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Rites - Page 13

  • L'initiation : définition et problèmes (1)

    La nature même de l’institution maçonnique a toujours été ambiguë aux yeux du public – et parfois à ceux des maçons eux-mêmes : club philosophique, communauté fraternelle, lobby politique ou simple réseau, la franc-maçonnerie a reçu, au cours de sa déjà longue histoire, des identités variées et d’apparences contradictoires, sans qu’aucune d’entre elles puisse être considérée comme exhaustive ni tenue pour totalement erronée.

    Il  reste que, pour la plupart des Frères, la franc-maçonnerie peut et doit se définir notamment, sinon avant tout, comme un Ordre initiatique. Cette unanimité est réconfortante mais ne fait qu’introduire à un problème redoutable. Qu’est-ce, en effet, que l’initiation ?

    1. La réponse de l’anthropologie culturelle. – Il y a communément deux types de discours sur la nature et le contenu de l’initiation. D’abord celui des « initiés» (de préférence « grands ») – ou de ceux qui se présentent comme tels et pensent très souvent l’être: nous n’en dirons rien car les considérations qu’ils avancent pèchent souvent par la fréquente approximation de leurs fondements philosophiques et surtout parce que, habituellement très imprégnées de psittacisme guénonien [1], elles ignorent toute distanciation par rapport au phénomène dont elles veulent rendre compte en s’exprimant, à l’instar du maître qui les guide, non sur le ton de l’opinion qui se propose mais sur celui de la vérité qui s’énonce, impériale et sans réplique. Ce qu’il est convenu d’appeler la « littérature maçonnique » s’en inspire malheureusement ad nauseam.

     

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    Mais il est pourtant un autre regard dont les initiés « curieux » peuvent faire le plus grand profit : c’est celui des « phénoménologues » de l’initiation, entendons par là celui des sociologues, des anthropologues, des psychologues. Pour ces derniers il y a un fait de l’initiation et, grâce à la distance critique qu’ils ont établie et s’efforcent de maintenir entre eux-mêmes et l’objet de leur étude, il est possible de parler du dehors mais cependant avec pertinence – ou éventuellement « impertinence » – et surtout avec détachement, du « fait initiatique ». On mesure alors à quel point celui-ci est, avant toute chose, étonnamment normé et finalement assez invariant, mais aussi universellement répandu dans le temps et l’espace – bien au-delà de la maçonnerie, cela va sans dire, et de ce qui l’environne immédiatement, historiquement et philosophiquement.

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    Pourquoi faut-il être initié ?

    Les acquits les plus intéressants sont ceux de l’anthropologie culturelle, depuis environ un siècle. Le lieu n’est pas ici de les exposer en détail mais d’en rappeler quelques conclusions essentielles à titre de simple résumé, ou pour suggérer une direction de travail, en convoquant les synthèses d’auteurs récents comme Mircea Eliade, Jean Cazeneuve ou encore  Roger Bastide, pour ne nous en tenir qu’à ceux dont les travaux ont été publiés en français et sont aisément accessibles, sans oublier les apports éclairants des études structuralistes, dans la lignée de Lévi-Strauss, et ceux de la psychologie des profondeurs, de Freud à Jung. On admettra donc qu’ici un raccourci de quelques lignes simplifie hardiment – mais du moins sans la trahir – une problématique en réalité très riche, très complexe et par là même très passionnante.

    A travers toute l’expérience des sociétés archaïques ou « premières » – que jadis oneliade5.jpg qualifiait de « primitives » –, Eliade propose de définir l’initiation en général comme « une mutation ontologique du régime existentiel » [2]. A la fois destinée à chaque individu – du moins pour certaines d’entre elles – mais ne se concevant néanmoins que dans un cadre collectif ou social qui la formate et la justifie, l’initiation ainsi entendue se présente historiquement sous trois formes principales :

    -  L’initiation tribale, qui est essentiellement un ensemble de « rites de passage » balisant certaines étapes remarquables de la vie humaine : puberté, accès au monde des adultes, découverte de la sexualité, de la génération, des origines du monde et des sociétés humaines ;

    -  L’initiation dite religieuse – ou de confrérie –, nullement obligatoire, structurée en sociétés plus ou moins secrètes, et qui suppose un engagement particulier et plus personnel mais sur des thématiques finalement assez proches de celles de la précédente ;

    -  L’initiation magique – ou chamanique –, strictement individuelle, exceptionnelle et pas nécessairement choisie, instituant dans le corps social des intermédiaires qualifiés, chargés de missions particulières – de prophétie, de  divination ou de guérison par exemple.

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    Du chamanisme à la maçonnerie ?

    L’initiation tribale a été la plus étudiée sur tous les continents – parce qu’elle présente à la fois un caractère obligatoire et plus visible, s’adressant à tous et comportant des étapes publiques – et on y a reconnu, partout et en tous temps, de l’Australie à l’Afrique sub-saharienne en passant par l’Océanie ou l’Amérique précolombienne, des traits singulièrement redondants. Ainsi, les rites initiatiques comprennent toujours une phase de séparation et de rupture par rapport au monde « ordinaire » de l’existence précédente, avec des séquences évoquant sinon la mort du moins la regressio ad uterum, soit la vie avant la vie, conduisant logiquement à une re-naissance ; des rites « de marge » où des sévices, réels ou figurés, des mutilations physiques ou symboliques, signifient la transmutation qui s’opère chez le néophyte ; des rites d’agrégation enfin, c’est-à-dire de retour à un nouveau monde sous un nouveau statut, marqué par un nouveau vêtement, un nouveau nom, etc. D’autre part, presque toujours, ou au moins dans l’une des étapes à franchir si l’initiation – comme celles de confrérie –  comprend plusieurs volets, l’initié a dû « vaincre le monstre », subir des épreuves et mener des combats qui l’ont conduit à proximité des Anciens, au contact d’objets ou de symboles se référant à un récit des origines, à la naissance du monde et/ou de la race humaine : ainsi le rite rejoint le mythe qu’il illustre et réactualise – puisque tout mythe est, par nature, un récit intemporel de fondation situé non pas spécifiquement dans une époque lointainement reculée mais, plus précisément, dans une autre dimension du temps, ce que l’on nomme, chez les anciens Australiens par exemple, le « temps du rêve »...

    les-rites-et-la-condition-humaine-d-apres-des-documents-ethnographiques-de-jean-cazeneuve-941620998_ML.jpgOn le voit donc, qu’elle procède d’une nécessité sociale imposée à tous, comme l’initiation tribale, qu’elle relève d’un choix mystique ou religieux plus personnel comme l’initiation de confrérie – dont se rapprocherait le plus la franc-maçonnerie –, ou qu’elle corresponde enfin à une sorte d’élection par les Dieux ou les Anciens que son « bénéficiaire » n’a pas nécessairement désirée, l’initiation apparait ainsi comme une des institutions les plus constantes des communautés humaines quand il s’agit, pour les êtres qui les composent – hommes ou femmes – de mieux comprendre le sens de leur existence dans la collectivité, de leur place dans le monde, de leur destin personnel. Véritable invariant anthropologique, elle s’inscrit, plus largement, dans le débat de la raison qui s’interroge sur l’ordre des choses et de l’inquiétude – ou de la préoccupation – religieuse qui questionne l’opposition – ou la dialectique – du sacré et du profane.

    Incessamment reformulée – dans un schéma structuraliste où les détails variables du contenu n’affectent pas le sens fondamental mais au contraire l’expriment dans son inéluctable et constante richesse – la langue mythique de l’initiation s’adresse aussi aux instances les plus profondes de la psyché humaine qu’elle interpelle au-delà du discours de la claire conscience, véhiculant peut-être, s’il faut suivre Jung, des archétypes, c’est-à-dire des symboles fondamentaux qui peuplent l’inconscient collectif de l’espèce humaine et contribuent peut-être en partie à fonder son unité. [3] (à suivre)



    [1] Expression légèrement polémique, due à plume redoutable de Robert Amadou.

    [2] On préfèrera cette définition purement phénoménologique mais au moins assez claire, à celle de Guénon qui est à la fois délibérément mystérieuse et cependant dotée d’une prétention étiologique, c’est-à-dire finalement obscure et arbitraire : « La réception rituelle d’une influence spirituelle d’origine non humaine » – mais qu’est-ce qu’une « influence spirituelle » et qu’est-ce qu’une « origine non humaine » ?... (Cf. R. Guénon, Aperçus sur l’initiation, Paris, 19xx ; Initiation et réalisation spirituelle, Paris, 19xx)

    [3] Sur ce dernier aspect, voir le brillant et provocant essai de Jean-Luc Maxence, Jung est l’avenir de la franc-maçonnerie, Véga, 2009.

  • La guerre des Rites - Une fatalité françaie ?

    L’expression en elle-même est choquante : la réalité qu’elle tente de décrire ne l’est pas moins. Au regard de l’idéal maçonnique, en effet, la simple notion d’un affrontement possible entre des courants « initiatiques », pour assurer à l’un d’entre eux on ne sait quelle suprématie, apparaît à la fois dérisoire et navrante. Mais le plus grand risque que courent les institutions sociales, quelles qu’elles soient, est de ne pas affronter leurs « vieux démons » : c’est en effet le meilleur moyen de les voir prospérer…


    Première fomulation "officielle" du Rite Français (1786-1801)

    Les Rites maçonniques sont d’une part des structures administratives, des « Puissances » et des « Juridictions », pour employer les termes dont elles se parent elles-mêmes – et donc des organisations « humaines, trop humaines ». D’autre part, selon l’échelle des grades qui définit chacun d’entre eux et les rituels qu’ils mettent en œuvre, ces Rites portent l’accent sur une certaine sensibilité maçonnique et font en, quelque sorte, des « choix » philosophiques et spirituels dans la grande nébuleuse, si foisonnante et si variée, de la tradition textuelle de la franc-maçonnerie.

    Or, bien (trop) souvent, ces différences et ces nuances, qui pourraient n’être exploitées que pour mieux faire saisir la profonde richesse et les innombrables virtualités de l’univers maçonnique, ont été envisagées comme des moyens de concurrence voire des motifs de querelles entre les différents Rites, et surtout comme des occasions de conflits entre leurs représentants les plus éminents.

    Si l’on met d’emblée à part l’aspect purement politique de ces affrontements visant à conduire au « premier rang » –  mais dans quel ordre de réalité, au juste ? – l’une ou l’autre des « Puissances » en jeu, le fond du problème est la mise en compétition – absurde par principe – de plusieurs approches différenciées de la pratique maçonnique. La question finale est alors la suivante : « Existe-t-il un Rite meilleur que les autres, plus vrai, plus profond, plus fondamental ? »

    Un premier point mérite d’être évoqué pour liquider une équivoque. Trop souvent, un Rite est perçu dans un contexte obédientiel, avec sa culture, son histoire, ses spécificités organisationnelles. De sorte que le jugement critique ou franchement négatif qui est alors porté sur les « autres » Rites, ou sur une autre pratique du même Rite, renvoie finalement à une sorte de « fierté » obédientielle – parfaitement hors de propos – et non pas au fond du Rite lui-même : en fait, on se trompe d’objectif et de référence. Ajoutons que, dans beaucoup de cas, cette incompréhension générale est alimentée par une solide ignorance des antécédents historiques, des sources intellectuelles et de l’état originel du Rite en question…

    Le vrai questionnement pourrait cependant être d’une nature plus intéressante : où est le « Rite originel » ? En vérité, il semble bien que cette question n’ait tout simplement pas de réponse.

    Quoi qu’il en soit, la Loge Nationale Française (LNF) a formulé dès sa fondation – en partie due à cette guerre des Rites dans d‘autres milieux obédientiels – sa façon d’envisager ce problème. Dans la Charte de la maçonnerie traditionnelle libre, adopte en 1969, le Titre IX  l’énonce sans ambiguïté : 

    « Les Maçons Traditionnels Libres constatent que le pluralisme des rites est désormais une réalité maçonnique qui doit être admise. Ils affirment qu’à travers ce pluralisme des rites une recherche initiatique méthodique et prudente doit permettre de retrouver l’essence traditionnelle de la Maçonnerie. Les rites ne s’excluent pas, ils se complètent. Ils doivent cependant conserver tous leur plus grande pureté ainsi que leurs traditions et usages propres. Un Maçon peut pratiquer plusieurs rites mais il faut dans ce cas qu’il s’abstienne soigneusement de les mêler par ignorance ou par un désir irréfléchi de bien faire.

    Les Maçons Traditionnels Libres font choix à ce jour de trois rites :

    • Le Rite Français Traditionnel (Rite Moderne Français Rétabli, issu de la Grande Loge de 1717).
    • Le Rite Écossais Rectifié (issu en 1778 et 1782 de la Stricte Observance).
    • Le Rite Anglais Style " Émulation " (issu en Angleterre de l’Union de 1813).

    Ils estiment que la réunion de ces trois systèmes, égaux en intérêt et en valeur initiatique, a de fortes chances de rassembler la quasi totalité de la tradition maçonnique et que tous les autres systèmes sont composés des mêmes éléments, parfois avec moins de cohérence. »

    La formulation est claire, elle se suffit à elle-même, et la pratique constante de la LNF lui a donné tout son sens depuis l’origine : il n’existe au sein de la LNF aucun Rite privilégié, aucun n’est déclaré supérieur ou plus important qu’un autre, nul n’est désigné comme une voie préférable dans le cheminement maçonnique et, naturellement, aucun des trois Rite de la Fédération n’a de prétention à être l’exclusif détenteur des « secrets les plus intéressants » [1]. On ne compare entre eux ces Rites ni pour les classer, ni pour les confronter, et certainement pas pour les opposer : la métaphore de la lumière blanche dispersée en raies spectrales est ici « éclairante », si l’on peut dire.  C’est à une sorte de synthèse, au contraire, qu’on aspire, mais pas à n’importe quelle synthèse, et pas à n’importe quel prix. Ce dernier point doit aussi être souligné.

    Tableau généalogique des Grands Prieurés du RER en France

    depuis le XVIIIème siècle

    Synthèse n’est pas syncrétisme, on le sait. A l’époque contemporaine, souvent avec la meilleure intention du monde, des essais de construction d’un Rite maçonnique unique rassemblant les éléments jugés les plus forts, les plus riches ou les plus marquants de tous les Rites connus, ont été parfois tentés, avec plus ou moins de bonheur, de méthode et de savoir [2]. Il ne nous appartient pas de juger des résultats obtenus et moins encore de méconnaitre le réel profit qu’on pu en retirer des francs-maçons sincères. Il reste que ce n’est pas la voie choisie par les fondateurs de la LNF – qui furent pourtant des érudits maçonniques –  et pas davantage par leurs successeurs. Le lieu n’est pas ici d’examiner en détail le sujet mais on peut, en étudiant l’histoire des Rites et des rituels, suggérer avec assez de vraisemblance qu’il fut, en ce domaine, une époque féconde et fondatrice – principalement au XVIIIème siècle –  où les « fondamentaux rituels » de la franc-maçonnerie ont été posés, sur un terrain alors vierge ou encore peu occupé, et que l’intention initiale qui a présidé à ces élaborations anciennes était assez claire dans l’esprit des concepteurs [3] pour qu’une certaine cohérence ait été garantie. C’est cette cohérence d’origine qu’il s’agit de préserver : le meilleur moyen pour y parvenir, le plus simple en tout cas, est de ne pas réécrire inconsidérément les textes.

    Une telle option a cependant des conséquences pratiques dont il faut être conscient. La première est que l’on trouvera, au détour de nombreux rituels, des formulations, voire des affirmations, qui pourront susciter de nos jours une certaine réserve voire une réelle hostilité car, en de nombreux domaines et notamment ceux touchant aux conceptions éthiques et à la morale sociale, les conceptions ont parfois beaucoup évolué. D’une façon générale, au lieu de procéder par facilité à la « correction » du texte, il faudra toujours s’efforcer de le contextualiser et donc, nécessairement, de le relativiser parfois. Ce travail, qui conduit inévitablement à une certaine distance critique, a le double avantage de rappeler que les textes maçonniques – même si on a décidé de ne pas « y toucher » – ne sont en rien des texte sacrés mais des œuvres humaines et, d’autre part, de souligner que la franc-maçonnerie dans son ensemble ne peut être réellement appréhendée et comprise sans contresens majeur que si on rapporte ses structures et ses enseignements essentiels aux idées et aux conceptions qui prévalaient à l’époque de sa création. Travail sans doute un peu exigeant mais qui protégera aussi le franc-maçon sincère et sérieux, comme la LNF voudrait en former, contre la tentation du « délire symbolico-maniaque » que l’on rencontre si souvent en maçonnerie.


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    Grand Temple de la GLUA, à Londres

     

    Mais alors, où se situe la possible unité des Rites et comment pourrait-elle se formuler ? Il semble qu’on touche ici à l’un des aspects du fameux « secret maçonnique ». La franc-maçonnerie offre à ses adeptes une méthode, des emblèmes et des allégories, des textes d’instruction et un cheminement symboliquement balisé par des grades. Il appartient à chacun d’en faire son profit – ou de n’en faire aucun, ce qui n’est pas très grave. Et si, d’aventure, un franc-maçon ayant parcouru divers systèmes maçonniques y parvient, c’est encore dans le secret de son cœur, au fond de lui-même, qu’une éventuelle synthèse pourra s’opérer et que, du même coup, se révéleront à lui les significations qu’il pourra juger vraiment fondamentales dans la démarche maçonnique, tous Rites confondus. Ajoutons, pour tout compliquer – ou pour tout simplifier, comme on le voudra  – qu’un tel but peut sans aucun doute être atteint en ne s’attachant qu’à un seul Rite ! Nos Frères anglais ont depuis longtemps résolu ce problème en pratiquant tous indistinctement en loge bleue le même Rite - à des variantes infimes près -, que nous appelons (mal !) le "Rite" Emulation...réservant pour les hauts grades (Side Degrees), une variété de formes et une diversité d'inspiration dont on n'a pas vraiment idée en France...

    L’essentiel est de rester à l’écoute, de ne sous-estimer personne, de juger moins encore, et de faire son travail. Avec le temps, si l’on sait être constant et sincère, le reste sera donné par surcroît…



    [1] Pour reprendre une expression plaisante, fréquemment rencontrée dans divers rituels maçonniques au XVIIIème siècle…

    [2] Pour parler en termes concrets, on peut mentionner le Rite Opératif de Salomon, né au Grand Orient de France (loge Les hommes) et pratiqué au sein de l’OITAR, nous l’avons dit, mais aussi les diverses formes du Rite de Memphis-Misraïm pour les grades bleus, considérablement remaniés par Robert Ambelain dans les années 1960, en empruntant à des Rites divers et s’éloignant ainsi des sources textuelles du Rite au XIXème siècle.

    [3] Même si, précisément de nos jours, elle ne nous apparaît plus nécessairement dans toute sa force…

  • Faut-il mériter un grade ?

    Une question intéressante, qui donne lieu à des interprétations et des pratiques variées au sein des obédiences maçonniques en France, concerne les qualifications que l’on peut ou doit exiger d’un Frère ou d'une Soeur pour être promu(e) à un grade nouveau, a fortiori s’il s’agit des hauts grades qui font approcher du terme de la « carrière ». Schématiquement deux conceptions s’opposent.

    1. La première, qui prévaut largement en France, est qu’un grade s’obtient au mérite. Entendons par là qu’un Frère ou une Soeur, éprouvé(e) quelques années – parfois de (trop) longues années – dans le dernier grade reçu, doit montrer par son assiduité, sa fidélité à sa loge ou à son chapitre, mais aussi par les travaux philosophiques ou symboliques  présentés, qu’il (elle) a su assimiler les enseignements de ce grade et que par conséquent, au terme d’un cheminement suffisant et confirmé, on peut accorder le bénéfice d’un grade nouveau comme une sorte de récompense de son travail et de son implication.

    Une telle vision des choses peut sembler a priori assez raisonnable et se justifie par le souhait de ne promouvoir que des candidats sérieux et conscients des efforts nécessaires pour tirer des enseignements de la franc-maçonnerie tout le bénéfice qu’ils peuvent en attendre. C’est aussi d'eux qu’on peut espérer le plus de dévouement envers leur loge, pour le bénéfice de tous.

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    Le bachotage maçonnique suscite à son tour une littérature florissante

    En revanche, il existe plus d’un revers à la médaille. Le premier est que l’espérance d’un grade comme une récompense que l’on doit mériter peut engendrer un état d’esprit sinon « carriériste », du moins opportuniste ou en tout cas conformiste. Si en dépit du temps passé, et malgré des efforts « méritoires », rien ne vient, c’est aussi le découragement, voire l’amertume qui menacent. On en connait de nombreux exemples : personne ne gagne rien à cette stratégie un peu puérile. En outre, dans certains milieux obédientiels et certains Rites, cette procédure permet parfois d’exercer des pressions sur les Frères et les Soeurs ou, à tout le moins, d’obtenir leur docilité pour servir d’autres intérêts que les leurs…et que ceux la franc-maçonnerie, disons-le clairement ! Il ne s’agit nullement, en l’occurrence, de quoi que ce soit de répréhensible ou de malhonnête, cela va sans dire, mais il faut savoir qu’un certain pouvoir régnant sur des systèmes de hauts grades se maintient parfois ainsi : tragique illusion d’une autorité mondaine dans un domaine où l’on devrait être conscient – surtout quand on est un « haut initié » – que les dignités ne sont que formelles et purement symboliques.

    2. Dans une vision très anglo-saxonne, la Loge Nationale Française (LNF) a couramment adopté une autre pratique.  Elle s’inspire du reste des usages fort répandus dans la première maçonnerie française, celle du milieu du XVIIIème siècle : les grades ne se "méritent" pas, ils s’obtiennent plutôt sans effort majeur pour peu que l’on soit raisonnablement assidu et manifestement de bonne volonté. Il n’est généralement pas nécessaire pour y accéder d’attendre de nombreuses années – sauf cas d’espèce – ni de produire d’innombrables travaux en loge ou d’être soumis à l’examen de multiples commissions – toutes procédures ailleurs très communes. En revanche, lorsque des grades sont donnés à un Frère, il appartient alors à celui qui les reçoit de les étudier, pendant des années s’il le faut, pour s’en approprier le contenu initiatique. Il vaut mieux, après tout, entamer au plus tôt ce travail que de se trouver en mesure de le commencer à un âge où l’on devrait déjà songer à en tirer les conclusions !

    Dès les premiers temps de son initiation, un Frère est informé de l’existence des hauts grades et ceux qui en sont titulaires ne lui pas inconnus et n’en font pas plus de mystère qu’ils n’en tirent de vaine gloire. On dit aussi à tout Apprenti que le terme désirable de son parcours, en quelques années, sera de pouvoir, à son tour, contempler les cimes symboliques de son Rite et que c’est même tout le bonheur qu’on lui souhaite. Tout au long du chemin, ce sont des outils qu’on lui procure, des marques de confiance qu’on lui témoigne.

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    Un franc-maçon américain peut espérer gravir

    cette impressionnante échelle

    en quelques semaine ou mois, et sans la moindre planche...

    Cette relative facilité d’accès aux différents grades – et notamment aux plus hauts d’entre eux – choque parfois les conceptions maçonniques qui prévalent en France et peut même être jugée par certains francs-maçons comme dénotant un laxisme regrettable, voire  une sorte de coupable « braderie » des grades maçonniques !  Il faut ici rappeler que dans une maçonnerie tout à fait "régulière", celle des USA, on peut aujourd'hui recevoir les trois premiers grades en une matinée ('One-Day Class") et gravir jusqu'au 32ème "degré" du REAA en un weekend ! Dira-t-on qu'il s'agit de folies américaines ? C'est pourtant bien aux Etats-Unis que certains recherchent aujourd'hui frénétiquement la sacro-sainte "reconnaissance". Mais c'est là, admettons-le, un autre sujet. Encore que...

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    Devenir (Maître) Maçon en une journée !

    Une pratique habituelle aux USA...

    S'agissant de la très sage Angleterre, elle n'est d'ailleurs pas en reste : sur chaque convocation de sa loge bleue, un maçon anglais est informé que pour parvenir à "l'Ordre Suprême du Saint Arc Royal de Jérusalem" [1], il suffit d'en faire la demande et d'avoir au moins...un mois d'ancienneté dans le grade de maître ! Avec un humour tout britannique, le site officiel du Suprême Grand Chapitre d'Angleterre précise que si un Frère ne sait à qui s'adresser à ce sujet, il pourra identifier les membres de l'Arc Royal à la médaille spécifique qu'ils portent en loge, et qu'ils seront ravis ("They will be delighted") de transmettre leur demande...

    On peut évidemment comprendre les critiques françaises de ces usages, et elles témoignent sans doute du moins veut-on le croire d’un sincère respect pour la franc-maçonnerie, mais on peut aussi à bon droit ne pas du tout les partager.

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    Le Saint Arc Royal de Jérusalem :

    "la racine, le coeur et la moelle" de la franc-maçonnerie

    Un mois d'ancienneté dans le grade de Maître !

    Tout d’abord parce que ces dispositions ont permis à la LNF, depuis sa fondation, d’éviter tous les écueils mentionnés plus haut : pas d’angoisse de progression – ou de non-progression ! –, pas de bachotage maçonnique, pas davantage d’orgueil mal placé de la part des « hauts gradés », et enfin des organismes de hauts grades en harmonie avec les loges bleues, animés par des Frères uniquement préoccupés de transmettre et de partager, non de conserver et de retenir, moins encore de régir et de dominer.

    Mais il y a dans ce choix un bénéfice bien plus fondamental, car le point majeur est le suivant : sachant que tous les secrets maçonniques sont de Polichinelle, ayant tous été publiés depuis plus de deux siècles, que chacun peut se les procurer pour quelques euros dans toutes les bonnes librairies ou même simplement sur Internet, l’essentiel n’est plus vraiment de protéger des enseignements et des rituels qui possèdent un caractère pratiquement public. On peut ici utilement recourir, une fois n'est pas coutume, à une distinction sur laquelle a beaucoup et judicieusement insisté René Guénon : celle qui existe entre "l’initiation virtuelle" et "l’initiation effective". Pour le dire simplement et en quelques mots, une cérémonie maçonnique ne fait que conférer la possibilité de découvrir et d’intégrer un jour le contenu initiatique d’un grade, c’est l’initiation virtuelle. L’initiation effective, que nul ne peut prétendre atteindre, est le but de la quête, le terme espéré du travail maçonnique et ne se révélera que dans le cœur de l’initié qui lui seul, un jour peut-être, le saura : nul autre que lui ne peut en être juge. Sa propre conscience sera toujours, en l’espèce, un tribunal infaillible.

    A la LNF, quel que soit son Rite d’appartenance, un Frère qui respecte ses engagements normaux à l’égard de sa loge peut espérer, dans un temps raisonnable, de l’ordre de quelques années à peine, gravir tous les échelons de ce Rite. Mais, parvenu au « sommet », il  aura souvent entendu dire qu’il ne possède aucun grade et que nul franc-maçon, si savant soit-il, n’en possède jamais aucun, au demeurant. Mais que chacun doit espérer être un jour « possédé »  – au sens positif et non démoniaque du terme, on s’en doute – par les grades qui lui ont été confiés, dont les portes lui ont été ouvertes, dont l’expérience concrète lui a été permise.

    On objecte parfois qu’une telle pratique fait courir le risque de donner des grades à des Frères (ou des Soeurs) qui n’en feront rien, n’étant pas « qualifiés », depuis le début, pour les recevoir. Certes, ce risque existe, mais la méthode classique en France, faite de longues attentes et d’examens scolaires sans compter beaucoup de sage obéissance , offre-t-elle vraiment de meilleures garanties ? L’expérience permet  honnêtement d’en douter…

    Au pire, on rencontrera sans doute des maçons qui ne comprendront jamais rien d’essentiel à la maçonnerie : ce genre d’erreur est en effet possible mais finalement de peu de conséquence. La franc-maçonnerie a certainement connu cela depuis ses origines et elle ne s’en est pas moins bien portée, au point qu’elle est parvenue jusqu’à nous saine et sauve, semble-t-il ! Le plus grave n’est donc pas de « donner des perles aux pourceaux » pour reprendre la rude expression évangélique, ce serait plutôt, comme on le disait joliment au XVIIIème siècle, de ne pas répondre à un « vray désir ».

    Il faut toujours donner sa chance à la franc-maçonnerie et, aussi souvent que possible, laisser la leur aux francs-maçons…

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    [1] Un grade dont le contenu "ésotérique" s'apparente fortement aux 13ème et 14ème grades du REAA, au IIème Ordre du Rite Français, ou encore au Maître Ecossais de Saint André du RER. Tout sauf un grade mineur, le voit...