Parmi les usages maçonniques qui suscitent le plus de confusions et parfois d’incompréhension pure et simple, en France, il faut mentionner l’Installation dite « secrète » (dite aussi parfois « ésotérique ») du Vénérable, formule consacrée par l’usage mais qui traduit imparfaitement l’expression anglaise « Inner Working » (littéralement : « travail de l’intérieur »…) car il s’agit d’une cérémonie à laquelle ne peuvent prendre part, en dehors du candidat – le Vénérable qu’on installe –, que ceux qui ont déjà reçu « les enseignements propres à la Chaire de Maitre ». D’origine anglaise, absolument inconnue sous cette forme en France pendant tout le XVIIIème siècle, très peu pratiquée mais néanmoins bien attestée dans notre pays au début du XIXème, nous le reverrons, cette cérémonie n’a fait durablement irruption en France que pendant le premier quart du XXème, dans un cercle alors assez restreint – celui de la Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière pour la France et les Colonies Françaises, ancêtre de la GLNF. Elle ne s’est finalement répandue plus largement qu’au début des années 1960 mais reste souvent largement incomprise.
Comme il s’agit pourtant bien d’un usage ancien et précieux de la tradition maçonnique, j’ai pensé utile de fournir à celles et ceux que le sujet peut intéresser quelques repères historiques pour mieux comprendre cette question passionnante mais complexe.[1]
1. Les origines de l’Installation secrète en Angleterre et en Irlande
L’Installation selon le Duc de Wharton (1723)
La plus ancienne cérémonie paraissant spécifiquement liée à l’Installation du nouveau Vénérable Maître dans la Chaire de Maître de Loge se trouve dans le texte même des Constitutions de 1723. On peut y lire, en effet, un Post-Script intitulé : « Ici suit la manière de constituer une nouvelle Loge, telle qu’elle est pratiquée par sa Grâce le Duc de Wharton, l’actuel Très respectable Grand-Maître, selon les anciens usages des Maçons. »
Le texte décrit les différentes phases de l’Installation d’un nouveau Maître de Loge, laquelle se fait manifestement en loge ouverte, devant tous les frères réunis. Les seuls passages possiblement relatifs à une cérémonie spécifique sont extrêmement courts et du reste assez énigmatiques :
« […] Alors le GRAND-MAITRE, plaçant le candidat à sa main gauche, ayant demandé et obtenu le consentement unanime de tous les Frères, dure : Je constitue et forme ces bons Frères en une nouvelle Loge et je vous nomme son maître, ne doutant pas de votre capacité et de vois soins pour préserver le ciment de la LOGE, etc. avec quelques expressions appropriées et utilisées en cette occasion, mais qui ne doivent pas être écrites […]
« […] Et, après que le candidat aura donné sa cordiale soumission, le Grand-Maître, par des cérémonies précises et pleines de sens, conformes aux anciens usages, l’installera […] »[2]
Il convient ici de faire au moins deux remarques :
1°- aucun détail ne nous est donné sur cette « installation » qui n’est pas secrète, et quel qu’ait pu être son contenu, nous ne pouvons actuellement affirmer qu’il était identique à ce que sera plus tard documenté comme étant l’Installation secrète en Angleterre :
2° - ce cérémonial ne semble avoir été pratiqué que lors de la constitution d’une nouvelle loge. On ne retrouve aucune trace, dans les archives des premières loges anglaises, dans les années 1720-1730, de la moindre allusion à quelque chose de semblable lors du renouvellement régulier – habituellement tous les six mois à Londres, à cette époque – du Maître de Loge.
On peut donc retenir qu’en dehors de ce passage des Constitutions de 1723, dont la signification même reste largement obscure, il n’existe aucun témoignage documentaire relatif à une Installation – secrète ou non – du Vénérable Maître dans les loges anglaises pour au moins la première moitié du XVIIIème siècle.
La question du Mot de Maître Installé
Que les Vénérables anglais n’aient pas été, semble-t-il, cérémoniellement ni, a fortiori, secrètement installés, dans les premières décennies de la Grande Loge de Londres et de Westminster (future Grande Loge dite des Modernes, à partir de 1751), ne signifie pas pour autant que ce qui devait plus tard former le contenu « ésotérique » de l’Installation (à savoir le Mot et l’Attouchement) n’ait pas existé dans les traditions maçonniques anglaise à cette même époque.
L’examen des plus anciens catéchismes maçonniques[3] le montre bien. C’est ainsi que dans deux textes des années 1720, on les trouve sans ambigüité :
- The Grand Mystery of Free-Masons Discover’d (GMOFMD), 1724 :
« Q[estion]. Give me the Jerusalem Word. A[nswer]. Giblin.»
- The Whole Institutions of Free-Masons Opened (WIOFO), 1725 :
« You 3rd Word is Gibboram […] and Grip at the Elbow. »
Le mot est ici clairement corrompu mais reconnaissable et son association, dans WIOFO, à un attouchement lié au coude est particulièrement remarquable.
On notera aussi, mais c’est un autre problème – sauf que, dans cette période fondatrice, tous les problèmes sont liés ! – c’est l’époque où se mit en place progressivement un système en trois grades (la Grande Loge de 1717 ne connaissait, au moins au début des années 1720, que deux grandes d’Apprenti-Entré et de Compagnon du Métier ou Maître – ce dernier n’étant qu’un seul grade portant indistinctement deux noms équivalents.
Or, il apparait que dans certains cas, dans les divulgations et les catéchismes de cette période, au-dessus des deux premiers grades en J. et B – que ces grades soient eux-mêmes déjà nettement distincts ou paraissent encore très liés – on ne trouve qu’un seul « troisième grade » avec un mot en G. (c’est le cas dans GMOFD de 1724), et il n’existe alors pas de grade en M.B. ! Cela pourrait signifier que le grade en G. (avec attouchement au coude) a pu être, dans une forme primitive, une alternative au grade de Maître en M.B.[4]
Le choix final du grade « hiramique » vers 1725-130, avec un mot en M.B., aurait pu laisser au grade concurrent en G. la possibilité d’un autre destin (peut-être en jouant sur le fait que le mot Master est ambigu en anglais : Master désigne aussi bien le Maître Maçon (Master Mason) que le Maître de Loge (Master of the Lodge).
Dans WIOFO de 1725, il existe clairement une séquence J. et B., M.B., et G., avec les attouchements correspondants aux doigts, au poignet et au coude. On ne peut qu’en rapprocher la remarquable manuscrit Graham (1726), qui présente une importance considérable dans l’histoire de la légende d’Hiram dont il nous fournit les antécédents immédiats. Or, dans la légende de Noé rapportée par ce texte, prototype partiel de celle d’Hiram, on indique que lorsque les trois fils de ce grand prophète relevèrent son cadavre, afin de découvrir les « véritables secrets »,
« Ils parvinrent à la tombe et ne trouvèrent tien, sauf le cadavre presque entièrement corrompu. Ils saisirent un doigt qui se détacha et ainsi, de jointure en jointure, jusqu’au poignet et au coude.[5] Alors ils relevèrent la corps et le soutinrent en se plaçant avec lui pied contre pied, genou contre genou, poitrine contre poitrine, joue contre joue et mains dans le dos, et s’écrièrent : « Aide-nous, O Père. »
Le contenu « ésotérique » de l’ensemble Apprenti-Compagnon, Maître et Maître « installé » – ou ce qui devrait être ainsi fixé et qualifié plus tard par la tradition maçonnique anglaise – est donc attesté dans équivoque dès cette époque.
C’est d’Irlande, une trentaine d’années plus tard, que de nouveaux éléments, cette fois décisifs, vont nous parvenir. (à suivre)
[1] Ce post, qui comprendra plusieurs parties, reprend en le remaniant un article que j’ai publié dans Renaissance Traditionnelle il y a déjà longtemps : « Les origines de l’Installation secrète, en Grande-Bretagne et en Irlande, et sa diffusion en France du XVIIIème siècle à nos jours, » RT n°100, 1994, pp. 225-241.
[2] Les passages soulignés l’ont été par moi mais ne le sont pas dans le texte original. La typographie du texte de 1723 a par ailleurs été respectée.
[3] Je traduis d’après Knoop, Jones & Hamer, Early Masonic Catechisms, Londres, 1943-1963
[4] Sur tous ces problèmes, et sur toutes les hypothèses qu’ils soulèvent, je ne peux ici que renvoyer à mon livre, Hiram et ses Frères – Essais sur les origines du grade de Maître, Véga, 2010.
[5] Ce passage est souligné par moi.