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Rites - Page 12

  • Epreuves élémentaires ou baptêmes successifs ? (3)

    4. Les épreuves par les quatre éléments : une innovation du XIXème siècle.- Après avoir évoqué l’apparition des épreuves de l’eau du feu, et leur source évangélique évidente, dans le troisième tiers du XVIIIème siècle, la question demeure donc posée : quand les quatre épreuves élémentaires furent-elles introduites dans les rituels maçonniques ?

    Disons à nouveau qu’on n’en trouve aucune trace dans les rituels du XVIIIème siècle – et pas davantage dans aucun rituel contemporain de la maçonnerie britannique ou américaine, il faut le répéter. Serait-ce au REAA qu’on les doit, comme on le croit souvent ? Nullement. Dans le plus ancien rituel de ce Rite pour les grades bleus, texte écrit tardivement puis que remontant au plus tôt à 1804, et rédigé à partir de sources à la fois françaises (Régulateur du maçon et Rite Ecossais Philosophique) et britanniques (Three Distinct Knocks – Les Trois Coups Distincst - 1760), le Guide des maçons écossais, ces épreuves sont absentes.

    Dans les rituels du jeune REAA entre 1829 et 1843, on voit apparaitre la séquence : air, eau et feu – mais la terre, généralement associée, par la suite, au séjour dans le cabinet de réflexion, semble absente. [1]

    A ce jour, dans l’état de la documentation qui nous est parvenue, le rituel maçonnique le plus ancien qui expose sans ambiguïté les épreuves élémentaires est celui du grade d’Apprenti  du Rite de Misraïm, daté de 1820, repris presque à l’identique, avec quelques variantes mineures, mais cette fois sous forme imprimée, par le Rite de Memphis[2], concurrent du précédent, en 1838.[3]

    Une première constatation s’impose donc : le premier Rite maçonnique qui ait fait usage des quatre éléments (et non plus seulement de deux) dans une procédure rituelle, est un Rite… « égyptien » ! Je reviendrai plus loin sur ce point surprenant mais, je crois, révélateur.

     

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    Initiation maçonnique (huile sur toile - début XIXème siècle)

    L'irruption du thème des "éléments" dans le rituel maçonnique


    Puisque c’est la source à laquelle, finalement, puiseront tous les rituels postérieurs, il est sans doute utile d’en rappeler les principaux passages :

    Lorsque l’Expert est envoyé au près du candidat pour le conduire dans la loge, le Vénérable lui adresse ces paroles :

    « Mon  F.:, c’est à vous qu’est confiée l’auguste fonction de soumettre le néophyte aux épreuves physiques, de le diriger dans les voyages mystérieuses, de le faire passer par les quatre éléments qu’il doit traverser avant de parvenir à la porte du Temple. »

    Plus loin le Vénérable ajoute :

    « Retournez auprès du néophyte, tirez-le du sein de la terre et des ombres de la mort : livre-le au F.: Terrible qui lui fera faire le premier voyage mystérieux et lui fera traverser le deuxième élément matériel et venez ensuite nous rendre compte de ce premier voyage. »

    […]

    « Le F.: Terrible lui fait faire le premier voyage qui doit avoir lieu en silence, il le conduit au Réservoir du 2ème élément et lui fait traverser l’eau dans laquelle ses chaines [préalablement placées aux pieds et aux mains du candidat] doivent rester. »

    L’Expert dit alors au candidat :

    « Le lieu dans lequel on vous a enfermé représente le sein de la Terre, le lieu d’où tout sort où tout doit retourner. Vous y avez trouvé toutes les images de la Mort pour vous rappeler que l’homme qui vente entrer parmi nous doit probablement mourir aux vices, aux erreurs et aux préjugés du vulgaire […] la Chaine de métal qui vous liait encore lorsque vous avez commencé et que vous avez  en traversant les eaux, sont autant d’emblèmes […] »

    Le Vénérable ajoute :

    « Veuillez, F.: Expert, par vos soins obligeants, lui faire faire le 2ème voyage dans lequel il doit passer par le premier élément pur (le Feu). […] »

    L’Expert dit encore :

    « Le candidat a pénétré dans le troisième élément [après la terre et l’eau, c’est le feu], il en est sorti purifié, il a épuisé la coupe d’amertume et il persiste dans sa résolution.
    Le Vén.: dit : puisqu’il persiste dans sa résolution, veuillez mon Frère, lui faire faire le troisième tour de roue, afin qu’il achève sa purification dans le second des éléments purs. Vous l’abandonnez ensuite à lui-même afin que le Tout-Puissant le conduise et que sa Volonté s’accomplisse.

    L’Exp.: sort et va faire exécuter le troisième voyage pendant lequel le néophyte parcourt la région de l’Air, au milieu de la foudre, des éclairs, de la grêle et des autres météores. A l’orage le plus épouvantable succède le calme le plus profond, après lequel l’Expert dit au néophyte :

    N…, tu es sorti vainqueur des quatre éléments, je t’abandonne à toi-même. Poursuis seul ta route et si tu en as le courage et la ferme volonté, que la Tout-Puissant te conduira, je l’espère où tu dois arriver. »

    On observera au passage, sans s’étendre plus avant sur cette modalité rituelle, que les voyages et les épreuves se font à l’extérieur du Temple et que le candidat y est présenté seulement ensuite. Lorsqu’il frappe à la porte, l’Expert dira pour lui, afin d’obtenir son entrée :

    «  Il a renoncé au siècle il a pénétré dans le sein de la terre et dans le séjour de la mort, il a parcouru les sentiers de la vie, ayant été purifié par l’eau, par le feu et par l’air, il en est sorti délivré des liens des préjugés et des souillures du vice. »

    Ce rituel est donc la première attestation, le modèle et la source de tous ceux qui, à sa suite, intégreront selon des modalités diverses les « épreuves élémentaires » à la cérémonie d’initiation d’un Apprenti : c’était à Paris, en 1820…

    5. Postérité et diffusion des épreuves élémentaires dans les rituels maçonniques.- On sait que le Rite de Misraïm et celui de Memphis mèneront une vie chétive et languissante – émaillée de moments épiques, leurs dirigeants étant souvent haut en couleurs – jusqu’à disparaitre presque complètement dans le cours du XIXème siècle pour ne plus subsister qu’à l’état d’une maçonnerie marginale, devenue l’apanage des milieux occultistes – ce qui n’était pas le cas à l’origine  –  et ce jusqu’à nos jours.[4]Il faut surtout noter les rituels de Memphis, en 1863, après leur intégration au Grand Orient de France dont Marconis de Nègre était devenu un « dignitaire » – en réalité une sorte d’otage assez peu considéré. Les épreuves « extérieures » par les quatre éléments, quoique dans un ordre modifié (terre, puis air, eau et feu), y sont maintenues.

    marconis.gif

     Marconis de Nègre

    Or à  la même époque, au Grand Orient de France ces quatre épreuves sont toujours ignorées des rituels du Rite Français – lequel n’en connait traditionnellement que deux, de signification très différente nous l’avons vu. Le « Rituel Murat », en 1858, n’innovera pas en ce domaine. Quant à l’évolution – ou l’involution – que vont suivre les rituels entre 1887 (Rituel Amiable), 1907 (Rituel Blatin) et 1922 (Rituel Gérard) , elle fait si peu de place aux aspects symboliques que même les épreuves de l’eau et du feu y disparaitront, englouties par une logorrhée rationaliste ! Seule la première version du Rituel Groussier (1938-1955) réintroduira de façon optionnelle des éléments plus historiques, avec une « présentation facultative » des épreuves de l’eau et du feu…

    En revanche, entre 1896  et 1904, on trouve déjà à la GLDF des rituels qui font des quatre éléments un élément désormais familier du REAA – quoique sous des formes encore simples, et cette fois à l’intérieur de la loge de réception.

    En somme, l’histoire moderne des épreuves élémentaires, sur laquelle je ne m’étends pas ici,  est de peu d’intérêt : disons qu’elles ont fini par intégrer les REAA au point de paraître lui devoir leur origine, et même certaines formes du Rite Français quand, au cours de l’après-guerre, le rituels très dépouillés de ce Rite ont suscité de la part de Frères bien intentionnés, mais souvent peu avertis de l’histoire des rituels, des « emprunts » au REAA, considéré à tort ou à raison comme plus « substantiel » que le Rite Français issu des appauvrissements successifs qu’il avait subi dans la première moitié du XXème siècle. D’où la « contamination » de ces rituels par des usages qu’ignorait la maçonnerie française dans son ensemble au XVIIIème siècle – erreur qui ne fut évidemment pas commise par mon maître René Guilly lorsque, au milieu des années 1950, il entama le travail de restitution qui devait donner naissance au Rite Moderne Français Rétabli, dénommé depuis Rite Français Traditionnel.  

    Mais après ces longs et curieux détours, la question initiale, la seule qui nous intéresse, reste donc posée : pourquoi les épreuves élémentaires ne firent-elles leur apparition qu’au début des années 1820 au plus tôt ? Pourquoi dans un Rite « égyptien » ? A partir de quelle source d’inspiration ?

    C’est ici que nous allons retrouver Mozart, par un détour assez inattendu qui nous fera remonter dans le XVIIIème, mais en dehors de la franc-maçonnerie… (à suivre)



    [1] Analyse détaillée dans P. Noël, Le Guide des Maçons Ecossais, Paris, 2006, pp. 106-112.

    [2] Toulouse, Fonds Calvet, ms 1207.

    [3] Reproduit in S. Caillet, Arcanes et Rituels de la Maçonnerie égyptienne, Paris, 1994.

    [4] Je me permets ici de renvoyer à mon petit ouvrage Les Rites Maçonniques Egyptiens, Que sais-je ? n° 3931, PUF, 2012.

  • Epreuves élémentaires ou baptêmes successifs ? (1)

    1. Combien d’éléments dans la Flûte ? –  Mardi dernier, 20 août, l’émission Secrets d’histoire était donc consacrée à Mozart. Je reviendrai dans un post ultérieur sur ce qui fonde mon affirmation et peut justifier mon hypothèse relative à l’origine des épreuves sur les éléments dans les rituels maçonniques, quand on les rapproche de l'opéra de Mozart. Pour l’instant, je m’en tiens à un point préjudiciel : y a-t-il, oui ou non, quatre éléments dans le livret de la Flûte ? Certains semblent en douter. Comme toujours en histoire, retournons au texte.

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    On pourrait presque dire que tout est extraordinairement simple : il suffit de lire ! Voici ce qu’annonce le chœur des hommes en armure avant que Tamino ne s’engage vers l’initiation finale, sous la conduite de Pamina :

    « Der, welcher wander diese Strasse voll Beschwerden,
    Wird rein durch Feuer, Wasser, Luft und Erden ;
    Wenn er des Todes Schrecken überwinden kann,
    Schwingt er sich aus Erde Himmel an. »

    Soit en français :

    « Celui qui avancera sur cette route pleine d'obstacles
    sera purifié par le feu, l'eau, l'air et la terre ;
    S'il peut surmonter les frayeurs de la mort,
    Il s'élèvera de la terre jusqu'au ciel. »

    Tout est donc dit avant même que les choses ne s’accomplissent !

    Ce qui peut expliquer le doute de certains c’est le fait que, plus loin, la mise en scène de ces quatre éléments est moins évidente. Toutefois, le « candidat », conduit par Pamina qui partage son sort initiatique, s’étant engagé entre « deux énormes montagnes, une cascade sur l’une ; l’autre crache des flammes », est entrainé dans une épreuve en deux temps ainsi décrits par le livret :

    1. « Tamino et Pamina se tournent vers la montagne qui crache des flammes. Ils traversent le fracas du feu et le hurlement du vent
    2. « Ils se tournent vers l’autre montagne, descendant dans la cascade et en remontant quelques instants après. » 

     

    Il est donc clair que nous retrouvons ici au moins trois éléments sur quatre – et pas seulement deux, car le vent est évidemment destiné à souligner la furieuse présence de l’air. C’est donc la terre qui pose un petit problème. On ne voit quand se produit au juste « l’épreuve de la terre », si j’ose dire. Mais, soulignons-le au passage, n’est est-il pas de même de nos jours dans les Rites où l’initiation utilise les quatre éléments (essentiellement le REAA) ? On dit au candidat que c’est son séjour dans le cabinet de réflexion qui, symboliquement, représente sa descente dans les entrailles de la terre. Admettons…mais convenons aussi que ce n’est guère spectaculaire.

    C’est en fait un simple problème de mise en œuvre scénique : on peut allumer une flamme passagère, plonger la main d’un candidat dans l’eau ou l’en asperger – comme dans l’opéra de Mozart – mais le macule-t-on de terre ? Apparemment non.[1] Si l’épreuve de la terre est donc toujours assez immatérielle dans les rituels maçonniques, que dire d’un livret d’opéra, qui doit se soucier d’une certaine fluidité de l’action, éviter les lourdeurs scéniques et tenir compte des possibilités matérielles ! Un livret d’opéra n’est pas calibré comme un rituel…

    On pourrait éventuellement suggérer que la « terre » est représentée dans le livret par les « deux énormes montagnes ». En effet, qu’avait-on besoin de montagnes pour encadrer le feu, l’eau – et le vent ? Ces montagnes sont  après tout deux gigantesques masses de terre entre lesquelles l’initiation va se produire. J’admets que cela ne saute pas aux yeux, mais on ne voit d’abord guère d’autre solution. Sauf si l’on se trouve dans un temple, ou un lieu clos et sombre…

    Or, si l’on revient an arrière dans l’action, au moment où Papageno accompagne encore Tamino, ils sont accueillis puis laissés seuls dans un « hall » (Halle), disons une sorte de grande salle, où ils sont soumis à la consigne du silence, que Papageno va s’empresser d’enfreindre. Tandis que ce dernier se livre aux plaisirs de ce monde, Tamino est conduit vers une « voûte » où il retrouvera Pamina, et la porte qui y mène se referme sur lui. Papageno se retrouve donc reclus dans le premier lieu. Il réalise alors qu’il ne peut suivre Tamino. Le Premier Prêtre surgit et lui dit :

    « Mensch ! Du hättest verdient, aus immer in finsteren Klüften der Erde zu wandern. »

    « Homme : Tu aurais mérité d’errer éternellement dans les sombres entrailles de la terre. »

    Il finira d’ailleurs, comme le précise le livret, par disparaître dans le sol…

    zauberflote_a1_s3_color-711959.jpgLa clé que nous recherchons est donc peut-être là. Pour filer la métaphore maçonnique, je dirais que Papageno est « resté dans le cabinet de réflexion », qu’il n’a pas surmonté l’épreuve de la terre et que pour cette raison, comme le lui annonce le Premier Prêtre, il ne connaîtra « jamais les joies célestes des initiés ». Tamino, lui, ayant retrouvé Pamina, vole vers d’autres épreuves dont il triomphera aussi, nous l’avons vu.

    Il me semble en tout cas que cette question préliminaire est réglée : l’opéra de Mozart évoque bien les quatre éléments de la physique classique, empruntés plus tard par l’alchimie, et il le fait même – quoique peut-être involontairement – avec une dramaturgie étonnement proche de celle des rituels maçonniques en ce qui concerne les « quatre épreuves élémentaires » !

    Mais la question centrale se pose alors : d’où tout cela vient-il ? De la franc-maçonnerie ou bien d’ailleurs ? Où, quand et comment les rituels maçonniques l’ont-ils intégré ?

    C’est ici que notre recherche se corse un peu... (à suivre)

     

     



    [1] Sauf dans une version tardive des rituels du RER. Mais c’est là un tout autre sujet, sur lequel je reviendrai un jour ou l’autre.

  • L'initiation: définitions et problèmes (2)

     2. Le discours maçonnique sur l'initiation. - Face à tous ces apports des sciences humaines, le discours interne de la franc-maçonnerie à propos de l’initiation, tel qu’il est formulé notamment dans la littérature maçonnique – encore elle ! –, est le plus souvent d’une inquiétante pauvreté ou, quand il est plus subtil, d’une singulière distorsion. Il faut en effet y distinguer deux veines principales.

    La première, la plus navrante, est malheureusement la plus répandue. Elle tire ses références d’un discours élaboré au cours du XIXème siècle, très influencé par l’occultisme « fin de siècle », autour de ses pères fondateurs, Elpihas Lévi [1] et  Stanislas de Guaita [2], ainsi que de leurs épigones dont Papus [3] et Oswald Wirth [4] furent les plus connus. Il porte la marque d’une indigence philosophique impressionnante, d’une maîtrise à peu près inexistante de ses sources documentaires alléguées – comme la littérature hermético-kabbalistique du XVIème siècle –  et d’une confusion intellectuelle très datée, mêlant sans vergogne les ultimes échos d’une pensée magique venue de fort loin et les découvertes alors balbutiantes d’une science moderne encore incertaine : ses délires autour du magnétisme curatif ou d’une alchimie simpliste – en particulier chez Wirth – en sont les manifestations les plus caricaturales. Quelques décennies plus tard, portant ce mélange des genres et des savoirs au rang d’un des beaux-arts, le mouvement du New Age en assurera avec un indéniable succès commercial un relais efficace mais tout aussi intellectuellement inconsistant.


    Eliphas lévi, "Père de l'Occultisme" et franc-maçon si éphémère !

    La charge peut sembler sévère : elle est pourtant méritée et les effets constatés dans la vision de la « symbolique maçonnique » qui prévaut encore en France chez nombre de francs-maçons de nos jours, en est la meilleure preuve et la plus déplorable, à vrai dire. Cette médiocrité de vue, ce manque tragique de profondeur et cette pauvreté philosophique ont du reste beaucoup compté pour ternir gravement l’image de la franc-maçonnerie, aux yeux des cercles académiques et des milieux cultivés en France [5], surtout à une époque où elle était en outre engluée dans des combats  essentiellement politiques et fort peu « initiatiques ».

    Le drame est en fait la polysémie consternante qui s’attache à présent au mot « ésotérisme », pris d’une part comme une sorte de synonyme approximatif de l’initiation et du symbolisme, et d’autre part accolé à toutes les élucubrations finalement modernes qui, des éternels Templiers aux mystérieux Rose-Croix, en passant par les druides, les Druzes et les alchimistes, sans oublier la fameuse « science initiatique des bâtisseurs » sur fond de Nombre d’or, peuplent les rayons des libraires où la franc-maçonnerie voisine avec les boules de cristal et les OVNI, mais aussi, ce qui est plus grave, inspirent les « planches » qu’on entend trop souvent dans les loges de toutes les obédiences…

    Cela veut-il dire que tout soit à rejeter, indistinctement, dans ces exégèses souvent laborieuses ? Non, certes. Il y a ainsi quelques belles pages, élégantes et parfois mêmes touchantes chez Oswald Wirth, notamment [6]. La dimension humaine de l’initiation, l’effort sincère de libération morale et spirituelle dont elle peut témoigner, y sont parfois évoqués avec justesse. Mais le cruel défaut de toute base philosophique sérieuse qui donnerait consistance au discours, l’absence à peu près complète de perspective dans l’histoire des idées, l’étroite étanchéité d’une « pensée maçonnique » présentée comme un monde en soi, sans connexion avec les sciences humaines et ne reposant en fait sur aucune connaissance tant soit peu crédible de ses sources prétendues, rendent ces tentatives sans doute sympathiques mais tragiquement limitées.

    Il est cependant une autre veine du discours maçonnique relatif à l’initiation qui, au cours des cinquante dernières années, a connu une faveur grandissante auprès des francs-maçons. C’est celle que l’on trouve dans l’œuvre de René Guénon.


    René Guénon : un "héritage" maçonnique sous bénéfice d'inventaire...

     

    On a pu dire que son œuvre était « essentielle à l’intelligence du présent et de l’avenir » [7] mais cette affirmation, sans nuance et sa réplique, ne fait pas l’unanimité. Il n’est pas question d’envisager ici dans son ensemble une œuvre complexe, riche, foisonnante, dont l’approche est de toute façon recommandée et même indispensable à divers égards, pour quiconque s’intéresse à la notion de tradition et souhaite en éclairer son parcours maçonnique, notamment. Les écrits de Guénon dépassent de loin la seule franc-maçonnerie, son audience, justifiée par une envergure intellectuelle réelle, a franchi depuis longtemps les limites de la France et demeure appréciable plus d’un demi-siècle après sa mort, et sa pensée apparaît aujourd’hui volontiers comme  la seule base possible d’un discours spécifiquement maçonnique sur l’initiation. Il est certain que ses études sur ce sujet, réunies en deux précieux volumes [8], doivent être lues et méditées comme elles le méritent.

    Toutefois, même si l’on fait la part de l’excès – voire de la caricature – dans les dithyrambes de certains de ses continuateurs ou de ses disciples proclamés, certains des présupposés implicites de la théorie guénonienne de l’initiation soulèvent de réelles difficultés ou font au moins débat. Lui-même n’a pas clairement levé les ambigüités qui peuvent naître – et qui sont brièvement envisagées un peu plus loin – entre la voie initiatique et la voie religieuse notamment. En tout cas, sa définition de la franc-maçonnerie comme la seule voie encore vivante d’un possible ésotérisme du christianisme, et sa thèse selon laquelle le rattachement concomitant à un « exotérisme traditionnel » est alors nécessaire et ne peut, en l’occurrence, s’accomplir que dans le catholicisme, tout cela semble aujourd’hui à la fois abusif, contestable et terriblement daté.

    En un mot, pour un franc-maçon « de tradition » (voilà encore une expression profondément équivoque, dont on use et abuse, et sur laquelle il faudra revenir !), la pensée de Guénon peut mener sinon à tout du moins fort loin, mais à condition d’en sortir [9]

    3. Une expérience humaine. – Il reste que, au-delà des ces débats un peu théoriques, l’initiation maçonnique est pour la plupart des francs-maçons une expérience, un des aspects de leur vie. Elle se distingue d’une simple adhésion à une philosophie quelconque, va au-delà du seul débat intellectuel, et n’est pas non plus de l’ordre d’un engagement religieux. Toutefois, sur ces points, des équivoques subsistent et doivent être soulignées.

    S’agissant de l’aspect religieux, le risque d’une confusion quelconque est naturellement inexistant si l’on s’inscrit dans une certaine mouvance maçonnique française, à la fois laïque et souvent encore plutôt anticléricale, profondément agnostique voire athée militante mais il faut aussi mesurer que, dans une approche comme celle de la Loge Nationale Française (LNF), par exemple, qui accueille sans réticence les fondements chrétiens de la tradition maçonnique, la frontière entre la pratique maçonnique et la pratique religieuse proprement dite peu parfois être floue.

    La franc-maçonnerie anglaise, laquelle insiste pourtant avec force sur la nécessité pour tout franc-maçon de croire en Dieu, n’a jamais cessé de proclamer avec la même vigueur qu’elle n’est pas  et ne doit pas être « une religion ni un substitut de religion ». Une telle affirmation ne relève évidemment pas de l’hostilité envers la religion mais elle témoigne d’une possible confusion contre laquelle elle met précisément en garde. Du reste, les adversaires anglais de la franc-maçonnerie, au sein de diverses Eglises, n’ont pas manqué de la pointer : « Qu’est-ce qu’une institution où l’on dit des prières, où l’entretient des autels pour y prêter serment et ou l’on pratique des rituels ? » demandent-ils en substance.  Cela ne ressemble-t-il pas, en effet, à un culte ?


    Il est théoriquement facile de montrer en quoi la franc-maçonnerie n’est pas une religion : elle n’a pas de théologie, elle ne dispense pas de sacrements et ne promet pas le salut des âmes. Toutefois, en pratique, la question est plus complexe.

    Paradoxalement, dans une franc-maçonnerie qui affirme que certaines positions religieuses sont fondamentales – la croyance en Dieu et une adhésion globale à la tradition judéo-chrétienne, tant spirituelle et morale que scripturaire, pour aller à l’essentiel –, les domaines de l’initiation et de la religion, connexes et mutuellement éclairés, sont finalement bien distincts. En revanche, c’est dans un contexte culturel plus ou moins sécularisé, sinon fortement laïcisé, comme celui de la France depuis plus d’un siècle, que les problèmes sont les plus redoutables. On n’évoque pas ici le conflit possible – et même avéré – entre les deux mais au contraire, et d’une façon souvent implicite, subreptice et subtile, la mutation insensible de l’engagement et de la pratique maçonniques en une sorte de religion substituée qui ne dit pas son nom et ne s’avoue pas à elle-même.

    Il est en effet peu douteux que pour un certain nombre de francs-maçons réputés « ritualistes », « spiritualistes » ou encore « symbolistes » par ceux qui ne partagent pas cette tendance, la maçonnerie fournit aisément un cadre moral et rituel qui s’apparente incontestablement à une sorte de religion personnelle. Et même pour les autres, du reste, bien que laïques et « adogmatiques », leur attachement persistant aux coutumes et aux rites, au décorum et au vocabulaire, en un mot au monde culturel de la franc-maçonnerie, ne laisse d’interroger. Certains auteurs  –  comme B. Etienne, lui-même franc-maçon et spécialiste estimé du fait religieux – n’ont pas craint de l’affirmer haut et fort en écrivant par exemple que  si la franc-maçonnerie « fait usage de symboles, de rites et de mythes » [10] qu’elle articule et met en œuvre, elle adopte du même coup certains traits d’une communauté religieuse, notamment par la fonction de reliance (religio, religare = relier) qu’elle exerce ainsi dans le domaine moral et spirituel sur tous ceux qui s’y reconnaissent.

    Comment, en fin de compte, qualifier et situer l’initiation maçonnique dans la vie de l’esprit, de la psyché, de l’âme ? Quel but lui assigner ? Quel statut lui accorder ? Quel accomplissement en attendre ?

    Plutôt que de répondre à ces questions redoutables – parce que trop simples –, il est peut-être préférable, du moins dans un premier temps, de s’en tenir à un point de vue plus modestement phénoménologique et de répondre à l’interrogation suivante : comment la franc-maçonnerie  « fonctionne-elle » ?

    En dehors des cérémonies où se transmet théoriquement – ou potentiellement – l’initiation, et qui sont des moments de la vie maçonnique, dans la durée plus longue, une loge est classiquement aussi appelée un « atelier ». C’est donc là que s’accomplit l’œuvre maçonnique. Et celle-ci est avant tout le produit d’un travail conduit selon une certaine méthode.



    [1 ] Dogme et rituel de haute magie (18xx).

    [2] Clé de la magie noire (1897)

    [3] Traité méthodique de science occulte (1891)

    [4] Les Mystères de l’Art Royal (1932), La franc-maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes, 3 vol. (à partir de 1894).

    [5] Alors qu’aux siècles précédents, ils en constituaient l’élite.

    [6] On pourrait en dire autant de certains auteurs secondaires, comme Edouard Plantagenêt par exemple, aujourd’hui injustement oublié (Causeries initiatiques, 3 vol. 1929-1931). On préfèrera, en revanche, oublier J. Boucher...

    [7] J. Baylot,  « Guénon Maçon ? », Planète Plus, 15, 1970, p. 121-123.

    [8] Etudes sur la franc-maçonnerie et le compagnonnage, 2 vol., Paris, 1964-1965.

    [9] Pour une lecture à la fois compréhensive et critique de la somme guénonienne, la meilleure introduction récente semble être le précieux petit livre de J.-P. Laurant, René Guénon, les enjeux d‘une lecture, Paris, 2006.  On peut y ajouter la belle et malicieuse préface de R. Amadou à la réédition d’un des ouvrages majeurs de R. Guénon, Le symbolisme de la Croix, Paris, 10/18, 1970. Pour un accès plus en profondeur, on ne peut que recommander le Dictionnaire de René Guénon, J.-M. Vivenza, 2002 et, du même auteur - ce qui peut surprendre en raison de sa verve critique -, l'impitoyable et stimulant René Guénon et le Rite Ecossais Rectifié, Cannes, 2007.

    [10] Cf. notamment son très utile ouvrage L’initiation, Paris, 2002, dont la lecture, agréable et enrichissante, devrait s’imposer à tous, même si on peut ne pas en partager toutes les thèses.