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Histoire - Page 24

  • "Martinisme" et franc-maçonnerie : les équivoques spirituelles du Régime Ecossais Rectifié (1)

    Il est, en maçonnerie comme ailleurs, des mots dont le destin est si compliqué que leur emploi même devient problématique.

    Ainsi du mot « martinisme » que l’on croit aisément saisir, pour le célébrer comme pour s’en distancier, mais qui pourtant, très souvent, trompe son monde en jouant sur les multiples sens qu’il renferme et mélange à loisir. En guise de préambule, rappelons-les brièvement.

    Au XVIIIème siècle et au début du XIXème, ce mot avant tout désigne deux groupes de personnes, deux milieux partiellement recouvrants mais pas exactement identiques, loin de là :

    1. Le premier groupe rassemble les disciples de Martinès de Pasqually – quelques dizaines « d’émules », tout au plus –, qui entre Bordeaux et Lyon principalement, ont suivi leur maître – souvent avec difficulté – dans les tortueux méandres de sa pensées et de ses rituels, et cela pendant quelques années à peine, surtout entre 1767 et 1772. Les savantes distinctions lexicographiques que nous opérons de nos jours, en distinguant les « martinistes » et les « martinèsistes », n’avaient pas cours à cette époque et l’on parlait de « martinistes » pour qualifier les disciples d’un homme dont le nom connaissait du reste d’innombrables variantes, l’un d’entre elles, attestée au XVIIIème siècle, étant du reste « Martin Pascal » !

    2. D’autre part, le principal de disciple de Martinès, je veux parler de Louis-Claude de Saint-Martin, avait forgé – à partir de 1775, c’est à dire après la disparition de son maître – une œuvre personnelle et s’était fait connaître et apprécier par un cercle de familiers – on n’ose encore parler de disciples – et, du fait d’une curieuse coïncidence homophonique, ces derniers prirent assez naturellement, ou on leur attribua, le nom de « martinistes », à eux aussi !

    Cette première équivoque – nous verrons bientôt que le sujet nous en réserve d’autres – n’est pas a priori la plus fâcheuse, car elle est assez naturelle et traduit une réelle continuité spirituelle d’un homme à l’autre. Elle ne va cependant pas sans soulever d’emblée quelques problèmes dont il faut résumer ici l’essentiel. Mon propos n’est pas de reprendre en détail la doctrine et les enseignements de Martinès pour les confronter aux idées mystiques de Saint-Martin, mais de repérer ce que j’appellerais volontiers quelques « couples d’oppositions » qui, à travers des ruptures ponctuelles entre le maître et son élève, nous introduisent à une réelle dissemblance de leurs pensées respectives, ce que précisément l’unicité trompeuse du mot « martinisme », qui les rapproche pour parfois les confondre, ne nous permet plus toujours d’apercevoir.

    On pourrait démultiplier à loisir la liste de ces contrastes, tant le monde que nous abordons est complexe et déroutant – sans parler des questions de langage et de terminologie, les mots employés par l’un et par l’autre variant souvent de sens, ce qui rajoute un niveau de difficulté. Je me bornerai, pour la clarté des choses, à souligner trois oppositions qui éclaireront, je l'espère, les sources du RER, comme on le verra plus loin.

    La première ligne de partage est celle qui sépare le maître spirituel du témoin. C’est celle que l’on souligne le moins souvent ; c’est pourtant celle qui me parait la plus lourdement chargée de sens.

    Martinès de Pasqually dont les sources sont à peu près inconnues – même si l’on peut avec quelque vraisemblance en soupçonner quelques unes –, et lui-même n’a jamais souhaité s’expliquer à ce sujet, se limitant à dire qu’il « transmettait ce qu’il avait reçu »…


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    Mais le ton qu’il emploie, en revanche, est très connoté. C’est comme un prophète qu’il s’exprime bien souvent, affirmant avec autorité, s’imposant avec véhémence, apparemment sûr de lui, comme conduit, guidé par quelque entité supérieure. On peut citer, dans un registre presque théâtral, cette crise de larmes qui le saisit lors d’une de ses toutes premières rencontres avec Willermoz, révélant à son nouvel émule, tout bouleversé par un tel spectacle, qu’on vient de lui signifier que grâce à lui certaine faute ancienne venait de lui être pardonnée. Vision fugitive de l’au-delà, communication angélique ou divine ? Nul ne le sait, et Martinès n’en dit rien, mais de telles aventures n’arrivent pas à n’importe qui. Martinès revendique sans le dire expressément, laisse soupçonner sans l’affirmer clairement, qu’il possède, si l’on peut dire, un « canal particulier » avec le Ciel ou avec des Esprits qui en proviennent directement.

    On ne s’étonnera guère que ses disciples, pourtant des hommes raisonnables et avisés – comme l’habile négociant que fut toujours Willermoz – aient presque tout accepté sans rien dire : les incartades du maître, ses jongleries financières, ses dérobades permanentes lorsqu’il s’agissait de livrer rituels et instructions promis depuis des mois, mille fois différés, jamais achevés. On comprend aussi que Willermoz, sans manifester le moindre doute, rapporte encore, bien des années après la mort de Martinès, que ce dernier, au jour et à l’heure présumés de son décès, à Saint Domingue, était apparu à Madame Pasqually restée à Bordeaux, son spectre traversant le salon où elle était à son ouvrage, en lui faisant un signe de la main : « fait qui a été confirmé et vérifié », ajoute Willermoz le plus sérieusement du monde. L’aurait-il simplement cru de son voisin ou même du pape ? 

    On pourrait certes sourire mais mon but n’est pas de faire sourire, ce qui est un peu trop facile dans le cas présent ; c’est plutôt de pointer ces anecdotes pour révéler la vraie nature de Martinès, ou du moins la relation spéciale qu’il entretint avec ses disciples les plus proches et les plus convaincus. Après la disparition de leur Maître, alors que l’Ordre s’achemine à grands pas vers sa fin, ces derniers réunissent à Lyon, entre 1774 et 1776, sous la houlette des plus brillants d’entre eux, pour y donner ce que l’on nomme aujourd’hui « Les Leçons de Lyon » [1]: un cours d’exégèse des paroles de Martinès, un décryptage courageux d’un enseignement souvent impénétrable et jamais consigné de manière cohérente. Une seule chose manque pourtant à leur travail : une approche critique. Jamais, en effet, la légitimité de ce que l’on pourrait ici appeler les « logia » (c’est-à-dire des « saintes paroles ») du Maître ne sera remise en cause. Les trois professeurs de martinisme sont alors Du Roy d’Hauterive – un protestant passé au catholicisme sous l’influence de Martinès (le Ciel le lui pardonnera peut-être !) – Willermoz et bien sûr Saint-Martin qui en laissera une version personnelle, les Dix Instructions à un Homme de Désir. Comme les disciples de Jésus, incrédules devant sa fin inexplicable et cherchant dans les énigmes de ses paraboles la raison de son départ – et plus encore la promesse de son retour –, les émules de Lyon disaient entre eux : « Que voulait-il dire ? ». Tel fut pour eux Martinès : celui qui n’avait finalement rien livré mais qui aurait pu tout dire.


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    On sait ce que Martinès a dit de lui-même, en revanche, prévenant d’avance toutes les critiques : « Quant à moi, je suis homme et je ne crois point avoir vers moi plus qu’un autre homme […] Je ne suis ni dieu, ni diable, ni sorcier, ni magicien. » Reste en tout cas pour l’historien une énigme que la documentation ne suffit pas à résoudre.

    Or, combien Saint-Martin diffère de ce portrait ! Lui qui, docile mais déjà dubitatif devant les rituels incroyablement compliqués que lui prescrivait son Maître, l’interrogeait naïvement : « Faut-il donc tant de choses pour prier le Bon Dieu ? »…

    Martinès proclamait alors que Saint-Martin rendait témoignage, au sens même que revêt cette expression dans le célébrissime Prologue de l’Evangile de Jean dont un membre de phrase orne, dans le Rite Ecossais Rectifié, le triangle de l’Orient :

    « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu.

    Il était au commencement auprès de Dieu.

    Par lui, tout s'est fait, et rien de ce qui s'est fait ne s'est fait sans lui.

    En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes ; la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas arrêtée.

    Il y eut un homme envoyé par Dieu. Son nom était Jean.

    Il était venu comme témoin, pour rendre témoignage à la Lumière, afin que tous croient par lui.

    Cet homme n'était pas la Lumière, mais il était là pour lui rendre témoignage.

    Le Verbe était la vraie Lumière, qui éclaire tout homme en venant dans le monde.

    Il était dans le monde, lui par qui le monde s'était fait, mais le monde ne l'a pas reconnu.

    Il est venu chez les siens, et les siens ne l'ont pas reçu.

    Mais tous ceux qui l'ont reçu, ceux qui croient en son nom, il leur a donné de pouvoir devenir enfants de Dieu.

    Ils ne sont pas nés de la chair et du sang, ni d'une volonté charnelle, ni d'une volonté d'homme : ils sont nés de Dieu. »

     

    Tel était sans doute Saint-Martin. Prenons garde à ne pas l’oublier. Son « martinisme » je reviendrai  sur l'incroyable flou sémantique de ce terme n’est pas une doctrine, c’est avant tout une disposition de l’âme. Et comment ne pas reconnaître cet envoyé « qui était dans le monde » mais que « le monde n’a pas reconnu », dans l'ombre de celui qui se faisait précisément appeler le « Philosophe Inconnu » ?... (à suivre)



    [1] Les leçons de Lyon aux Elus-Coëns – Un cours de martinisme au XVIIIème siècle, par Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Jacques du Roy d’Hauterive, Jean-Baptiste Willermoz – Première édition complète d’après les manuscrits originaux procurée par Robert Amadou et Catherine Amadou, Paris, Dervy, 1999, 2011².

  • Illuminisme et franc-maçonnerie (2)

    3. L’illuminisme maçonnique en France .- Il en fut tout différemment en France. Lorsque Joseph de Maistre, qui avait beaucoup fréquenté ces milieux avant la Révolution, rendra compte de ses souvenirs en ce domaine, il dira sans ambages, dans les Soirées de Saint-Petersbourg :

    « En premier lieu, je ne dis pas que tout illuminé soit franc maçon : je dis seulement que tous ceux que j’ai connus, en France surtout, l’étaient ; leur dogme fondamental est que le Christianisme, tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’est qu’une véritable loge bleue faite pour le vulgaire ; mais qu’il dépend de l’homme de désir de s’élever de grade en grade jusqu’aux connaissances sublimes, telles que les possédaient les premiers Chrétiens qui étaient de véritables initiés. C’est ce que certains Allemands ont appelé le Christianisme transcendental. Cette doctrine est un mélange de platonisme, d’origénianisme, et de philosophie hermétique sur une base chrétienne. » [1]

    Tout au long du XVIIIème siècle, plusieurs figures vont illustrer ce courant de pensée. En France, on peut au moins en citer deux.

    Pernety_1758.jpgDès 1779, Dom Antoine-Joseph Pernéty (1716-1796), passionné d’alchimie et auteur d’un pittoresque Dictionnaire mytho-hermétique (1758), avait fondé à Berlin, où il exerça pendant dix ans les fonctions de bibliothécaire de Frédéric II, un groupe d’inspiration swedenborgienne. Bien qu’il fût lui-même franc-maçon, membre de la loge berlinoise Royal York de l’Amitié, sa création ne devait rien à la maçonnerie et il semble du reste avoir cessé toute activité maçonnique à partir de cette époque. Les travaux du cénacle fondé par Pernéty reposaient notamment sur les révélations visionnaires du mystique suédois Emmanuel Swedenborg (1688-1772), rapportées dans ses Arcana Coelestia (1747-1758). Au cours de leurs réunions qui comportaient un rituel, les Illuminés de Berlin se consacraient à l’alchimie et dialoguaient aussi avec les mondes angéliques – une notion tout à fait swedenborgienne – par l’intermédiaire d’un « oracle ».  Vers 1782, Pernety de retour en France installa sur les terres du pape ce qui devint les Illuminés d’Avignon.  Parti pour Rome en 1786, Dom Pernéty y mourut et son groupe se délita en quelques années. Nombre de ses membres se retrouvèrent alors dans des loges maçonniques.

    Bien plus haut en couleurs, le célèbre Giuseppe Balsamo, dit Alexandre, comte deGiuseppe_Balsamo.jpg Cagliostro (1743-1795), fut probablement l’un des premiers à diffuser une maçonnerie ouvertement illuministe.  Venu de Sicile, passé par Messine où il aurait pratiqué l’alchimie, cet « aventurier spirituel », typique d’un certain XVIIIème siècle, était franc-maçon, bien qu’on ignore où et quand il avait été initié. Parcourant l’Europe avec son épouse Lorenza Feliciana, qui prendra plus tard le nomen de Serafina, il pratique la magie et répand les sciences occultes « égyptiennes », ce qui lui vaut une belle réputation de charlatan, perpétuellement en fuite.

    A partir de 1777, à Londres, puis à Berlin et Varsovie, mais surtout à Strasbourg où il séduira un temps le très crédule et peu catholique cardinal de Rohan, il fait connaître sa « Maçonnerie Egyptienne ». C’est finalement à Lyon, en 1784, qu’il installera la Mère Loge de son Rite, La Sagesse Triomphante.  Devenu le Grand Cophte – sa femme étant la Reine de Saba – d’un système comptant cinq hauts grades après les trois grades symboliques, Cagliostro enseignait les principes d’une maçonnerie dont le but était de régénérer l’âme et le corps.  Novateur, il y reçoit les femmes aussi bien que les hommes, et même de jeunes enfants (les « pupilles » et les « colombes ») agissant comme médiums lors des opérations magiques et des évocations en loge.  Le Rite ne compta jamais guère plus de deux loges et ne prospéra pas vraiment.

    La fin de Cagliostro, coqueluche d’une certaine société vers 1785, fut plus triste. Impliqué dans l’affaire du Collier de la Reine – où le pauvre Rohan se perdra – mais relâché sous la pression de l’opinion, il fut exilé. Contraint à l’errance et de passage à Rome en 1789, il y fut arrêté, emprisonné au château Saint-Ange puis condamné en 1791 à la prison perpétuelle pour faits de franc-maçonnerie, hérésie et pratiques magiques. Il y mourut en 1795. Du premier rêve égyptien de la franc-maçonnerie ne subsistait que le personnage de Sarastro, Grand Prêtre d’Isis et d’Osiris dans La Flûte Enchantée, où son frère Mozart avait parfaitement dépeint le Grand Cophte…

    Si aucun de ces systèmes, maçonniques ou para-maçonniques, n’a de rapport direct avec le Rite Ecossais Rectifié (RER), leur ensemble touffu désigne bien les contours flous d’un monde intellectuel complexe, d’un milieu humain  tourmenté  et peut-être d’un réseau de correspondance où devait se développer, dans la mouvance de ce premier illuminisme maçonnique, la « franc-maçonnerie illuministe et mystique » par excellence [2], c’est-à-dire justement la maçonnerie rectifiée.

    C'est, aujourd'hui encore, tout un continent à redécouvrir pour éclairer les enjeux fondamentaux de la tradition maçonnique française...



    [1] XIe Soirée, 1821.

    [2] Pour reprendre l’expression en partie inappropriée de son principal historien, René Le Forestier.

  • Epreuves élémentaires ou baptêmes successifs ? (3)

    4. Les épreuves par les quatre éléments : une innovation du XIXème siècle.- Après avoir évoqué l’apparition des épreuves de l’eau du feu, et leur source évangélique évidente, dans le troisième tiers du XVIIIème siècle, la question demeure donc posée : quand les quatre épreuves élémentaires furent-elles introduites dans les rituels maçonniques ?

    Disons à nouveau qu’on n’en trouve aucune trace dans les rituels du XVIIIème siècle – et pas davantage dans aucun rituel contemporain de la maçonnerie britannique ou américaine, il faut le répéter. Serait-ce au REAA qu’on les doit, comme on le croit souvent ? Nullement. Dans le plus ancien rituel de ce Rite pour les grades bleus, texte écrit tardivement puis que remontant au plus tôt à 1804, et rédigé à partir de sources à la fois françaises (Régulateur du maçon et Rite Ecossais Philosophique) et britanniques (Three Distinct Knocks – Les Trois Coups Distincst - 1760), le Guide des maçons écossais, ces épreuves sont absentes.

    Dans les rituels du jeune REAA entre 1829 et 1843, on voit apparaitre la séquence : air, eau et feu – mais la terre, généralement associée, par la suite, au séjour dans le cabinet de réflexion, semble absente. [1]

    A ce jour, dans l’état de la documentation qui nous est parvenue, le rituel maçonnique le plus ancien qui expose sans ambiguïté les épreuves élémentaires est celui du grade d’Apprenti  du Rite de Misraïm, daté de 1820, repris presque à l’identique, avec quelques variantes mineures, mais cette fois sous forme imprimée, par le Rite de Memphis[2], concurrent du précédent, en 1838.[3]

    Une première constatation s’impose donc : le premier Rite maçonnique qui ait fait usage des quatre éléments (et non plus seulement de deux) dans une procédure rituelle, est un Rite… « égyptien » ! Je reviendrai plus loin sur ce point surprenant mais, je crois, révélateur.

     

    L'initiation huile su  toile.jpg

    Initiation maçonnique (huile sur toile - début XIXème siècle)

    L'irruption du thème des "éléments" dans le rituel maçonnique


    Puisque c’est la source à laquelle, finalement, puiseront tous les rituels postérieurs, il est sans doute utile d’en rappeler les principaux passages :

    Lorsque l’Expert est envoyé au près du candidat pour le conduire dans la loge, le Vénérable lui adresse ces paroles :

    « Mon  F.:, c’est à vous qu’est confiée l’auguste fonction de soumettre le néophyte aux épreuves physiques, de le diriger dans les voyages mystérieuses, de le faire passer par les quatre éléments qu’il doit traverser avant de parvenir à la porte du Temple. »

    Plus loin le Vénérable ajoute :

    « Retournez auprès du néophyte, tirez-le du sein de la terre et des ombres de la mort : livre-le au F.: Terrible qui lui fera faire le premier voyage mystérieux et lui fera traverser le deuxième élément matériel et venez ensuite nous rendre compte de ce premier voyage. »

    […]

    « Le F.: Terrible lui fait faire le premier voyage qui doit avoir lieu en silence, il le conduit au Réservoir du 2ème élément et lui fait traverser l’eau dans laquelle ses chaines [préalablement placées aux pieds et aux mains du candidat] doivent rester. »

    L’Expert dit alors au candidat :

    « Le lieu dans lequel on vous a enfermé représente le sein de la Terre, le lieu d’où tout sort où tout doit retourner. Vous y avez trouvé toutes les images de la Mort pour vous rappeler que l’homme qui vente entrer parmi nous doit probablement mourir aux vices, aux erreurs et aux préjugés du vulgaire […] la Chaine de métal qui vous liait encore lorsque vous avez commencé et que vous avez  en traversant les eaux, sont autant d’emblèmes […] »

    Le Vénérable ajoute :

    « Veuillez, F.: Expert, par vos soins obligeants, lui faire faire le 2ème voyage dans lequel il doit passer par le premier élément pur (le Feu). […] »

    L’Expert dit encore :

    « Le candidat a pénétré dans le troisième élément [après la terre et l’eau, c’est le feu], il en est sorti purifié, il a épuisé la coupe d’amertume et il persiste dans sa résolution.
    Le Vén.: dit : puisqu’il persiste dans sa résolution, veuillez mon Frère, lui faire faire le troisième tour de roue, afin qu’il achève sa purification dans le second des éléments purs. Vous l’abandonnez ensuite à lui-même afin que le Tout-Puissant le conduise et que sa Volonté s’accomplisse.

    L’Exp.: sort et va faire exécuter le troisième voyage pendant lequel le néophyte parcourt la région de l’Air, au milieu de la foudre, des éclairs, de la grêle et des autres météores. A l’orage le plus épouvantable succède le calme le plus profond, après lequel l’Expert dit au néophyte :

    N…, tu es sorti vainqueur des quatre éléments, je t’abandonne à toi-même. Poursuis seul ta route et si tu en as le courage et la ferme volonté, que la Tout-Puissant te conduira, je l’espère où tu dois arriver. »

    On observera au passage, sans s’étendre plus avant sur cette modalité rituelle, que les voyages et les épreuves se font à l’extérieur du Temple et que le candidat y est présenté seulement ensuite. Lorsqu’il frappe à la porte, l’Expert dira pour lui, afin d’obtenir son entrée :

    «  Il a renoncé au siècle il a pénétré dans le sein de la terre et dans le séjour de la mort, il a parcouru les sentiers de la vie, ayant été purifié par l’eau, par le feu et par l’air, il en est sorti délivré des liens des préjugés et des souillures du vice. »

    Ce rituel est donc la première attestation, le modèle et la source de tous ceux qui, à sa suite, intégreront selon des modalités diverses les « épreuves élémentaires » à la cérémonie d’initiation d’un Apprenti : c’était à Paris, en 1820…

    5. Postérité et diffusion des épreuves élémentaires dans les rituels maçonniques.- On sait que le Rite de Misraïm et celui de Memphis mèneront une vie chétive et languissante – émaillée de moments épiques, leurs dirigeants étant souvent haut en couleurs – jusqu’à disparaitre presque complètement dans le cours du XIXème siècle pour ne plus subsister qu’à l’état d’une maçonnerie marginale, devenue l’apanage des milieux occultistes – ce qui n’était pas le cas à l’origine  –  et ce jusqu’à nos jours.[4]Il faut surtout noter les rituels de Memphis, en 1863, après leur intégration au Grand Orient de France dont Marconis de Nègre était devenu un « dignitaire » – en réalité une sorte d’otage assez peu considéré. Les épreuves « extérieures » par les quatre éléments, quoique dans un ordre modifié (terre, puis air, eau et feu), y sont maintenues.

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     Marconis de Nègre

    Or à  la même époque, au Grand Orient de France ces quatre épreuves sont toujours ignorées des rituels du Rite Français – lequel n’en connait traditionnellement que deux, de signification très différente nous l’avons vu. Le « Rituel Murat », en 1858, n’innovera pas en ce domaine. Quant à l’évolution – ou l’involution – que vont suivre les rituels entre 1887 (Rituel Amiable), 1907 (Rituel Blatin) et 1922 (Rituel Gérard) , elle fait si peu de place aux aspects symboliques que même les épreuves de l’eau et du feu y disparaitront, englouties par une logorrhée rationaliste ! Seule la première version du Rituel Groussier (1938-1955) réintroduira de façon optionnelle des éléments plus historiques, avec une « présentation facultative » des épreuves de l’eau et du feu…

    En revanche, entre 1896  et 1904, on trouve déjà à la GLDF des rituels qui font des quatre éléments un élément désormais familier du REAA – quoique sous des formes encore simples, et cette fois à l’intérieur de la loge de réception.

    En somme, l’histoire moderne des épreuves élémentaires, sur laquelle je ne m’étends pas ici,  est de peu d’intérêt : disons qu’elles ont fini par intégrer les REAA au point de paraître lui devoir leur origine, et même certaines formes du Rite Français quand, au cours de l’après-guerre, le rituels très dépouillés de ce Rite ont suscité de la part de Frères bien intentionnés, mais souvent peu avertis de l’histoire des rituels, des « emprunts » au REAA, considéré à tort ou à raison comme plus « substantiel » que le Rite Français issu des appauvrissements successifs qu’il avait subi dans la première moitié du XXème siècle. D’où la « contamination » de ces rituels par des usages qu’ignorait la maçonnerie française dans son ensemble au XVIIIème siècle – erreur qui ne fut évidemment pas commise par mon maître René Guilly lorsque, au milieu des années 1950, il entama le travail de restitution qui devait donner naissance au Rite Moderne Français Rétabli, dénommé depuis Rite Français Traditionnel.  

    Mais après ces longs et curieux détours, la question initiale, la seule qui nous intéresse, reste donc posée : pourquoi les épreuves élémentaires ne firent-elles leur apparition qu’au début des années 1820 au plus tôt ? Pourquoi dans un Rite « égyptien » ? A partir de quelle source d’inspiration ?

    C’est ici que nous allons retrouver Mozart, par un détour assez inattendu qui nous fera remonter dans le XVIIIème, mais en dehors de la franc-maçonnerie… (à suivre)



    [1] Analyse détaillée dans P. Noël, Le Guide des Maçons Ecossais, Paris, 2006, pp. 106-112.

    [2] Toulouse, Fonds Calvet, ms 1207.

    [3] Reproduit in S. Caillet, Arcanes et Rituels de la Maçonnerie égyptienne, Paris, 1994.

    [4] Je me permets ici de renvoyer à mon petit ouvrage Les Rites Maçonniques Egyptiens, Que sais-je ? n° 3931, PUF, 2012.