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Généralités - Page 41

  • L'initiation: définitions et problèmes (2)

     2. Le discours maçonnique sur l'initiation. - Face à tous ces apports des sciences humaines, le discours interne de la franc-maçonnerie à propos de l’initiation, tel qu’il est formulé notamment dans la littérature maçonnique – encore elle ! –, est le plus souvent d’une inquiétante pauvreté ou, quand il est plus subtil, d’une singulière distorsion. Il faut en effet y distinguer deux veines principales.

    La première, la plus navrante, est malheureusement la plus répandue. Elle tire ses références d’un discours élaboré au cours du XIXème siècle, très influencé par l’occultisme « fin de siècle », autour de ses pères fondateurs, Elpihas Lévi [1] et  Stanislas de Guaita [2], ainsi que de leurs épigones dont Papus [3] et Oswald Wirth [4] furent les plus connus. Il porte la marque d’une indigence philosophique impressionnante, d’une maîtrise à peu près inexistante de ses sources documentaires alléguées – comme la littérature hermético-kabbalistique du XVIème siècle –  et d’une confusion intellectuelle très datée, mêlant sans vergogne les ultimes échos d’une pensée magique venue de fort loin et les découvertes alors balbutiantes d’une science moderne encore incertaine : ses délires autour du magnétisme curatif ou d’une alchimie simpliste – en particulier chez Wirth – en sont les manifestations les plus caricaturales. Quelques décennies plus tard, portant ce mélange des genres et des savoirs au rang d’un des beaux-arts, le mouvement du New Age en assurera avec un indéniable succès commercial un relais efficace mais tout aussi intellectuellement inconsistant.


    Eliphas lévi, "Père de l'Occultisme" et franc-maçon si éphémère !

    La charge peut sembler sévère : elle est pourtant méritée et les effets constatés dans la vision de la « symbolique maçonnique » qui prévaut encore en France chez nombre de francs-maçons de nos jours, en est la meilleure preuve et la plus déplorable, à vrai dire. Cette médiocrité de vue, ce manque tragique de profondeur et cette pauvreté philosophique ont du reste beaucoup compté pour ternir gravement l’image de la franc-maçonnerie, aux yeux des cercles académiques et des milieux cultivés en France [5], surtout à une époque où elle était en outre engluée dans des combats  essentiellement politiques et fort peu « initiatiques ».

    Le drame est en fait la polysémie consternante qui s’attache à présent au mot « ésotérisme », pris d’une part comme une sorte de synonyme approximatif de l’initiation et du symbolisme, et d’autre part accolé à toutes les élucubrations finalement modernes qui, des éternels Templiers aux mystérieux Rose-Croix, en passant par les druides, les Druzes et les alchimistes, sans oublier la fameuse « science initiatique des bâtisseurs » sur fond de Nombre d’or, peuplent les rayons des libraires où la franc-maçonnerie voisine avec les boules de cristal et les OVNI, mais aussi, ce qui est plus grave, inspirent les « planches » qu’on entend trop souvent dans les loges de toutes les obédiences…

    Cela veut-il dire que tout soit à rejeter, indistinctement, dans ces exégèses souvent laborieuses ? Non, certes. Il y a ainsi quelques belles pages, élégantes et parfois mêmes touchantes chez Oswald Wirth, notamment [6]. La dimension humaine de l’initiation, l’effort sincère de libération morale et spirituelle dont elle peut témoigner, y sont parfois évoqués avec justesse. Mais le cruel défaut de toute base philosophique sérieuse qui donnerait consistance au discours, l’absence à peu près complète de perspective dans l’histoire des idées, l’étroite étanchéité d’une « pensée maçonnique » présentée comme un monde en soi, sans connexion avec les sciences humaines et ne reposant en fait sur aucune connaissance tant soit peu crédible de ses sources prétendues, rendent ces tentatives sans doute sympathiques mais tragiquement limitées.

    Il est cependant une autre veine du discours maçonnique relatif à l’initiation qui, au cours des cinquante dernières années, a connu une faveur grandissante auprès des francs-maçons. C’est celle que l’on trouve dans l’œuvre de René Guénon.


    René Guénon : un "héritage" maçonnique sous bénéfice d'inventaire...

     

    On a pu dire que son œuvre était « essentielle à l’intelligence du présent et de l’avenir » [7] mais cette affirmation, sans nuance et sa réplique, ne fait pas l’unanimité. Il n’est pas question d’envisager ici dans son ensemble une œuvre complexe, riche, foisonnante, dont l’approche est de toute façon recommandée et même indispensable à divers égards, pour quiconque s’intéresse à la notion de tradition et souhaite en éclairer son parcours maçonnique, notamment. Les écrits de Guénon dépassent de loin la seule franc-maçonnerie, son audience, justifiée par une envergure intellectuelle réelle, a franchi depuis longtemps les limites de la France et demeure appréciable plus d’un demi-siècle après sa mort, et sa pensée apparaît aujourd’hui volontiers comme  la seule base possible d’un discours spécifiquement maçonnique sur l’initiation. Il est certain que ses études sur ce sujet, réunies en deux précieux volumes [8], doivent être lues et méditées comme elles le méritent.

    Toutefois, même si l’on fait la part de l’excès – voire de la caricature – dans les dithyrambes de certains de ses continuateurs ou de ses disciples proclamés, certains des présupposés implicites de la théorie guénonienne de l’initiation soulèvent de réelles difficultés ou font au moins débat. Lui-même n’a pas clairement levé les ambigüités qui peuvent naître – et qui sont brièvement envisagées un peu plus loin – entre la voie initiatique et la voie religieuse notamment. En tout cas, sa définition de la franc-maçonnerie comme la seule voie encore vivante d’un possible ésotérisme du christianisme, et sa thèse selon laquelle le rattachement concomitant à un « exotérisme traditionnel » est alors nécessaire et ne peut, en l’occurrence, s’accomplir que dans le catholicisme, tout cela semble aujourd’hui à la fois abusif, contestable et terriblement daté.

    En un mot, pour un franc-maçon « de tradition » (voilà encore une expression profondément équivoque, dont on use et abuse, et sur laquelle il faudra revenir !), la pensée de Guénon peut mener sinon à tout du moins fort loin, mais à condition d’en sortir [9]

    3. Une expérience humaine. – Il reste que, au-delà des ces débats un peu théoriques, l’initiation maçonnique est pour la plupart des francs-maçons une expérience, un des aspects de leur vie. Elle se distingue d’une simple adhésion à une philosophie quelconque, va au-delà du seul débat intellectuel, et n’est pas non plus de l’ordre d’un engagement religieux. Toutefois, sur ces points, des équivoques subsistent et doivent être soulignées.

    S’agissant de l’aspect religieux, le risque d’une confusion quelconque est naturellement inexistant si l’on s’inscrit dans une certaine mouvance maçonnique française, à la fois laïque et souvent encore plutôt anticléricale, profondément agnostique voire athée militante mais il faut aussi mesurer que, dans une approche comme celle de la Loge Nationale Française (LNF), par exemple, qui accueille sans réticence les fondements chrétiens de la tradition maçonnique, la frontière entre la pratique maçonnique et la pratique religieuse proprement dite peu parfois être floue.

    La franc-maçonnerie anglaise, laquelle insiste pourtant avec force sur la nécessité pour tout franc-maçon de croire en Dieu, n’a jamais cessé de proclamer avec la même vigueur qu’elle n’est pas  et ne doit pas être « une religion ni un substitut de religion ». Une telle affirmation ne relève évidemment pas de l’hostilité envers la religion mais elle témoigne d’une possible confusion contre laquelle elle met précisément en garde. Du reste, les adversaires anglais de la franc-maçonnerie, au sein de diverses Eglises, n’ont pas manqué de la pointer : « Qu’est-ce qu’une institution où l’on dit des prières, où l’entretient des autels pour y prêter serment et ou l’on pratique des rituels ? » demandent-ils en substance.  Cela ne ressemble-t-il pas, en effet, à un culte ?


    Il est théoriquement facile de montrer en quoi la franc-maçonnerie n’est pas une religion : elle n’a pas de théologie, elle ne dispense pas de sacrements et ne promet pas le salut des âmes. Toutefois, en pratique, la question est plus complexe.

    Paradoxalement, dans une franc-maçonnerie qui affirme que certaines positions religieuses sont fondamentales – la croyance en Dieu et une adhésion globale à la tradition judéo-chrétienne, tant spirituelle et morale que scripturaire, pour aller à l’essentiel –, les domaines de l’initiation et de la religion, connexes et mutuellement éclairés, sont finalement bien distincts. En revanche, c’est dans un contexte culturel plus ou moins sécularisé, sinon fortement laïcisé, comme celui de la France depuis plus d’un siècle, que les problèmes sont les plus redoutables. On n’évoque pas ici le conflit possible – et même avéré – entre les deux mais au contraire, et d’une façon souvent implicite, subreptice et subtile, la mutation insensible de l’engagement et de la pratique maçonniques en une sorte de religion substituée qui ne dit pas son nom et ne s’avoue pas à elle-même.

    Il est en effet peu douteux que pour un certain nombre de francs-maçons réputés « ritualistes », « spiritualistes » ou encore « symbolistes » par ceux qui ne partagent pas cette tendance, la maçonnerie fournit aisément un cadre moral et rituel qui s’apparente incontestablement à une sorte de religion personnelle. Et même pour les autres, du reste, bien que laïques et « adogmatiques », leur attachement persistant aux coutumes et aux rites, au décorum et au vocabulaire, en un mot au monde culturel de la franc-maçonnerie, ne laisse d’interroger. Certains auteurs  –  comme B. Etienne, lui-même franc-maçon et spécialiste estimé du fait religieux – n’ont pas craint de l’affirmer haut et fort en écrivant par exemple que  si la franc-maçonnerie « fait usage de symboles, de rites et de mythes » [10] qu’elle articule et met en œuvre, elle adopte du même coup certains traits d’une communauté religieuse, notamment par la fonction de reliance (religio, religare = relier) qu’elle exerce ainsi dans le domaine moral et spirituel sur tous ceux qui s’y reconnaissent.

    Comment, en fin de compte, qualifier et situer l’initiation maçonnique dans la vie de l’esprit, de la psyché, de l’âme ? Quel but lui assigner ? Quel statut lui accorder ? Quel accomplissement en attendre ?

    Plutôt que de répondre à ces questions redoutables – parce que trop simples –, il est peut-être préférable, du moins dans un premier temps, de s’en tenir à un point de vue plus modestement phénoménologique et de répondre à l’interrogation suivante : comment la franc-maçonnerie  « fonctionne-elle » ?

    En dehors des cérémonies où se transmet théoriquement – ou potentiellement – l’initiation, et qui sont des moments de la vie maçonnique, dans la durée plus longue, une loge est classiquement aussi appelée un « atelier ». C’est donc là que s’accomplit l’œuvre maçonnique. Et celle-ci est avant tout le produit d’un travail conduit selon une certaine méthode.



    [1 ] Dogme et rituel de haute magie (18xx).

    [2] Clé de la magie noire (1897)

    [3] Traité méthodique de science occulte (1891)

    [4] Les Mystères de l’Art Royal (1932), La franc-maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes, 3 vol. (à partir de 1894).

    [5] Alors qu’aux siècles précédents, ils en constituaient l’élite.

    [6] On pourrait en dire autant de certains auteurs secondaires, comme Edouard Plantagenêt par exemple, aujourd’hui injustement oublié (Causeries initiatiques, 3 vol. 1929-1931). On préfèrera, en revanche, oublier J. Boucher...

    [7] J. Baylot,  « Guénon Maçon ? », Planète Plus, 15, 1970, p. 121-123.

    [8] Etudes sur la franc-maçonnerie et le compagnonnage, 2 vol., Paris, 1964-1965.

    [9] Pour une lecture à la fois compréhensive et critique de la somme guénonienne, la meilleure introduction récente semble être le précieux petit livre de J.-P. Laurant, René Guénon, les enjeux d‘une lecture, Paris, 2006.  On peut y ajouter la belle et malicieuse préface de R. Amadou à la réédition d’un des ouvrages majeurs de R. Guénon, Le symbolisme de la Croix, Paris, 10/18, 1970. Pour un accès plus en profondeur, on ne peut que recommander le Dictionnaire de René Guénon, J.-M. Vivenza, 2002 et, du même auteur - ce qui peut surprendre en raison de sa verve critique -, l'impitoyable et stimulant René Guénon et le Rite Ecossais Rectifié, Cannes, 2007.

    [10] Cf. notamment son très utile ouvrage L’initiation, Paris, 2002, dont la lecture, agréable et enrichissante, devrait s’imposer à tous, même si on peut ne pas en partager toutes les thèses.

  • L'initiation : définition et problèmes (1)

    La nature même de l’institution maçonnique a toujours été ambiguë aux yeux du public – et parfois à ceux des maçons eux-mêmes : club philosophique, communauté fraternelle, lobby politique ou simple réseau, la franc-maçonnerie a reçu, au cours de sa déjà longue histoire, des identités variées et d’apparences contradictoires, sans qu’aucune d’entre elles puisse être considérée comme exhaustive ni tenue pour totalement erronée.

    Il  reste que, pour la plupart des Frères, la franc-maçonnerie peut et doit se définir notamment, sinon avant tout, comme un Ordre initiatique. Cette unanimité est réconfortante mais ne fait qu’introduire à un problème redoutable. Qu’est-ce, en effet, que l’initiation ?

    1. La réponse de l’anthropologie culturelle. – Il y a communément deux types de discours sur la nature et le contenu de l’initiation. D’abord celui des « initiés» (de préférence « grands ») – ou de ceux qui se présentent comme tels et pensent très souvent l’être: nous n’en dirons rien car les considérations qu’ils avancent pèchent souvent par la fréquente approximation de leurs fondements philosophiques et surtout parce que, habituellement très imprégnées de psittacisme guénonien [1], elles ignorent toute distanciation par rapport au phénomène dont elles veulent rendre compte en s’exprimant, à l’instar du maître qui les guide, non sur le ton de l’opinion qui se propose mais sur celui de la vérité qui s’énonce, impériale et sans réplique. Ce qu’il est convenu d’appeler la « littérature maçonnique » s’en inspire malheureusement ad nauseam.

     

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    Mais il est pourtant un autre regard dont les initiés « curieux » peuvent faire le plus grand profit : c’est celui des « phénoménologues » de l’initiation, entendons par là celui des sociologues, des anthropologues, des psychologues. Pour ces derniers il y a un fait de l’initiation et, grâce à la distance critique qu’ils ont établie et s’efforcent de maintenir entre eux-mêmes et l’objet de leur étude, il est possible de parler du dehors mais cependant avec pertinence – ou éventuellement « impertinence » – et surtout avec détachement, du « fait initiatique ». On mesure alors à quel point celui-ci est, avant toute chose, étonnamment normé et finalement assez invariant, mais aussi universellement répandu dans le temps et l’espace – bien au-delà de la maçonnerie, cela va sans dire, et de ce qui l’environne immédiatement, historiquement et philosophiquement.

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    Pourquoi faut-il être initié ?

    Les acquits les plus intéressants sont ceux de l’anthropologie culturelle, depuis environ un siècle. Le lieu n’est pas ici de les exposer en détail mais d’en rappeler quelques conclusions essentielles à titre de simple résumé, ou pour suggérer une direction de travail, en convoquant les synthèses d’auteurs récents comme Mircea Eliade, Jean Cazeneuve ou encore  Roger Bastide, pour ne nous en tenir qu’à ceux dont les travaux ont été publiés en français et sont aisément accessibles, sans oublier les apports éclairants des études structuralistes, dans la lignée de Lévi-Strauss, et ceux de la psychologie des profondeurs, de Freud à Jung. On admettra donc qu’ici un raccourci de quelques lignes simplifie hardiment – mais du moins sans la trahir – une problématique en réalité très riche, très complexe et par là même très passionnante.

    A travers toute l’expérience des sociétés archaïques ou « premières » – que jadis oneliade5.jpg qualifiait de « primitives » –, Eliade propose de définir l’initiation en général comme « une mutation ontologique du régime existentiel » [2]. A la fois destinée à chaque individu – du moins pour certaines d’entre elles – mais ne se concevant néanmoins que dans un cadre collectif ou social qui la formate et la justifie, l’initiation ainsi entendue se présente historiquement sous trois formes principales :

    -  L’initiation tribale, qui est essentiellement un ensemble de « rites de passage » balisant certaines étapes remarquables de la vie humaine : puberté, accès au monde des adultes, découverte de la sexualité, de la génération, des origines du monde et des sociétés humaines ;

    -  L’initiation dite religieuse – ou de confrérie –, nullement obligatoire, structurée en sociétés plus ou moins secrètes, et qui suppose un engagement particulier et plus personnel mais sur des thématiques finalement assez proches de celles de la précédente ;

    -  L’initiation magique – ou chamanique –, strictement individuelle, exceptionnelle et pas nécessairement choisie, instituant dans le corps social des intermédiaires qualifiés, chargés de missions particulières – de prophétie, de  divination ou de guérison par exemple.

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    Du chamanisme à la maçonnerie ?

    L’initiation tribale a été la plus étudiée sur tous les continents – parce qu’elle présente à la fois un caractère obligatoire et plus visible, s’adressant à tous et comportant des étapes publiques – et on y a reconnu, partout et en tous temps, de l’Australie à l’Afrique sub-saharienne en passant par l’Océanie ou l’Amérique précolombienne, des traits singulièrement redondants. Ainsi, les rites initiatiques comprennent toujours une phase de séparation et de rupture par rapport au monde « ordinaire » de l’existence précédente, avec des séquences évoquant sinon la mort du moins la regressio ad uterum, soit la vie avant la vie, conduisant logiquement à une re-naissance ; des rites « de marge » où des sévices, réels ou figurés, des mutilations physiques ou symboliques, signifient la transmutation qui s’opère chez le néophyte ; des rites d’agrégation enfin, c’est-à-dire de retour à un nouveau monde sous un nouveau statut, marqué par un nouveau vêtement, un nouveau nom, etc. D’autre part, presque toujours, ou au moins dans l’une des étapes à franchir si l’initiation – comme celles de confrérie –  comprend plusieurs volets, l’initié a dû « vaincre le monstre », subir des épreuves et mener des combats qui l’ont conduit à proximité des Anciens, au contact d’objets ou de symboles se référant à un récit des origines, à la naissance du monde et/ou de la race humaine : ainsi le rite rejoint le mythe qu’il illustre et réactualise – puisque tout mythe est, par nature, un récit intemporel de fondation situé non pas spécifiquement dans une époque lointainement reculée mais, plus précisément, dans une autre dimension du temps, ce que l’on nomme, chez les anciens Australiens par exemple, le « temps du rêve »...

    les-rites-et-la-condition-humaine-d-apres-des-documents-ethnographiques-de-jean-cazeneuve-941620998_ML.jpgOn le voit donc, qu’elle procède d’une nécessité sociale imposée à tous, comme l’initiation tribale, qu’elle relève d’un choix mystique ou religieux plus personnel comme l’initiation de confrérie – dont se rapprocherait le plus la franc-maçonnerie –, ou qu’elle corresponde enfin à une sorte d’élection par les Dieux ou les Anciens que son « bénéficiaire » n’a pas nécessairement désirée, l’initiation apparait ainsi comme une des institutions les plus constantes des communautés humaines quand il s’agit, pour les êtres qui les composent – hommes ou femmes – de mieux comprendre le sens de leur existence dans la collectivité, de leur place dans le monde, de leur destin personnel. Véritable invariant anthropologique, elle s’inscrit, plus largement, dans le débat de la raison qui s’interroge sur l’ordre des choses et de l’inquiétude – ou de la préoccupation – religieuse qui questionne l’opposition – ou la dialectique – du sacré et du profane.

    Incessamment reformulée – dans un schéma structuraliste où les détails variables du contenu n’affectent pas le sens fondamental mais au contraire l’expriment dans son inéluctable et constante richesse – la langue mythique de l’initiation s’adresse aussi aux instances les plus profondes de la psyché humaine qu’elle interpelle au-delà du discours de la claire conscience, véhiculant peut-être, s’il faut suivre Jung, des archétypes, c’est-à-dire des symboles fondamentaux qui peuplent l’inconscient collectif de l’espèce humaine et contribuent peut-être en partie à fonder son unité. [3] (à suivre)



    [1] Expression légèrement polémique, due à plume redoutable de Robert Amadou.

    [2] On préfèrera cette définition purement phénoménologique mais au moins assez claire, à celle de Guénon qui est à la fois délibérément mystérieuse et cependant dotée d’une prétention étiologique, c’est-à-dire finalement obscure et arbitraire : « La réception rituelle d’une influence spirituelle d’origine non humaine » – mais qu’est-ce qu’une « influence spirituelle » et qu’est-ce qu’une « origine non humaine » ?... (Cf. R. Guénon, Aperçus sur l’initiation, Paris, 19xx ; Initiation et réalisation spirituelle, Paris, 19xx)

    [3] Sur ce dernier aspect, voir le brillant et provocant essai de Jean-Luc Maxence, Jung est l’avenir de la franc-maçonnerie, Véga, 2009.

  • La guerre des Rites - Une fatalité françaie ?

    L’expression en elle-même est choquante : la réalité qu’elle tente de décrire ne l’est pas moins. Au regard de l’idéal maçonnique, en effet, la simple notion d’un affrontement possible entre des courants « initiatiques », pour assurer à l’un d’entre eux on ne sait quelle suprématie, apparaît à la fois dérisoire et navrante. Mais le plus grand risque que courent les institutions sociales, quelles qu’elles soient, est de ne pas affronter leurs « vieux démons » : c’est en effet le meilleur moyen de les voir prospérer…


    Première fomulation "officielle" du Rite Français (1786-1801)

    Les Rites maçonniques sont d’une part des structures administratives, des « Puissances » et des « Juridictions », pour employer les termes dont elles se parent elles-mêmes – et donc des organisations « humaines, trop humaines ». D’autre part, selon l’échelle des grades qui définit chacun d’entre eux et les rituels qu’ils mettent en œuvre, ces Rites portent l’accent sur une certaine sensibilité maçonnique et font en, quelque sorte, des « choix » philosophiques et spirituels dans la grande nébuleuse, si foisonnante et si variée, de la tradition textuelle de la franc-maçonnerie.

    Or, bien (trop) souvent, ces différences et ces nuances, qui pourraient n’être exploitées que pour mieux faire saisir la profonde richesse et les innombrables virtualités de l’univers maçonnique, ont été envisagées comme des moyens de concurrence voire des motifs de querelles entre les différents Rites, et surtout comme des occasions de conflits entre leurs représentants les plus éminents.

    Si l’on met d’emblée à part l’aspect purement politique de ces affrontements visant à conduire au « premier rang » –  mais dans quel ordre de réalité, au juste ? – l’une ou l’autre des « Puissances » en jeu, le fond du problème est la mise en compétition – absurde par principe – de plusieurs approches différenciées de la pratique maçonnique. La question finale est alors la suivante : « Existe-t-il un Rite meilleur que les autres, plus vrai, plus profond, plus fondamental ? »

    Un premier point mérite d’être évoqué pour liquider une équivoque. Trop souvent, un Rite est perçu dans un contexte obédientiel, avec sa culture, son histoire, ses spécificités organisationnelles. De sorte que le jugement critique ou franchement négatif qui est alors porté sur les « autres » Rites, ou sur une autre pratique du même Rite, renvoie finalement à une sorte de « fierté » obédientielle – parfaitement hors de propos – et non pas au fond du Rite lui-même : en fait, on se trompe d’objectif et de référence. Ajoutons que, dans beaucoup de cas, cette incompréhension générale est alimentée par une solide ignorance des antécédents historiques, des sources intellectuelles et de l’état originel du Rite en question…

    Le vrai questionnement pourrait cependant être d’une nature plus intéressante : où est le « Rite originel » ? En vérité, il semble bien que cette question n’ait tout simplement pas de réponse.

    Quoi qu’il en soit, la Loge Nationale Française (LNF) a formulé dès sa fondation – en partie due à cette guerre des Rites dans d‘autres milieux obédientiels – sa façon d’envisager ce problème. Dans la Charte de la maçonnerie traditionnelle libre, adopte en 1969, le Titre IX  l’énonce sans ambiguïté : 

    « Les Maçons Traditionnels Libres constatent que le pluralisme des rites est désormais une réalité maçonnique qui doit être admise. Ils affirment qu’à travers ce pluralisme des rites une recherche initiatique méthodique et prudente doit permettre de retrouver l’essence traditionnelle de la Maçonnerie. Les rites ne s’excluent pas, ils se complètent. Ils doivent cependant conserver tous leur plus grande pureté ainsi que leurs traditions et usages propres. Un Maçon peut pratiquer plusieurs rites mais il faut dans ce cas qu’il s’abstienne soigneusement de les mêler par ignorance ou par un désir irréfléchi de bien faire.

    Les Maçons Traditionnels Libres font choix à ce jour de trois rites :

    • Le Rite Français Traditionnel (Rite Moderne Français Rétabli, issu de la Grande Loge de 1717).
    • Le Rite Écossais Rectifié (issu en 1778 et 1782 de la Stricte Observance).
    • Le Rite Anglais Style " Émulation " (issu en Angleterre de l’Union de 1813).

    Ils estiment que la réunion de ces trois systèmes, égaux en intérêt et en valeur initiatique, a de fortes chances de rassembler la quasi totalité de la tradition maçonnique et que tous les autres systèmes sont composés des mêmes éléments, parfois avec moins de cohérence. »

    La formulation est claire, elle se suffit à elle-même, et la pratique constante de la LNF lui a donné tout son sens depuis l’origine : il n’existe au sein de la LNF aucun Rite privilégié, aucun n’est déclaré supérieur ou plus important qu’un autre, nul n’est désigné comme une voie préférable dans le cheminement maçonnique et, naturellement, aucun des trois Rite de la Fédération n’a de prétention à être l’exclusif détenteur des « secrets les plus intéressants » [1]. On ne compare entre eux ces Rites ni pour les classer, ni pour les confronter, et certainement pas pour les opposer : la métaphore de la lumière blanche dispersée en raies spectrales est ici « éclairante », si l’on peut dire.  C’est à une sorte de synthèse, au contraire, qu’on aspire, mais pas à n’importe quelle synthèse, et pas à n’importe quel prix. Ce dernier point doit aussi être souligné.

    Tableau généalogique des Grands Prieurés du RER en France

    depuis le XVIIIème siècle

    Synthèse n’est pas syncrétisme, on le sait. A l’époque contemporaine, souvent avec la meilleure intention du monde, des essais de construction d’un Rite maçonnique unique rassemblant les éléments jugés les plus forts, les plus riches ou les plus marquants de tous les Rites connus, ont été parfois tentés, avec plus ou moins de bonheur, de méthode et de savoir [2]. Il ne nous appartient pas de juger des résultats obtenus et moins encore de méconnaitre le réel profit qu’on pu en retirer des francs-maçons sincères. Il reste que ce n’est pas la voie choisie par les fondateurs de la LNF – qui furent pourtant des érudits maçonniques –  et pas davantage par leurs successeurs. Le lieu n’est pas ici d’examiner en détail le sujet mais on peut, en étudiant l’histoire des Rites et des rituels, suggérer avec assez de vraisemblance qu’il fut, en ce domaine, une époque féconde et fondatrice – principalement au XVIIIème siècle –  où les « fondamentaux rituels » de la franc-maçonnerie ont été posés, sur un terrain alors vierge ou encore peu occupé, et que l’intention initiale qui a présidé à ces élaborations anciennes était assez claire dans l’esprit des concepteurs [3] pour qu’une certaine cohérence ait été garantie. C’est cette cohérence d’origine qu’il s’agit de préserver : le meilleur moyen pour y parvenir, le plus simple en tout cas, est de ne pas réécrire inconsidérément les textes.

    Une telle option a cependant des conséquences pratiques dont il faut être conscient. La première est que l’on trouvera, au détour de nombreux rituels, des formulations, voire des affirmations, qui pourront susciter de nos jours une certaine réserve voire une réelle hostilité car, en de nombreux domaines et notamment ceux touchant aux conceptions éthiques et à la morale sociale, les conceptions ont parfois beaucoup évolué. D’une façon générale, au lieu de procéder par facilité à la « correction » du texte, il faudra toujours s’efforcer de le contextualiser et donc, nécessairement, de le relativiser parfois. Ce travail, qui conduit inévitablement à une certaine distance critique, a le double avantage de rappeler que les textes maçonniques – même si on a décidé de ne pas « y toucher » – ne sont en rien des texte sacrés mais des œuvres humaines et, d’autre part, de souligner que la franc-maçonnerie dans son ensemble ne peut être réellement appréhendée et comprise sans contresens majeur que si on rapporte ses structures et ses enseignements essentiels aux idées et aux conceptions qui prévalaient à l’époque de sa création. Travail sans doute un peu exigeant mais qui protégera aussi le franc-maçon sincère et sérieux, comme la LNF voudrait en former, contre la tentation du « délire symbolico-maniaque » que l’on rencontre si souvent en maçonnerie.


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    Grand Temple de la GLUA, à Londres

     

    Mais alors, où se situe la possible unité des Rites et comment pourrait-elle se formuler ? Il semble qu’on touche ici à l’un des aspects du fameux « secret maçonnique ». La franc-maçonnerie offre à ses adeptes une méthode, des emblèmes et des allégories, des textes d’instruction et un cheminement symboliquement balisé par des grades. Il appartient à chacun d’en faire son profit – ou de n’en faire aucun, ce qui n’est pas très grave. Et si, d’aventure, un franc-maçon ayant parcouru divers systèmes maçonniques y parvient, c’est encore dans le secret de son cœur, au fond de lui-même, qu’une éventuelle synthèse pourra s’opérer et que, du même coup, se révéleront à lui les significations qu’il pourra juger vraiment fondamentales dans la démarche maçonnique, tous Rites confondus. Ajoutons, pour tout compliquer – ou pour tout simplifier, comme on le voudra  – qu’un tel but peut sans aucun doute être atteint en ne s’attachant qu’à un seul Rite ! Nos Frères anglais ont depuis longtemps résolu ce problème en pratiquant tous indistinctement en loge bleue le même Rite - à des variantes infimes près -, que nous appelons (mal !) le "Rite" Emulation...réservant pour les hauts grades (Side Degrees), une variété de formes et une diversité d'inspiration dont on n'a pas vraiment idée en France...

    L’essentiel est de rester à l’écoute, de ne sous-estimer personne, de juger moins encore, et de faire son travail. Avec le temps, si l’on sait être constant et sincère, le reste sera donné par surcroît…



    [1] Pour reprendre une expression plaisante, fréquemment rencontrée dans divers rituels maçonniques au XVIIIème siècle…

    [2] Pour parler en termes concrets, on peut mentionner le Rite Opératif de Salomon, né au Grand Orient de France (loge Les hommes) et pratiqué au sein de l’OITAR, nous l’avons dit, mais aussi les diverses formes du Rite de Memphis-Misraïm pour les grades bleus, considérablement remaniés par Robert Ambelain dans les années 1960, en empruntant à des Rites divers et s’éloignant ainsi des sources textuelles du Rite au XIXème siècle.

    [3] Même si, précisément de nos jours, elle ne nous apparaît plus nécessairement dans toute sa force…