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Histoire - Page 23

  • Franc-maçonnerie et Religion : quelques rappels historiques (2)

    3. Laïcité et franc-maçonnerie : qu’est-ce à dire ? Les rapports étroits qui paraissent s’être noués, en France, entre la franc-maçonnerie – ou du moins une faction importante de l’institution maçonnique – et la doctrine laïque, sont cependant bien réels mais demandent à être précisés et éclairés, eux aussi, de leur contexte historique d’origine.

    Il convient tout d’abord de lever une équivoque. Faire de James Anderson, en 1723, le précurseur de la laïcité à la française et voir dans le fameux Titre Ier « Concernant Dieu et la Religion » –  lequel évoque « cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord, laissant à chacun des propres opinons » –, le premier manifeste d’un agnosticisme maçonnique, serait commettre un flagrant anachronisme et cette interprétation ne peut en aucun cas être retenu. Si Désaguliers était certainement latitudinaire et n’a pas laissé d’œuvre théologique, il n’en fut pas moins un membre parfaitement respectueux de l’Eglise d’Angleterre. Quant à Anderson, pasteur presbytérien, il fut l’auteur de textes très virulents contre les « antitrinitaires ». Les supposer l’un et l’autre  sympathisants d’une cause « laïque », au sens que ce mot pourra revêtir en France à la fin du XIXème siècle,  n’aurait proprement aucun sens.

    Rappelons enfin que le texte cité à l’instant mentionne explicitement « les confessions et dénominations qui aident à distinguer [les hommes] ». Or, ces mots ne sont pas quelconques et, par « confession » (angl. confession), il faut ici entendre précisément « croyances professées par un groupe religieux » [1], tandis que l’anglicisme « dénomination » (angl. denomination) ne réfère pas à une vague « manière de s’appeler » mais  ne peut en l’occurrence se traduire que par « église ou communauté religieuse à laquelle on appartient » [2]. En d’autres termes, il ne faut surtout pas oublier que si la plus grande liberté religieuse est ici clairement prônée, dans l’Angleterre du XVIIIème siècle – et dans une large mesure dans tout le monde anglo-saxon de nos jours encore – l’appartenance religieuse est envisagée comme l’une des composantes incontournables de l’identité sociale.

    La notion de laïcité, qui va occuper jusqu’à nos jours, une place si grande dans le discours maçonnique français, est précisément liée à l’histoire politique et religieuse de la France au XIXème siècle, soit dans un tout autre monde que celui qu’on vient d’évoquer.

    En régime de révocation jusqu’à la Révolution,  la France va connaître à partir de 1791 un conflit avec l’Église catholique (Constitution civile du clergé) qui ne s’éteindra pas malgré la conclusion du Concordat en 1801, et moins encore avec la Restauration. Dans le courant du XIXème siècle, l’Église catholique, arc-boutée sur une vision ultramontaine et politiquement réactionnaire, clairement « revancharde » à l’égard de la Révolution, va soutenir indéfectiblement, en France et en Europe en général, tous les gouvernements autoritaires pour peu qu’ils lui fassent allégeance. Ainsi, presque mécaniquement, tous les hommes qui, en France, aspireront à davantage de liberté politique, voyant dans les convulsions inabouties de 1830 ou de 1848 autant d’espoirs déçus d‘établir un régime démocratique sur le modèle en vigueur en Angleterre depuis alors presque 150 ans, trouveront aussi sur leur chemin l’Église catholique.

    Les loges, initialement conformistes et peuplées depuis le Premier Empire de bourgeois pacifiques et partisans de l’ordre établi, vont apparaître peu à peu non seulement comme le refuge naturel des partisans du libéralisme politique, nous le reverrons plus loin, mais aussi comme celui des opposants aux prétentions de l’Église à régir l’ordre politique, en un mot contre ce qu’il sera désormais convenu de nommer le « cléricalisme ». Cette situation, typiquement française mais qui s’observera aussi en Italie, autre grande nation catholique, justifiera du reste, dès le milieu des années 1800, la reprise des condamnations du Vatican à l’égard de la franc-maçonnerie. Après un silence relatif depuis 1751 – bulle Providas, la dernière dirigée contre la franc-maçonnerie au XVIIIe siècle –, les condamnations vont alors tomber en rafales ...



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    Une image impensable en Angleterre à la même époque !


    Un tel conflit ne pouvait se conclure  l’avantage de l’Église. Dans le dernier quart du XIXème siècle, l’établissement de la liberté politique en France – c’est-à-dire de la République, véritable Graal de tous les libéraux – apparaîtra naturellement indissociable de la séparation de l’Église et de l’État ou, plus précisément, de la mise en tutelle de l’Église, désormais théoriquement privée de toute influence politique et de tout rôle dans l’État.

    Ce conflit historique, aux méthodes parfois violentes et peu élégantes de part et d’autre [3], a fini par se résoudre pour mettre un terme à la « guerre des deux France » et établir un consensus autour de la laïcité à la française – aujourd’hui même officiellement louée par les autorités catholiques, du moins celles de l’Église de France [4].



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    La réponse du "berger à la bergère"...


    En résumé : la franc-maçonnerie, de souche protestante, a mis en œuvre la liberté religieuse en pays protestant - en Grande-Bretagne, elles s'est ainsi parfaitement intégrée à l'establishment politique et religieux. En pays catholique, c’est-à-dire en terre hostile, elle a en revanche contribué à introduire le concept de laïcité. On mesure sans peine la difficulté que l’on peut avoir à en saisir le sens profond ailleurs qu’en France – et c’est pourquoi cette notion même est peu partagée en Europe et le mot qui l’exprime pratiquement intraduisible, en anglais notamment !

    On peut aussi comprendre que, de nos jours encore, dans notre pays, la franc-maçonnerie soit partagée entre ces deux orientations historiques, pourtant toutes deux liées à des valeurs indéniablement communes : l’esprit de libre examen et le respect de l’autonomie du sujet.  (à suivre)



    [1] Dans la pure tradition protestante de la Confession d’Augsbourg ou de la Confession de la Rochelle, par exemple, qui ont chacune la valeur d’un credo et sont des déclarations de « vérités à croire ». Cf. Merriam-Webster Dictionary, par exemple: « Confession: […] 3: an organized religious body having a common creed. »

    [2] Id. « Denomination: […] 4: a religious organization whose congregations are united in their adherence to its beliefs and practices. » La définition est sans équivoque…

    [3] Il suffit pour s’en convaincre de consulter la presse catholique, d’une part, et la presse anticléricale de l’époque, d’autre part…

    [4] Alors que la loi de séparation fut accueillie, en 1905, par une violente encyclique de rejet,  intitulée : « Vehementer nos ». Si l’Eglise catholique,  à son sommet, a aujourd’hui changé de ton, il n’est cependant pas certain, à lire certaines déclarations récentes, qu’elle ait pour autant changé de point de vue…

  • Tracer le tableau de loge ?

    On entend par « tableau de loge » ou « tapis de loge », le tracé symbolique qui, dans la plupart des Rites, est placé au centre de loge et change de composition selon le grade auquel la loge travaille. Cela, en anglais se dit « tracing board ». Cette dernière expression pourrait également se traduire par « planche tracée » mais aussi et surtout « planche à tracer » – ce qui, dans le cadre maçonnique français, renvoie à tout autre chose [1], et permet une fois de plus de souligner les pièges de la traduction de l’anglais maçonnique au français maçonnique…

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    Tableau de la Loge d'Apprentif-Compagnon (1744)


    Il reste que l’origine des tracing boards est complexe. Rien n’indique, bien sûr, que pendant la période opérative il y ait eu quoi que ce fût de comparable dans les ateliers de travail qu’étaient les loges de chantier. Dans beaucoup de cas, comme à York où la trace en demeure, la loge était adjacente à la chambre du trait (tracing house) sur le sol de laquelle on traçait les épures et les gabarits. Le souvenir de cet usage peut expliquer aussi que les tapis de loge reposent le plus souvent sur une sorte de damier de cases noires et blanches, le « pavé mosaïque » (mosaic pavement), dénomination elle-même énigmatique et dont la signification a donné lieu à des interprétations diverses. De même, en Ecosse, dont nous viennent les plus anciens rituels maçonniques connus à ce jour (1696-1715), il ne semble pas y avoir eu de tableau au centre de la loge. Ces dernier n’apparaît et ne nous est iconographiquement connu que vers la fin des années 1730 et le début des années 1740, en France comme en Angleterre. A partir ce cette date, la documentation est très abondante et sûre.

    Il faut noter à ce propos que les Ancients, la Grande Loge rivale de celle de 1717 - dite des Moderns - ignoraient l'usage du tableau. Le centre de la loge répondait, chez les Anciens, à un agencement précis, mais le tableau n'y figurait pas, alors que les Modernes en faisaient un élément essentiel au centre de la loge. D'où le compromis curieux de l'Union de 1813 : on garda le tableau des Modernes, mais pas au centre la loge. Il fut déposé debout contre le plateau du 2ème Surveillant...

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    Plan de la Loge des Anciens (1760)

    A l’origine, on a de nombreux témoignages que, les loges se réunissant dans des locaux temporaires, le plus souvent des auberges, l’on traçait le tableau à même le sol, soit au charbon soit à la craie, et qu’on l’effaçait ensuite. Mais dès le début des années 1740, par commodité mais aussi pour assurer l’exécution d’une compostions graphique et symbolique toujours exacte, on prit l’habitude de les réaliser sur des supports de bois ou de toile que l’on disposait sur le sol pendant le temps des travaux. Très tôt dans le XVIIIème siècle, cette habitude s’est universellement imposée et il n’y a plus jamais été dérogé.

    Dans les décennies récentes, un usage est apparu en France, dans certains milieux maçonniques – et dans quelques loges c’est même devenu une coutume établie – consistant à tracer le tableau avant chaque tenue, à la façon ancienne, et considérant que ce tracé symbolique « extemporané » est le seul qui puisse vraiment permettre d’ouvrir la loge.  Très clairement, c’est une manifestation sympathique mais assez dogmatique d’une forme d’extrémisme maçonnique.

    Ce qui importe, c’est la composition du tracé figurant sur le tableau. Il est indifférent que ce tracé soit à chaque fois renouvelé où qu’il figure, préparé à l’avance et donc parfaitement réalisé, sur un support permanent. Affirmer que la tracé manuel de la loge est un acte presque sacré qui crée l’enceinte de la loge, comme on l’entend souvent dire, procède d’une vision presque magique de l’ouverture des travaux, sur fond de guénonisme à prétention opérative – notamment par le biais d’une référence en réalité peu pertinente à la pratique « compagnonnique » de « l’art du trait ». Cela ne porte tort à personne, bien sûr, mais ne doit pas être considéré comme une procédure plus authentique ni plus « traditionnelle » que celle qui consiste à recourir aux tableaux tout prêts.


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    En revanche, l’étude des tableaux, leur commentaire et leur interprétation libre mais fondée sur des références cohérentes, sont des tâches essentielles à la compréhension du corpus symbolique de la franc-maçonnerie et des enseignements qu’il renferme. Plutôt que de passer du temps à tracer d’une main malhabile des tableaux souvent incomplets ou arbitraires, il est préférable de le consacrer à une pratique elle-même fort ancienne et regrettablement délaissée, mais remise en vigueur dans plusieurs loges de la Loge Nationale Française, notamment au Rite Français Traditionnel : la tenue autour de la « planche à tréteaux » (trestle board) dont nous avons de nombreux témoignages iconographiques au XVIIIème siècle. Les Frères, réunis au centre de la loge, sont autour d’une table dressée sur des tréteaux et sur laquelle repose le tableau lui-même – au lieu qu’il soit déposé sur le sol comme à l’ordinaire. Les Officiers sont placés autour de ce tableau et le travail se fait sous la direction du Vénérable Maître. On peut alors étudier et commenter les différents éléments du tableau qui sont sous les yeux des Frères et alterner ce travail avec la citation et le commentaire des Instructions qui s‘y rapportent dans les différents grades.

    On mesure alors pourquoi, au XVIIIème siècle, pour désigner le tableau, on disait simplement "la loge"...

    [1] Cela désigne, notamment, le compte rendu écrit des travaux que le Secrétaire doit faire approuver à la tenue suivante.  Quant  à la  « planche à tracer », elle qualifie ce sur quoi le Maître Maçon doit travailler.

  • Franc-maçonnerie et Religion: quelques rappels historiques (1)

     

    L'image, largement répandue en France, d’un franc-maçon nécessairement anticlérical et « libre penseur » y rend souvent difficile une approche distanciée des relations qui existent entre la démarche maçonnique et l’appartenance religieuse. Cette question s’éclaire puissamment des données de l’histoire propres à notre pays, une vieille terre catholique où un conflit historique, dont les causes originelles sont souvent méconnues ou bien oubliées, a violemment et longtemps opposé la franc-maçonnerie à l’Église. Or, cette situation présente un caractère un peu exceptionnel  dans le paysage maçonnique international. D’autre part, le conflit en question est également très situé chronologiquement. Il convient, donc de reprendre le problème à sa source pour tenter d’y voir un peu plu clair.

    1. Christianisme et maçonnerie opérative. Même si les relations historiques pouvant avoir existé entre la maçonnerie opérative médiévale et la franc-maçonnerie spéculative, qui émerge en Grande-Bretagne au cours du XVIIème siècle, demeurent problématiques, cette question importe peu pour le sujet qui nous occupe ici. En effet, que les rituels, les symboles et le légendaire qui structurent la franc-maçonnerie et lui donnent aujourd’hui encore son identité lui soient provenus par une transmission directe ou qu’elle les ait acquis par « emprunt », il demeure que ce corpus s’est constitué dans une Europe alors entièrement dominée par une culture chrétienne et qu’il ne convient pas de lui chercher d’autres sources. Les clés qui permettent d’en dégager les significations traditionnelles majeures sont donc à trouver dans les bases scripturaires et doctrinales du christianisme et nulle part ailleurs. Toute autre approche relèverait au mieux de l’ignorance, au pire du révisionnisme historique.

    On peut au moins citer deux exemples particulièrement emblématiques pour illustrer cette réalité.


    Ms Grand Lodge n°1 (1583)

    Le premier concerne les plus anciens textes de la tradition maçonniques, les Anciens devoirs (Old Charges), dont les plus anciennes remontent à la période médiévale, précisément, et n’ont pu avoir qu’un usage opératif : le Ms  Regius (c. 1390) et le Ms Cooke (c. 1420). Ils retracent l’un et l’autre une histoire fabuleuse et mythique du métier de maçon en la replaçant dans l’Histoire sainte tirée de la Bible, et lorsque sont évoqués les devoirs moraux des ouvriers des chantiers, le premier point mentionné est « de bien aimer Dieu et la Sainte Eglise ». Un peu plus loin, une prière stipule : « Prions maintenant Dieu tout-puissant et sa rayonnante mère Marie afin que nous puissions garder les présents articles ces points tous autant qu’ils sont. »  Une version plus tardive (le Ms Grand Lodge n°1 – 1583) s’ouvre même par une invocation sans équivoque :

    « Que la force du Père du Ciel et la sagesse du Fils glorieux par la grâce et la bonté du Saint Esprit, qui sont trois personnes en un seul Dieu, soient avec nous dans nos entreprises et nous donnent ainsi la grâce de nous gouverner ici-bas dans notre vie de façon à ce que nous puissions parvenir à leur béatitude qui n’aura jamais de fin. Amen ».

    Un siècle et demi plus tard, le texte qui régit officiellement toute la franc-maçonnerie spéculative moderne, les Constitutions de 1723, compilées par le Révérend James Anderson pour le compte de la Grande Loge de Londres fondée en 1717, héritant des textes précédents et prétendant explicitement s’y substituer, commence par une histoire toujours aussi légendaire dont les premières lignes sont : « Adam, notre premier parent, créé à l’image de Dieu, Grand Architecte de l’Univers[…] », tandis qu‘un peu plus loin, lorsque l'on évoque Auguste César, on précise d’emblée « sous le règne de qui est né le Messie de Dieu, Grand Architecte de l’Église.» ce qui témoigne, au passage, du ridicule des discours qui ergotent sur le sens de "l’athée stupide et du libertin irréligieux" dans le même ouvrage : il suffit de ne pas s'en tenir à lire la page 50, où se trouvent ces mots, mais de se reporter à la page...1 pour tout comprendre !...

    Les multiples allusions chrétiennes des grades maçonniques dans leurs versions les plus anciennes et dans de nombreux hauts grades – parmi lesquels le très important grade de « Chevalier (ou Souverain Prince) Rose-Croix » – ne font que confirmer l’immersion entière des enseignements maçonniques dans ceux de la religion chrétienne.

    Et pourtant, il est classique de dire que dès le début du XVIIIème siècle, lorsque la franc-maçonnerie spéculative s’est organisée, et notamment quand la Grande Loge de Londres a remanié les textes anciens pour produire ses propres Constitutions, elle a fait évoluer cette conception vers une vision plus libérale – ou libérée ? – aboutissant peu à peu à une sorte de déisme vague dont l’expression abstraite de « Grand Architecte de l’Univers »  serait justement l’emblème.

    Qu’y a-t-il de juste dans cette vision des premiers temps de la franc-maçonnerie spéculative ?

    2. La franc-maçonnerie spéculative : une invention protestante ? L’esprit de grande tolérance, en matière religieuse, qui s’observe dans la franc-maçonnerie dès ses origines et dont témoigne éloquemment le Titre Ier des Constitutions de 1723, ne s’explique que par le contexte culturel et historique qui a vu naître la franc-maçonnerie : la Grande-Bretagne et singulièrement l’Angleterre entre la fin du XVIème et le début du XVIIIème siècle.

    Sans reprendre dans le détail une histoire que l’on peut consulter ailleurs, retenons surtout, pour ce que nous occupe ici, que la rupture avec Rome, décidée par Henri VIII et sanctionnée par l’Acte de suprématie de 1534, avait au départ des motifs purement politiques et des raisons privées – permettre au roi de convoler autant de fois qu’il le désirait…

    Toutefois, après la mort de Henri VIII, pendant la minorité d’Edouard VI où les protestants convaincus, sous l’égide de l’évêque Cranmer, prirent l’avantage, puis sous le règne brutal de Marie Tudor (« Bloody Mary »), catholique impitoyable, l’Angleterre entra dans un long conflit religieux, sanglant et coûteux. La Révolution de 1646, aboutissant au régime « républicain » du Commonwealth sous la férule du Lord Protecteur Cromwell, consacrant le retour en force des Puritains, n’arrangea nullement la situation. Lors de la restauration, en 1660, de Charles II, le fils du roi Charles Ier exécuté en 1646, un autre engrenage s’enclencha : celui qui devait conduire à la Glorieuse Révolution de 1688 et à l’éviction des Stuarts catholiques au profit, dans un premier temps des   puis de la dynastie de Hanovre à partir de xxxx. Dès 1689, l’Acte de tolérance avait cependant marqué la voie où les Anglais souhaitaient tous s’engager : celle de liberté religieuse - hormis pour les catholiques, il est vrai,  mais aussi  les anti-trinitaires contre qui Anderson écrira même un ouvrage entier....

    La maçonnerie, organisée sous la forme moderne que nous lui connaissons dans les premières années du XVIIIème siècle, est donc née dans un pays majoritairement protestant, acceptant sans réticence la diversité des opinions religieuses (pourvu, toutefois qu'on en ait une, comme le dit sans équivoque le Titre Ier des Constitutions...), l’Église d’Angleterre, officiellement « établie » et donc dominante, étant elle-même alors largement influencée par le latitudinarisme, c’est-à-dire une conception théologique très libérale, accordant peu d’importance aux dogmes abscons pour privilégier une morale chrétienne assez consensuelle et des formes liturgiques très variées.

    C’est dans ce contexte que le monde anglo-saxon, qui ignore à peu près complètement le mot « laïcité » (lequel est du reste pratiquement intraduisible en anglais), a établi voici plus de trois siècles, pour lutter contre tout cléricalisme dominateur, le concept de liberté religieuse. C’est à cette lumière que la maçonnerie, née à la même époque et dans le même pays, à intégré ses concepts religieux, pour en faire des valeurs de paix et de rassemblement, non de soumission et de conflit. Le (futur) Frère Voltaire, dans ses Lettres philosophiques ou lettres anglaises, publiées en 1733, décrivait ainsi la Bourse de Londres :

    « Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l'utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l'un avec l'autre comme s'ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’hérétiques qu'à ceux qui font banqueroute ; là, le presbytérien se fie à l'anabaptiste, et l'anglican reçoit la promesse du quaker. Au sortir de ces pacifiques et libres assemblées, les uns vont à la synagogue, les autres vont boire ; celui-ci va se faire baptiser dans une grande cuve au nom du Père par le Fils au Saint-Esprit ; celui-là fait couper le prépuce de son fils et fait marmotter sur l'enfant des paroles hébraïques qu'il n'entend point ; ces autres vont dans leur église attendre l'inspiration de Dieu, leur chapeau sur la tête, et tous sont contents.

    S'il n'y avait en Angleterre qu'une religion, le despotisme serait à craindre ; s'il y en avait deux, elles se couperaient la gorge ; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses. »[1]

    Remplaçons l’expression « Bourse de Londres » par le mot « loge » et l’on aura un tableau à peu près exact de ce qu’était l’état d’esprit des premiers francs-maçons à l’égard des questions religieuses. Si, en 1685, Louis XIV n’avait pas commis l’irréparable faute politique de révoquer l’Edit de Nantes, peut-être la franc-maçonnerie française aurait-elle, sur ce sujet, un tout autre visage… (à suivre)



    [1]Sixième lettre sur les Presbytériens.