maximes » délivrées à l’impétrant lors de ses voyages symboliques qu’il accomplit au cours de sa réception. Il faut surtout noter la disposition des chandeliers placés au centre de loge : elle adopte en effet le modèle dit « écossais » – nullement lié à l’Écosse, on le sait – qui fit sont apparition documentée dans le courant des années 1770, sans doute à partir de la filière de la Mère-Loge Saint-Jean d’Écosse de Marseille  et de la Vertu persécutée d’Avignon. Cette disposition rompt avec celle observée dans la tradition « Moderne-Française » - bien que la structure de la loge, comme celle de tous les Rites "écossais" en France au XVIIIème siècle demeure celle du "Rite Moderne". Si les sources n’en sont pas connues, elle a du moins incontestablement contribué à singulariser les loges du RER et c’était sans doute, avant toute préoccupation proprement symbolique, l’un des buts de cette modification de forme.

    Il faut rappeler, d’autre part, que le Convent des Gaules avait décidé, dès 1778, en vertu « d’une sage prudence »,  la suppression de toute mention des châtiments physiques du texte du serment de l’Apprenti (« avoir la gorge tranchée » si les secrets étaient trahis). Le Rite français, au Grand Orient, adoptera la même mesure en 1858 et la Grande Loge Unie d’Angleterre en 1986…

     A Wilhelmsbad, deux ajouts remarquables sont opérés : un protocole formel d’allumage des lumières est spécifié et des prières sont dites à l’ouverture et à la clôture de la loge, élément d’apparition tardive, on le voit, mais qui a fortement contribué à conférer aux rituels du RER le climat « religieux » qu’on leur a parfois, plus tard, reproché.

    Deux autres apports doivent encore être soulignés pour rendre compte de l’état final des rituels.

    En premier lieu une modification effectuée en 1785, sous l’influence des révélations de « l’Agent inconnu »[2] : le mot de passe de l’Apprenti, de « Tubalcaïn », fut changé en « Phaleg ». Ceci est resté une marque typique du RER, mais de peu de conséquence en fait. J'y reviendrai un jour.

    En second lieu, est c’est bien plus important, la « dernière révision » de 1788 a introduit, au cours de  la cérémonie de réception, « l’épreuve par les éléments » : le candidat est successivement confronté au feu, à l’eau et  à la terre.  Ce dernier point  permet d’évoquer en quelques mots les motivations probables de cette révision dont les plus hautes autorités du RER de l’époque n’eurent en fait jamais connaissance.

    Probablement conscient de l’échec de son entreprise, les décisions de Wilhelmsbad ayant, pour l’essentiel, été ignorées ou clairement rejetés par les loges allemandes, Willermoz eut sans doute le sentiment de se retrouver à peu près seul avec les siens. Plus de cinq ans après le Convent, il résolut de produire une version selon son cœur, au sein de laquelle il intégra toutes les significations de la doctrine coën appliquée à la maçonnerie. Les rituels de la dernière révision introduisent ainsi des séquences rituelles parfois explicitement empruntées à des rituels coëns : en nul endroit du RER l’inspiration martinésiste n’y apparaît avec autant de force et de netteté, bien qu’il n’y soit jamais explicitement fait référence.

    Ainsi de « l’épreuve par les éléments » : elle reprend le schéma cosmogonique proposé par de Martinès, qui tisse le monde matériel à l’aide de trois « principes spiritueux » donnant trois éléments – et non quatre, comme dans toute la tradition occidentale classique : le feu, la terre et l’eau. De même que le protocole d’allumage de la loge est réinterprété selon ce schéma cosmogonique – ouvrir la loge rectifiée c’est recréer le monde – , de même l’initiation d’un candidat jette symboliquement ce dernier, comme jadis le « Mineur spirituel » que fut Adam, dans une prison « temporelle » dont il devra travailler à se libérer un jour…

    C’est enfin dans ces rituels que sont introduites les vertus de chaque grade : le couple « Justice-Clémence » donne le ton au premier.

    Ainsi, dans son état le plus élaboré, la cérémonie d’initiation du RER, empruntant  des sources multiples et pas toujours documentées,  est à la fois riche de nombreuses virtualités symboliques et pourtant d’une grande simplicité de forme. Ce contraste est sans doute l’un de ses traits les plus saisissants et concerne en fait tous les rituels du Régime dans leur ensemble.  Si l’on excepte les significations subtiles empruntées à la cosmogonie martinésistes, que le candidat a en réalité peu de chances d’apercevoir tout d’abord, la cérémonie frappe au contraire par sa rigueur dépouillée, presque son austérité.

    Déambulant les yeux bandés autour de la loge, la pointe d’une épée nue sur son cœur, il peut méditer l’une des maximes de son grade : « L’homme est l’image immortelle de Dieu, mais qui pourra la reconnaître, s’il la défigure lui-même ? »



    [1] « Elle se tient encore debout ».

    [2]  J'aborderai un jour cet épisode singulier dans l'histoire du RER...